Peut-être est-ce parce que je mesure à cet instant le peu de présent qui m’est encore départi, que de toute ma force, de toute ma volonté, d’un labeur insensé qui fait hocher la tête à ceux qui m’entourent, j’ai entrepris follement de détourner tout le passé vers l’avenir.
L. Aragon
Gaëtan Picon, dans son célèbre Panorama, évoquait Louis Aragon comme l’un des écrivains les plus doués, l’une des comètes les plus éblouissantes qui aient jamais traversé notre ciel littéraire. Certes, Aragon, classique par la pureté autant que par la sûreté de sa phrase, tout plein de grâce et de légèreté, — une sorte de mélange de Fragonard et de Marivaux —, maîtrise au plus haut degré ce style d’aristocrate, de grand prince des lettres françaises. Quel dommage qu’il se soit révolté ! né pour les salons plutôt que pour les usines, il eût fait un excellent mémorialiste, ainsi que le relevait Kléber Haedens, pernicieusement. Je ne dis pas cela au hasard : il y a du Proust dans La Semaine sainte : l’histoire avance (la fuite des Princes au moment du retour de Napoléon), et l’on se perd dans les méandres des pensées des personnages, sur des pages, et des pages, et des pages (l’homme pense beaucoup : car l’homme n’est pas une bête). Pensées réalistes, au demeurant : on n’ose imaginer tout le travail documentaire auquel a dû se livrer l’auteur — mais rarement m’est-il arrivé, à la lecture d’un roman, de me sentir aussi réellement près des personnages : mieux que quiconque, relevait G. Picon, [Aragon] sait narrer, animer des personnages, faire voir : c’est vrai.
Le lecteur, donc, suit le Roi, les Princes et l’armée dans leur fuite éperdue de Paris à Béthune. Il côtoie Théodore Géricault engagé dans les mousquetaires, comme un peintre entre deux tableaux, […] l’amertume de la duperie plein la gorge, torturé par ce sentiment d’être dans un navire qui fait eau (et l’on pense au Radeau de la Méduse) et qui porte souvent son regard d’artiste sur les êtres et sur les choses. Celui-ci souffre, tiraillé entre son devoir et le dégoût qu’il éprouve pour le roi en fuite, pour ces gens de cour qui s’empiffrent chez les paysans qu’ils réquisitionnent ; et le poète Aragon le presse sous sa plume, cherchant à extraire toute la douleur de ce personnage hautement historique dont les certitudes sont brusquement remises en cause. Un homme. Cela se brise. Cela saigne. Cela geint. L’âme apparaît à la cassure. Pour parler d’un homme, pour en peindre, ne faudrait-il pas d’abord pouvoir montrer qu’il est susceptible de douleur ?
N’en déplaise au poète (ceci n’est pas un roman historique) les personnages de ce roman, sans exception, relèvent de l’histoire : le duc de Richelieu, qui prenait de temps à autre un fort flacon et répandait sur ses mains, ses cheveux, parfois ouvrant sa chemise et s’en frottant le corps, en humectant les aisselles, une eau de senteur dont il avait chargé ses arçons, au départ, comme d’autres eussent fait de rhum ; le roi, ses frères, le duc d’Orléans, Blacas, Marmont et les maréchaux ; Alfred de Vigny, vaguement perdu, et qui philosophe sur la facilité de l’abnégation entre Saint-Pol et Béthune (et de ses méditations naîtra Servitude et grandeur militaires) ; Berthier qui devait tout à l’Empereur et dont la fin, atroce, est narrée magnifiquement par l’auteur (il éprouvait un faible pour cet homme de l’ombre : comme lui, il connut l’amour qui ne s’éteint pas) ; Lamartine faisant des discours sur le patriotisme, et j’en passe et des meilleurs. On aurait tort de ne s’arrêter qu’aux personnages visibles ; il plane également sur ce grand roman d’une débandade, de cette heure où tout était remis en cause, le bien, le mal, le sens de la vie, la nature de la patrie, l’ombre de terreurs invisibles : Napoléon, cet homme qui était la guerre, peut-être, mais aussi ce grand soleil auquel on ne demande qu’à croire ; Exelmans, que l’on ne voit jamais, et qui sème la panique dans l’arrière-garde.
