Je ne crois plus à rien, à rien, à rien !
[…]
Ah ! le pain, croire que le bonheur régnera quand tout le monde aura du pain, quel imbécile espoir !
E. Zola
Quelle image Zola donne-t-il de Paris, dans Paris ! Après Lourdes la mystique, Rome la Morte Éternelle, c’est donc Paris la Débauchée ! Notre père la pudeur n’y goûte guère : car Zola, loin de tenir un discours laxiste ou libertaire, plaide en faveur d’un réalisme sensuel malgré tout conservateur, c’est-à-dire enferré dans le cadre familial — que les jeunes gens s’unissent selon les lois du désir, mais bourgeoisement. Surtout, il appelle de ses vœu une société de l’effort à l’austérité protestante ; le lecteur en jugera par le tableau qu’il dresse de la famille de Guillaume : quelle poésie, sous sa plume ! mais quel puritanisme de mœurs ! Certes, il y a du protestant chez Zola : ne prône-t-il pas une morale purement évangélique, détachée des institutions catholiques ? — n’exalte-t-il pas les vertus du travail nécessaire et rédempteur ? « La loi du travail s’était révélée à lui » se félicite-t-il à propos de son héros, avant d’ajouter : « Pierre s’était imposé une tâche, la plus humble, ce métier manuel si tardivement appris, mais une tâche à laquelle il ne manquerait pas un jour, qui lui donnerait la sérénité du rôle accepté, du devoir accompli, car la vie elle-même n’était que du travail, le monde n’existait que par l’effort. » Que penserait-il de la gauche contemporaine, adepte du capitalisme libéral, au fond, et qui appelle à la paresse dans la débauche des grandes consommations. Et cependant même Zola, au regard si acéré pourtant, s’empêtre dans d’invincibles contradictions ; ainsi, en même temps qu’il promeut la morale évangélique, il appelle à s’en affranchir : « Jésus est destructeur de tout ordre, de tout travail, de toute vie. Il a nié la femme et la terre, l’éternelle nature, l’éternelle fécondité des choses et des êtres. » Il confond le pessimisme intransigeant de l’Église, qu’il condamne, avec la mise en garde du dogme contre les vanités de l’homme, qu’il devrait juger salutaire ; enfin, il ne peut à la fois blâmer le commerce et l’industrialisme et prêcher une éthique du travail, comme il ne peut à la fois poétiser la science, et rappeler de ses vœux les lettres et l’artisanat contre l’usine et l’économie. Qu’il le veuille ou non, la science a partie liée avec l’industrialisation ; c’est bien le progrès qui mena la révolution industrielle et favorisa l’émergence de la classe ouvrière, pauvre d’argent, pauvre, surtout, de sens à donner au travail.
Mais aussi, comme Rome était le roman du désir et de la mort, des passions italienne, Paris, c’est le roman à clés de la politique, une passion française. Trois ans après le scandale de Panama — amplement raconté dans Leurs figures, de Maurice Barrès —, une nouvelle affaire enflamme le palais Bourbon : celle, fictive, des chemins de fer africains. L’occasion pour Zola de dresser un portrait terrible de la démocratie bourgeoise, livrée à la démagogie, à la lutte âpre des intérêts d’argent, aux hâbleurs alliés aux patrons de presse. « La lente pourriture parlementaire avait grandi », dit-il ; avant de décrire d’une plume vengeresse le système politique, dans un paragraphe qu’il faut absolument citer in extenso, parce qu’il n’a pas pris une ride :
Certes, au-dessus des basses intrigues, de la ruée des ambitions personnelles, il y avait bien la haute lutte supérieure des principes, l’histoire en marche, déblayant le passé, tâchant de faire dans l’avenir plus de vérité, plus de justice et de bonheur. Mais, en pratique, à ne voir que l’affreuse cuisine quotidienne, quel déchaînement d’appétits égoïstes, quel unique besoin d’étrangler le voisin et de triompher seul ! On ne trouvait là, entre les quelques groupes, qu’un incessant combat pour le pouvoir et pour les satisfactions qu’il donne. Gauche, droite, catholiques, républicains, socialistes, les vingt nuances des partis, n’étaient que les étiquettes qui classaient la même soif brûlante de gouverner, de dominer. Toutes les questions se rapetissaient à la seule question de savoir qui, de celui-ci, de celui-là ou de cet autre, aurait en sa main la France, pour en jouir, pour en distribuer les faveurs à la clientèle de ses créatures. Et le pis était que les grandes batailles, les journées et les semaines perdues pour faire succéder celui-ci à celui-là, et cet autre à celui-ci, n’aboutissaient qu’au plus sot des piétinements sur place, car tous les trois se valaient, et il n’y avait entre eux que de vagues différences, de sorte que le nouveau maître gâchait la même besogne que le précédent avait gâchée, forcément oublieux des programmes et des promesses, dès qu’il régnait.
