… frémissant d’admiration et de larmes, soulevé par le sublime.
[…]
Et le prêtre murmura :
« Mon Dieu ! qu’ils sont beaux ! »
E. Zola
Rome, de Zola, on en ferait un film extraordinaire ; mais il faudrait un grand réalisateur épique : un Kubrick de Spartacus, un Visconti du Guépard, ou de la trilogie allemande. Livre immense à l’ambition démesurée, bien conforme à son sujet : la dernière défense de l’antique foi contre la venue de la science contemporaine, à la Ville éternelle, celle qui jadis conquit tout l’univers ; mais aussi le nationalisme italien, le Risorgimento, cette épopée flamboyante où le peuple patriote courut d’un même élan sous les drapeaux de Garibaldi, et ne s’arrêta pas avant d’avoir emporté Rome, Rome capitale des États Pontificaux, c’est-à-dire du royaume du pape !
Hasard du calendrier ou volonté de Dieu ?… 2025, année de la réédition de Rome dont l’intrigue se déroule au Vatican sous le pontificat de Léon XIII, aura aussi été celle de l’élection de Léon XIV, successeur du pape François : et je ne peux que recommander chaudement, à ceux qui voudraient comprendre le choix de Robert Francis Prevost, la lecture du roman de Zola. Choix curieux, au demeurant, que cet héritage de faux socialisme professé pour servir les intérêts de l’Église et aider à son triomphe ; de scolastique de jésuite à la saint Thomas d’Aquin, qui ne vise qu’à rationaliser la superstition, pour charmer l’esprit des plus réfractaires au mysticisme ; de folle intransigeance d’un pape qui s’emmura vivant trente années, avant de reconnaître la dissolution des États Pontificaux ! — mais aussi, il est vrai, de désir ardent de rétablissement de l’unité de l’Église, quitte à transiger sur les traditions, quitte à s’allier aux démocraties et à tolérer le socialisme, pour mieux embrasser le siècle.
Mais je reviens à mon sujet. Dans Rome, l’abbé Pierre rêve d’un christianisme universel purement évangélique, socialiste, conformément à la parole du Christ : aboli des traditions, dépouillé de ses richesses au profit des pauvres, élevé hors du temporel, le pape ne régnant que sur les cœurs et les âmes, dominant ainsi par l’esprit pur toute l’humanité rassemblée dans un océan d’amour. Foutaises ! Zola l’idéaliste peut bien en rêver : Zola le poète, c’est-à-dire l’observateur — car le premier don de la poésie, c’est la vue —, ne peut y croire. (Au fait, cette profonde contradiction de l’écrivain, l’idéal qu’il rêve, la conscience qu’il est impossible, fil rouge de toutes ses œuvres, explique la haine furieuse vouée contre sinon le plus grand, du moins l’un des plus grands de nos romanciers : toujours les idéalistes lui reprochèrent son réalisme obstiné, toujours les tenants du réel, ses emportements universalistes presque révolutionnaires ; à gauche, trop de pragmatisme embarrasse, intolérablement ; à droite, on ne croit guère à l’illusion de le vouloir crever : car il n’y a point de soleil derrière ces nuages.)
Donc, au moment même où l’abbé Pierre Froment rêve de sa religion nouvelle, voici Rome assiégée ; et le pape, furieux de l’avoir perdu, s’emmure au Vatican. C’eût été là une belle occasion d’abandonner le temporel : nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Quoi donc ! mais ce sera plutôt une invincible raison pour ne rien lâcher, pour s’accrocher plus fermement encore aux vieilles possessions : car, encore une fois, il y a le réel et il y a l’idéal : sans la richesse, sans la propriété, la religion n’est rien, — absolument rien. Ainsi, voici notre abbé appelant les cœurs au dépouillement, au Vatican où les prélats intriguent pour la préservation de ses privilèges temporels, furieusement. Inutile combat, voué d’avance à l’échec ; et Pierre Froment de perdre peu à peu la foi avec la perte de ses illusions, et même, hors de lui, de se laisser tenter par un retour à la jouissance pure, dans la poussière des traditions écroulées — car Zola fut de ce courant bien français du réalisme sensuel, qui dirige le fleuve de notre littérature : « Oui, oui ! la damnation plutôt que de ne pas nous être possédés de tout notre sang, de toutes nos lèvres ! » Mais Rome, c’est aussi l’occasion de découvrir, de palais en églises, la haine sourde du monde blanc contre le monde noir, de l’Italie nouvelle, jeune et bourgeoise et propriétaire, régénérée à la fontaine du patriotisme — contre la vieille noblesse en décadence, ces « guépards » qui assistent impuissants à la fin d’un monde sur lequel ils dominaient pourtant : ce roman, disais-je, est un vrai Visconti.
