Les Grecs par Asimov

Les Grecs protégeant le pont de Darius, John Steeple Davis
Les Grecs protégeant le pont de Darius, John Steeple Davis

L’Histoire est une histoire sans fin. Dès ses premiers jours ou presque, l’épopée grecque fut une bataille entre l’Europe et l’Asie, entre les hommes vivant d’un côté de la mer d’Égée et ceux vivant de l’autre côté. Il y eut la Grèce et Troie, la Grèce et la Perse, la Grèce et l’Empire ottoman, et cela continue.
I. Asimov


La Grèce fut le berceau de l’Occident : Rome s’est nourrie de son lait, et Rome a dominé l’Occident pendant des siècles. Elle a été le puits de bien des choses : le rationalisme (ou plus précisément : l’abstraction), l’esprit démocratique (à ne pas confondre avec le système démocratique stricto sensu : les républiques ne sont pas toujours plus démocrates que les monarchies), un certain classicisme des formes de l’art, et quantité d’avancées mathématiques, médicales, scientifiques. La moitié de notre vocabulaire y trouve son origine : à ce propos, ce n’est pas inutilement qu’Asimov rappelle au lecteur l’origine de certains mots, solécisme, sybarite (les habitants de Sybaris apprenaient à danser à leurs chevaux pour que leurs défilés soient plus admirables !), obélisque, ostracisme. Mais si la Grèce fut le berceau de l’Occident, elle en fut aussi la barrière contre les agressions régulières des grandes civilisations orientales. Elle paraît le dernier bastion avancé de notre monde avant les grandes terres qui s’étendent jusqu’à l’Inde, et forment décidément un autre monde. Histoire essentielle, donc, que celle de la Grèce, histoire capitale, histoire riche d’enseignements : ce n’est pas pour rien qu’Asimov la dédicaça, — modestement —, à John Fitzgerald Kennedy, 35è président des États-Unis.

On dit de l’Europe qu’elle est le Vieux Continent ; certes, on en éprouve le poids des ans à la lecture de l’histoire grecque, ancienne comme le monde, si ancienne qu’elle finit par se perdre entièrement dans les mémoires — en ces abysses du temps où le fait devient légende, et la légende même une poésie mythologique. Thésée ne serait ainsi que l’incarnation de la rébellion des Grecs du continent contre le joug crétois, à la fin de l’ère minoenne (3000 – 1400). Jason, le lointain rappel de la première intrusion des Grecs en mer Noire, et la guerre de Troie le souvenir d’une grande guerre entre les deux rives opposées de la mer Égée, sous l’ère mycénienne (1400 – 1100). Un élément que relève Asimov pertinemment, c’est que dès les temps les plus reculés, une langue commune semble avoir réuni les peuplades de ce qui forme à peu près la Grèce actuelle : de là une unité très tôt ressentie, et réelle. « Une langue commune, écrit-il, est toujours quelque chose d’important, car elle permet à des groupes, si différents soient-ils sous d’autres aspects, de communiquer. Elle leur donne une littérature et une compréhension réciproque de leurs traditions. Ainsi partagent-ils un héritage similaire et sentent-ils une parenté naturelle. » On ne tire jamais de leçons inutiles de l’histoire de la Grèce.

La conquête du Péloponnèse par les Doriens, vers 1100 av. J.-C., marque le début de l’âge du fer : âge d’Homère et d’Hésiode. Les historiens divisent ensuite traditionnellement l’histoire de la Grèce en différentes périodes, dont trois d’entre elles auront, pendant quelques siècles, mérité l’attention du monde entier : les périodes archaïque, classique et hellénique.

La période archaïque, qui s’étend de 776 av. J.-C. (date supposée des premiers jeux olympiques) à 480 av. J.-C. (terme des guerres médiques avec la bataille de Platées), voit l’émergence d’Athènes et de Sparte, et la colonisation du pourtour méditerranéen (Sicile, Égypte, côte orientale de la mer Égée) ; ses grands hommes s’appellent Solon, Dracon, Pisistrate, Thalès et Pythagore, Héraclite, Cimon. C’est l’époque de l’invasion perse et de la résistance héroïque des Grecs à Marathon (« la bataille de Marathon, écrit Asimov, a toujours, en effet, frappé l’imagination du monde. C’était, une fois encore, la victoire de David contre Goliath. Et pour la première fois, semblait-il, une bataille avait été livrée dont dépendait notre mode de vie moderne »), mais aussi à Salamine (Thémistocle) et aux Thermopyles (Léonidas) ; époque glorieuse de la ligue de Délos, racontée par Hérodote dans sa fameuse Enquête. C’est également à ce moment de son histoire qu’Athènes choisit la démocratie contre la tyrannie : « pour cette seule raison, note Asimov, elle mérite la gratitude éternelle du monde moderne. » On s’étouffe en lisant cela : trois pages plus loin, l’auteur raconte l’histoire de cet homme à qui Aristide le Juste, menacé d’ostracisme, demandait pour quel nom il devait voter : « Aristide le Juste », répondit l’homme qui ne l’avait pas reconnu. « Pourquoi ? — Pour rien, seulement parce que je suis las d’entendre tout le monde l’appeler Aristide le Juste. » Et vive la démocratie !