(Paris, Zola)
Zola voyait clair ; la Troisième République devait rester dans l’histoire comme le régime de l’anarchie parlementaire. À vrai dire, c’est partout l’anarchie dans Paris, au Parlement mais aussi au sein de la famille Duvillard, où la mère et la fille s’affrontent pour le même homme, où le père se jette aux bras de sa maîtresse corps et biens, tel le baron Hulot dans La Cousine Bette, où le fils, ni mâle ni femelle, pervers sexuel, à la fois mystique et misogyne, incarne le type même du décadent « fin de race », comme Gérard est le « symbole de cette noblesse, d’apparence encore si haute et si fière, et qui, au fond, n’était que cendre. » Et puis, Paris, c’est l’anarchie au sens propre, ces milieux politiques auxquels se trouve mêlé l’abbé Pierre, un peu malgré lui. L’extrême gaucherie s’étale ici dans toute sa splendeur : « depuis Rousseau, quels continuels flots d’idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair ! » On invoque Auguste Comte, Bache, Fourier, Proudhon et Saint-Simon, on se déclare positiviste, communiste humanitaire, individualiste libertaire ; tous, ils veulent refaire le monde selon leur « logique de sectaire » ; Pierre Froment (Émile Zola ?) est atterré : « ce n’était qu’un amoncellement continu de scories, où il se perdait. » Ainsi Fourier, qui se dit de Saint-Simon, le nie en partie ; celui-là, qui se dit libertaire, professe un « code d’enrégimentement inacceptable » ; Proudhon ne fait que détruire ; Comte élève la science au rang de reine, avant de s’abandonner à la religion de l’amour ! Et au milieu de tout cela, Mège, le député collectiviste, est haï de tous, alors même qu’il défend à la chambre des députés une secte socialiste issue de leurs maîtres à tous ; car c’est bien une tradition des gens de gauche que de se condamner les uns les autres au nom de la pureté des idées : la Raison ne supporte pas la contradiction, qu’elle juge immédiatement déraisonnable. Quelle anarchie, dans l’anarchie ! Le lecteur aussi, est atterré : il faut dire que toutes ces jolies professions de foi, qui nient le réel, débouchent en totalitarismes furieux où la violence se trouve toujours justifiée par la théorie (seul point commun, peut-être, de ces agitations révolutionnaires qui s’entre-tuent). Le vol ? mais « il faudra bien reprendre ce qu’on ne veut pas rendre. » L’attentat à la bombe ? tant pis pour les innocents ! « toute marche en avant a sacrifié des milliards d’existences. »
Les sectes socialistes pullulent, les plus raisonnables conduisent à la dictature, les autres ne sont que des rêveries dangereuses. Et il n’y a plus, au bout d’une telle tempête d’idées, que ton anarchie, tes attentats, qui se chargent d’achever le vieux monde, en le réduisant en poudre… Ah ! je la prévoyais, je l’attendais, cette catastrophe dernière, ce coup de folie fratricide, l’inévitable lutte des classes, où notre civilisation devait sombrer. Tout l’annonçait, la misère d’en bas, l’égoïsme d’en haut, les craquements de la vieille maison humaine près de crouler sous trop de crimes et trop de douleur.