Et puis, quel style ! On connaît le Zola naturaliste ; un peu moins le romantique aux attributs stendhaliens. Est-ce la magie de l’Italie, cette terre sauvage qui mêle comme aucun autre endroit du monde l’amour et la mort, le désir et la douleur ? — mais à Rome, tragédie romantique, se mêlent des accents à la fois du classicisme et de l’opéra : « Seigneur, Seigneur ! Vous nous avez donc abandonnés ! » Les intrigues du Vatican, les ramifications, les intérêts, les poisons, « au milieu des âpres appétits de conquête et de domination », tiennent d’un bout à l’autre le lecteur en haleine ; on suffoque dans ces palais gigantesques et vides, on craint la mort à tous les carrefours, on est saisi par les haines et les passions, par les ambitions démesurées de tous ces descendants d’Auguste. Et l’on a pitié de ce pauvre abbé Pierre broyé, pris comme dans un étau entre la volonté toute jésuite de concilier l’Église avec le siècle, et le traditionalisme féroce de Boccanera qui personnifie l’esprit même du Dogme : « puisqu’elle a toujours vaincu par son intransigeance, dit-il, c’est la tuer que de vouloir la concilier avec le siècle. » Et en même temps, que diable ! on frémit à la caresse du soleil, à la douceur des rues, à l’odeur des fleurs, les fleurs qui tombent en pluies des balcons portés par des Apollons ; les promenades sur le Corso, la campagne de Frascati, les bals triomphants, la fontaine de Trevi, et les ruines du Colisée sous la nuit étoilée, prennent vie, littéralement, à travers la plume enchanteresse d’un Zola au plus haut sommet de son art. Ces histoires d’amants magnifiques et qui se tuent, « l’amour immortel et vainqueur » contre la haute rigidité des traditions, dans des demeures olympiennes où trônent des peintures à la Caravage et des statues de déesses en marbre blanc, glacent le sang, excitent le désir. Ah ! on aurait tort de penser que Rome ne traite que de la querelle du temporel et du spirituel, de la lutte sourde, et vieille comme le christianisme, entre la perpétuation de la tradition de l’Église et l’abolitionnisme évangélique ; ce long roman qui embrasse la totalité de Rome, en vol d’aigle au regard pénétrant, finit par constituer un paysage admirable, grandiose, incomparable de la Ville éternelle, cette grande cité glorieuse et passionnelle, qui, même dans l’abandon de ses ruines, ne renonce jamais au panache.
Zola, de par sa manière d’écrire — en naturaliste —, ne se contente pas de sublimer Rome par d’interminables descriptions qui courent sur des pages et des pages, en véritables visions hallucinatoires ; il en voit aussi les faiblesses, il en examine à la loupe les fissures qui la feront s’écrouler, les éboulements qui se sont déjà produits. Et en effet, cette Rome du pape contre la péninsule, ce trésor de l’Italie que tout le monde s’arrache, n’est-ce pas aussi le boulet de la nation nouvelle ? elle encombre la nouvelle élite économique : les jeunes artisans de l’unité, pleins de fougue, ont voulu la rehausser dans sa gloire passée avec trop de précipitation ; hélas ! en vain l’agio, la spéculation, les projets pharamineux — eux qui s’attendaient à la venue en masse de populations enthousiastes ont inutilement patienté, car elles ne sont pas arrivées. La Rome tant désirée, trop chargée d’histoire et de monuments, de puissance ravalée, impressionna même les plus intrépides, eut raison des espérances. Quelle déception ! et quel spectacle pitoyable, que ces immenses quartiers déserts livrés à la pauvreté ! Pauvreté plus relative que celle de Paris, d’ailleurs : apparemment, la misère est moins pénible au soleil… Mais quoi, Zola est venu à Rome ; il a regardé, il a interrogé, il a pris des notes ; et il a décrit, d’une superbe plume, ce qu’encore aujourd’hui des historiens peinent à bien entrevoir. D’un seul roman d’une impériale vastitude, il a montré l’histoire fameuse de cette Italie renaissante et les forces y agissant, la démographie, le climat et la race, les finances, la politique et la société — et, dans les corridors du Vatican, l’influence terrible du jésuitisme…
Zola rêvait de la fraternité universelle : « Ah ! cette patrie unique, la terre pacifiée et heureuse, dans combien de siècles, et quel rêve ! » C’est bête comme Victor Hugo. Oui, mais voilà : Zola n’est pas Victor Hugo, il est plus grand, peut-être — car lui, au moins, sent bien ce que ce rêve fumeux a de vaguement ridicule : « Oui, une chimère, un enfantillage, et je l’ai condamné moi-même, au nom de la vérité et de la raison. »
Zola, décidément, aura été l’écrivain de la Vérité.
Amen !
Lecture conseillée :
- Zola, Émile, Trois Villes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 2025