La période classique, courant de 480 à 323 av. J.-C., fut peut-être celle ayant le plus fasciné l’imaginaire occidental. Ce sont le siècle de Périclès, la construction des Longs Murs et du Parthénon, les guerres du Péloponnèse (superbement narrées par l’historien Thucydide) ; ce sont les tragédiens Eschyle, Sophocle, Euripide ; et il faut bien sûr citer Aristophane, Hippocrate et Démocrite. Cependant le vaste conflit opposant Athènes à Lacédémone s’éternise : « Dix ans de larmes et de sang n’avaient rien apporté de significatif à Sparte et à Athènes, et mis toute la Grèce sur le chemin de la ruine. » La bataille d’Aigos Potamos, enfin, assoit la domination de Sparte : les Athéniens n’ont plus d’hommes, plus d’or, plus de flotte ; « leur volonté de résister, même, était épuisée. » Sparte, maîtresse de la péninsule, impose un système d’oligarchies : Critias et les Trente Tyrans règnent sur Athènes. Mais la domination de Sparte n’est que de courte durée : elle se heurte au thébain Épaminondas et décroît rapidement. Agésilas, qui après les Dix Milles eut l’idée de conquérir la Perse, a été témoin et de la chute d’Athènes, et de celle de Lacédémone : « Dans sa jeunesse, il avait vu Athènes à son apogée, sous Périclès. Il avait vu Sparte battre Athènes et atteindre elle-même le faîte de la puissance. Il l’avait vue dégringoler de ce sommet en une seule bataille et il s’était battu dix ans pour empêcher sa destruction totale. » De quoi nourrir bien des réflexions !

J’évoquais tout à l’heure de grands noms : de plus grands encore ont vécu à l’époque classique : Socrate (« je sais que je ne sais rien »), Platon (le monde des idées), Aristote (le précepteur d’Alexandre) ; puis Zénon, Diogène, Épicure. L’influence de Platon et d’Aristote, surtout, a été le point de départ d’une dualité philosophique qui n’aura cessé d’agiter la pensée occidentale : leur importance est immense. Cependant la Grèce décline. La bataille de Chéronée, en 338 av. J.-C., constitue le début de l’hégémonie macédonienne. Les philippiques de Démosthène auront été vaines : le fils de Philippe de Macédoine, Alexandre que l’histoire retiendra à jamais sous le nom d’Alexandre le Grand, achève le travail de son père et poursuit ses conquêtes jusqu’aux rives de l’Indus. « Philippe fut un des rares hommes remarquables de l’histoire qui eût un fils encore plus remarquable. » Lors de l’agonie d’Alexandre, tous les généraux se précipitent à son chevet et lui demandent qui devra lui succéder : « le plus fort ! » répond-il, avant de rendre son dernier soupir. « La merveilleuse période hellénique, conclut Asimov, qui avait commencé en 776 av. J.-C. et pendant laquelle les yeux de l’histoire s’étaient fixés sur la petite Grèce, arriva à sa fin. L’année 323 av. J.-C., année de la mort d’Alexandre, est généralement celle choisie pour en marquer le terme. »

Évidemment, j’oublie bien des noms et des événements (la malédiction des Alcméonides, l’institution de l’ostracisme, etc.), et ne fais là qu’un grossier résumé de l’ouvrage assez volumineux d’Asimov — écrit dans le même ton que ceux consacrés à l’histoire de Rome. De la période hellénistique, je ne citerai qu’Archimède, au passage : personnage étonnant que Jean Bertheroy, dans Les Vierges de Syracuse, évoque avec une poésie incomparable… La prise de Syracuse par les Romains, en 211 av. J.-C., marque la fin de la Grande Grèce : après, c’est une autre histoire. J’avoue n’avoir pas achevé ma lecture des Grecs : lassitude, après La République romaine et L’Empire romain ; écœurement, aussi, du triste et lent déclin de ce petit bout de terre qui fut si grand, qui fut si pur et si beau, — qui fut l’Occident tout entier.

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