Roman de personnages bien singulier que La Semaine sainte, qui brille par l’absence d’un personnage principal ; c’est que l’intrigue intéresse moins l’auteur, au fond, que ce qu’a signifié moralement ce moment de notre histoire sensible entre tous, où il a fallu choisir au pari de sa vie entre la fidélité au roi et le retour à l’empereur (Ney a mal joué, au moins est-il mort superbement). Dilemme cornélien : d’un côté, le roi, c’est l’honneur, de l’autre, il se donne en spectacle dans sa propre déchéance, et n’invite guère les foules à le suivre comme savait si bien le faire un Bonaparte. On s’interroge : pour l’honneur — rien qu’un mot, une idée —, suivre ce gros homme indécis ? et s’il allait s’allier avec les nations étrangères pour faire à la guerre à la France, faudrait-il trahir la patrie pour ne pas trahir le roi ? mais comment ne pas croire que Napoléon referait la guerre pour son ambition personnelle ?… et l’on ne sait plus que penser, et l’on ne sait plus à qui se fier, car l’on tombe de Bonaparte aux Bourbons, des Bourbons à Bonaparte, et partout dans la campagne, c’est le spectacle de la misère, et le désespoir de n’y voir aucune issue, le désespoir de ce peuple incapable de s’unir, de comprendre son intérêt propre, prêt à tomber en n’importe quelles mains, à écouter les discours des hommes habiles, infidèle à ses morts, mené par le premier venu à des folies sans lendemain ! Un abîme s’ouvre entre les pieds de ces gens, Berthier, Marmont, Macdonald, Ney, les mousquetaires gris, il faut se rejeter à droite ou à gauche pour ne pas sombrer. Une sourde angoisse transpire entre les lignes, une solitude aussi, car certaines pensées qui torturent ne se partagent pas.
Au fait, de toute la galerie des personnages, Géricault revient peut-être le plus souvent, parce qu’il incarne d’une manière plus absolue que les autres le tiraillement intérieur : ce tiraillement qui naît de la fidélité à un système qui s’écroule, Aragon l’a connu lui aussi (tout ceci, ce n’est pas la vie de Théodore, c’est la mienne, ne la reconnaissez-vous pas ?) ; on va et vient entre le passé et le présent. Va-et-vient intelligent cependant : il ne s’agirait pas de faire preuve d’anachronisme, Aragon n’est pas si bas : Rien n’est absurde comme de juger, d’expliquer le passé d’après le présent. Rien n’est plus faux ni plus dangereux. À bon entendeur !
À ce stade, le lecteur se demandera peut-être — je me le suis moi-même longtemps demandé — ce qui a bien pu pousser Aragon à entreprendre un vaste roman sur un sujet si particulier de l’histoire de France : la fuite du roi, des princes et de l’armée royaliste de Paris vers la Belgique. Qu’est-ce que cache cette énorme futilité ? Il faut patienter huit cents pages avant de connaître enfin la réponse :
Peut-être que ce livre faussement, rien qu’apparemment tourné vers le passé, n’est de ma part qu’une grande quête de l’avenir, peut-être n’est-il que cette dernière vue du monde où j’ai seulement besoin de faire craquer mon habit de tous les jours, l’habit de tous mes jours. Et peut-être est-ce pour cela qu’au fur et à mesure que j’y avance des Rameaux vers Pâques, comme un frappement sur le sol, un bruit lointain que la terre transmet, sourdement, sonne de plus en plus souvent dans la prose ce mot sans cesse répété, ce mot qui bat comme un tambour insistant, voilé, dévoilé, l’avenir.
On ne peut voir dans cette fuite que de la lâcheté ; oui, mais voilà : « il n’y a rien de plus ignoble que le fait d’expliquer les actions des autres par des motifs bas », professait l’écrivain. Alors, plutôt que de conspuer ces jeunes hommes, ces militaires, ces fidèles qui suivirent les Bourbons, Aragon choisit de les montrer comme cette Jeunesse Éternelle en laquelle il fallait avoir foi, en laquelle il faut toujours avoir foi. N’est-ce pas vrai d’ailleurs, qu’aux victoires de la Grande Armée succéderont les Trois Glorieuses ?… et pourtant, on pouvait désespérer de ces adolescents travaillés par le mal du siècle, qui semblaient des nains à côté de leurs aïeux ! Allons, un peu d’optimisme : Aragon a soixante et un ans quand paraît La Semaine sainte : pour lui comme pour les vieillards de 1815, l’avenir, c’est les autres !