(Paris, Zola)
Mais Zola, dans la droite ligne des Flaubert, des Maupassant, des Céline ne tombe pas dans le piège grossier de l’idéalisme où se précipite toute la gauche plus ou moins extrême ; il ne descend pas de Rousseau, il ne croit guère à l’âge d’or, à la société corruptrice, à l’humain bon fondamentalement ; il n’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire, il sort, il regarde, il comprend. Ce visionnaire a le don de la vérité ; il est du vaste mouvement du réalisme français qui va de Villon à Houellebecq. Un monde pacifié, le bonheur universel ? chimère ! — homo homini lupus. Et sa misanthropie, épouvantable, enfante le mépris de la race de l’homme. Quand il décrit le peuple, on croirait lire Céline ; et tout Flaubert est dans cet aveu : « je n’ai que mépris pour les agitations vaines de la politique, aussi bien la révolutionnaire que la conservatrice. » De même qu’il ne croit guère à l’âge d’or, de même, il ne cultive pas le culte du Progrès, contrairement à ce que pourrait laisser croire une lecture superficielle de ses œuvres. Vraiment, il n’a rien d’un idéaliste : « ces anarchistes sont trop bêtes, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils vont modifier le monde, avec leurs pétards. » Les meurtriers d’innocents, qui passent à l’acte au nom de théorie économico-philosophiques, s’il les plaint pour leur misère, le dégoûtent pour leurs crimes qui valent bien ceux des patrons. L’établissement d’une société du bonheur universel ne reste pour lui qu’une rêverie de poète, et il y a quelque chose d’inepte à en faire un but politique. D’ailleurs la perte de la foi religieuse de l’abbé (il faut voir les opinions de Zola sur le retour au mysticisme propre à la fin du siècle), en même temps que sa perte de foi politique, constitue le fil rouge de Paris ; et ainsi ce roman achève dignement les deux précédents. Pierre Froment (ou Zola), réaliste sur l’homme, comme du reste bien d’autres écrivains français (c’est une spécificité de nos lettres, disais-je), ne verse pas dans le délire mystique, ni religieux, ni politique. Il ne croit à rien parce qu’il n’y a rien à croire : tout idéal n’est pour lui qu’un hameçon.
Mais l’écrivain a sa faiblesse, le poète, son talon d’Achille : car indéniablement, avec le cycle des Trois villes, il s’éloigne de ce naturalisme qui le rendait si réaliste sur le déterminisme de l’homme, pour se laisser aller à une poétisation superficielle de la science (lire à ce propos l’Introduction de J. Noiray, coll. Pléiade, 2025). « Est-ce que la science ne suffit pas ? » s’interroge-t-il, avant d’en faire le vecteur de l’humanité en marche, la poésie de la modernité, la seule révolution acceptable, qui débouche sur la justice et la vérité. « Allez, elle seule balaye les dogmes, emporte les dieux, fait de la lumière et du bonheur… » Sans doute, il n’a pas tort de vanter le progrès scientifique ; mais il faut preuve d’un aveuglement inexcusable, s’il croit que l’humanité s’en portera mieux un jour.
Et si, au fond, Dutheil seul, ce député opportuniste présenté comme un grand dadais, avait raison ? d’une bête raison d’individu concret, à la Homais, à la Charles Bovary. « Des riches et des pauvres, s’exclame-t-il, mais il y en aura toujours ! Et il est bien certain aussi que, lorsqu’on est pauvre, le seul désir qu’on a est de devenir riche… » Et d’ajouter : « les Juifs, les chrétiens, les bourgeois, les nobles, tous ont raison de s’entendre, pour constituer la nouvelle aristocratie. Il en faut une, autrement nous sommes débordés par le peuple. » Gouverne, élite ! Travaille, peuple ! et que la Terre continue à tourner dans l’impuissante charité des abbés Rose ! Est-ce que la science rendra le monde meilleur ? non, car ce n’est pas une question matérielle, que le malheur de l’homme : ce n’est que la question de son éternelle vanité. C’est pourquoi Zola s’égare, quand il croit que la science tirera la société de l’ornière où la religion catholique et la politique l’ont embourbée. Il paraît qu’à la fin de sa vie, il se prenait pour un prophète des temps modernes ; qu’il a écrit ses Quatre Évangiles dans l’espoir d’une religion nouvelle : restes obscènes d’un fond de pensée gauchiste ?… et lui qui devait s’offrir en sacrifice pour la vérité, — tombe dans l’idéal.
Lecture conseillée :
- Zola, Émile, Trois Villes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 2025