Le critique n’est qu’un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres.
Sainte-Beuve
Il paraît que rien n’est plus personnel à un homme que ses lectures ; en découvrant celles de Bainville — dans un recueil d’articles publiés chaque mois pour la Revue universelle de 1929 à 1936, et préfacé par Charles Maurras —, il m’a semblé en apprendre infiniment plus sur ses idées, ses penchants, sa manière de voir le monde, que ne l’eût fait n’importe quelle biographie ; rarement n’ai-je ressenti à ce point l’impression de me trouver comme physiquement avec l’auteur d’un livre, de discuter avec lui, dans mon salon. Le royaliste, d’un style gracieux teinté çà et là d’esprit dix-septième, entremêle, à propos de ses lectures nombreuses et intelligentes, des réflexions subtiles et des parallèles historiques, des théories personnelles et des jugements qui en remontreraient à nos élites.
Allègre, vif, jamais ennuyeux, Jacques Bainville nous entretient pêle-mêle du Lys dans la valllée et de Volupté, des vers d’Horace, de Don Quichotte et des Mémoires de Caulaincourt, des réflexions sur l’histoire de Paul Valéry, de Taine et de Paul Bourget, mais aussi de choses plus méconnues, comme par exemple les Études sur les poètes latins de la décadence de Désiré Nisard ; à propos de choses méconnues, qui se souvient que dans le concert unanime de louanges adressées à Goethe, un seul écrivain osa l’accabler, et avec quelle violence ! — Barbey d’Aurevilly ?… Bainville, lui, s’en souvient et le rappelle à ses lecteurs.
Bien sûr, au sein de cet ouvrage non dénué de paradoxes (Bainville, que la psychologie des peuples agace décidément, se montre fort intéressé par l’ouvrage de Burckhardt sur Wallenstein et Richelieu, lequel oppose l’idéalisme allemand au rationalisme français), on trouvera l’auteur injuste avec certains poètes et personnages historiques (mais c’est tout le charme d’une lecture, qu’elle provoque l’indignation : cela aiguise la dialectique) : ainsi de La Fayette, le premier des personnages historiques et ennuyeux, ou de Talleyrand, qui ne fut qu’un diplomate surfait (!). Un style plat, une vulgarité essentielle découragent la lecture de Bel-Ami ; Bainville, à propos de Flaubert, se demande s’il n’avait donc pas d’oreille ? Et, par une belle formule en croix, il exécute Benjamin Constant : Ces deux choses avaient manqué à Benjamin Constant, la considération et le caractère. Celui-ci faisant défaut, il n’a pas eu celle-là. Avec Leconte de Lisle, à qui il reproche d’avoir cru reconnaître l’art dans l’originalité (mais Villon ne l’était pas, original, ce qui ne l’empêcha pas d’exceller dans le don de poésie), il n’est pas tendre non plus : Encore est-ce trop riche. On pense à Gustave Moreau qui, selon le cruel Degas, mettait des chaînes de montre aux dieux. Même Victor Hugo n’est pas épargné ! Quand on a cru que le passé valait mieux que le présent, on est prêt à transposer la même illusion dans l’avenir. Et, poursuivant sur L’Année terrible, le critique lui reproche ses inepties, et en profite pour disserter magnifiquement sur Iéna et Sedan. Qu’il s’en prenne de manière récurrente à Julien Benda, c’est de bonne guerre en revanche, puis il ne le fait jamais qu’en des termes d’une courtoisie délicieuse. Un peu plus nuancé sur Jules Michelet, il remarque qu’on ne peut ouvrir un [de ses] livre[s] sans y rencontrer, avec le style (même haché, névrosé, épileptique) d’un grand artiste de la prose, des perles dans le fumier des idées, des éclairs de génie au milieu des extravagances.
Tout de même, quelques lignes directrices se dégagent du fatras des lectures de Bainville au cours de ces années trente, années de sa pleine maturité, et donnent à l’ensemble une espèce de colonne vertébrale : Renan, dont il parle et reparle sans cesse, la Révolution et l’Empire, période historique entre toutes et qui semble l’avoir intéressé au plus haut point (n’oublions pas qu’il fut l’auteur d’un Napoléon remarquable), la politique, l’ensemble servi sur fond d’anti-républicanisme et d’une pointe de germanophobie, époque oblige (l’Allemand est plus près de la nature, ce qui ne constitue ni une garantie ni une recommandation). Toujours est-il que l’on admirera la qualité des lectures de Bainville, et celle des enseignements qu’il en retient : sur Louis ⅩⅥ qui s’est trompé de politique en n’ayant pas voulu suivre l’exemple de Charles Ier (raisonnement par analogie, mauvaise méthode) ; sur les « mobiles des hommes » qui en disent plus long à l’historien que l’étude fastidieuse des sources, et permettent d’expliquer, par exemple, que c’est par un intérêt évident que les régicides, comme les acquéreurs de biens nationaux, ont vigoureusement soutenu Bonaparte qui les protégeait du retour des Bourbons tout en maintenant les acquis de la Révolution (Sainte-Beuve dit quelque part, et fort bien, qu’aucun changement ne s’accomplit dans un État sans qu’on ait trouvé le point de rencontre des sentiments et des intérêts), ce que Louis Madelin démontre à merveille dans ses ouvrages sur l’Empire et le Consulat. De Napoléon, il retient, fort judicieusement, qu’il a été un homme si intelligent qu’il se rendait compte lui-même, et mieux que personne, de la part des circonstances dans le chef-d’œuvre de sa vie, au point que nul, peut-être, ne s’est abandonné comme lui aux événements. Et je ne puis m’empêcher de citer ce persiflage contre les odieux révolutionnaires : La seule chose qui rende supportable les récits de la Révolution, c’est qu’on peut dire à la plupart des imbéciles et des scélérats qui ont coopéré aux actes révolutionnaires : « Toi non plus tu n’en as pas pour longtemps. » L’Ecclésiaste se plaignait de l’immense impunité qui règne sur la terre. La Révolution est le seul exemple du châtiment qui suit la faute sans délai. Sur la Révolution, d’ailleurs, Bainville ne recule pas devant les parallèles avec la politique actuelle, pour en mieux souligner les paradoxes. Ainsi, reprenant une page d’Alphone Aulard sur Marat qui réclamait la dictature : Cette remarque apprendra peut-être à quelques étourdis de tous les temps que la dictature n’est pas fatalement de droite, qu’elle est souvent de gauche […]. Fustel de Coulanges a montré que, dans la cité antique, le « tyran » était l’homme des pauvres contre les riches, un Lénine qui exerçait la dictature du prolétariat. Page qui n’a pas pris une ride ! Autre commentaire dont on soulignera la justesse et l’actualité :
Mais la Révolution française, au bout de cent quarante ans, n’est-elle pas déjà méconnaissable ? Deux de ses éléments sont devenus réactionnaires : la liberté et le patriotisme. Le sentiment bourgeois d’une vie indépendante par la propriété ou par les professions « libérales » est entré en lutte avec le socialisme égalitaire. L’internationalisme a cessé d’être aristocratique et le nationalisme est passé à droite.
Il ne faudrait pas s’arrêter qu’à cela ; le lecteur apprendra des lectures de Bainville quelques sages maximes dont on ferait bien de garder la mémoire. Par exemple, que l’idée de saucer un poème en roman est une erreur prodigieuse. Ou qu’il n’est jamais inutile pour un prosateur de versifier de temps en temps, comme un musicien fait ses gammes, pour donner du rythme à la phrase. Ou encore qu’en histoire, il ne reste de préférence que la calomnie : voir Tacite et Suétone. Il est une idée qui revient souvent sous la plume de Bainville, parce qu’il la relève systématiquement lorsque les auteurs l’évoquent, c’est qu’il existe une limite aux événements politiques, et qu’en la matière, on ne peut plus guère prétendre à l’invention : C’est le sens profond de la définition de l’utopie par le poète espagnol que j’ai déjà cité : « L’utopie, — tout ce qui n’est pas arrivé dans l’histoire romaine. »
Enfin, je ne peux terminer cet article sans citer ces quelques commentaires à la La Bruyère, sur le « charme de la conversation » : les vieux se répètent et les jeunes n’ont rien à dire. L’ennui est réciproque. Ou sur la nécessité pour l’écrivain de travailler son art comme un artisan : L’homme de lettres n’acquiert pas l’audience et le respect du public par le talent seul, par l’élévation ou l’originalité de ses vues, par son dire ni par son « faire », mais aussi par sa probité et par son travail, comme un artisan. […] Acquérir pour élaborer, c’est la devise de l’écrivain. Goethe n’avait-il pas toujours appris ? Et qu’est-ce que le plus beau génie tire de lui-même ? S’il a le malheur de se satisfaire de sa société, on en voit trop tôt le fond. Il est un fléau que j’ai bien connu, moi qui fus professeur de français : on n’ose plus faire lire aux jeunes gens les plus beaux chefs-d’œuvre de nos lettres, de peur de les ennuyer ; à La Fontaine, à L’Illusion comique, à Molière ou Jules Verne, on préfère des livres pour enfants, quand ce ne sont pas des bandes dessinées. Mais c’est avec des lectures « au-dessus de leur âge » que se forment les bons esprits, rappelle utilement Bainville, exemples à l’appui, — et à cet avertissement j’applaudis des deux mains.
Notez le nombre de références que contient cet article : ce n’est qu’une minuscule recension des lectures de Bainville ; j’en oublie je ne sais combien qu’il évoque de sa plume toujours parfaite, des traités du style (Georges Duhamel), des livres négligés, des romans fantastiques ; pensez donc ! — il s’essaye même à l’uchronie. « De ressemblances approfondies en contrastes inattendues, écrit Charles Maurras dans sa préface, ce Bainville inespéré se développe et se complète d’une page à l’autre. La matière est multiforme. Comme il est né Protée, elle l’aide à varier la métamorphose. » Et de conclure : « Le beau livre ! Et le grand esprit ! »