Jeanne d’Arc, de Michelet – La patrie née du cœur d’une femme

Jeanne d'Arc par Millais, 1865
Jeanne d'Arc par Millais, 1865

Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous.
J. Michelet


C’est la grande faute de Charles VII. Il peut bien avoir reconquis la France, signé le traité d’Arras, gagné la bataille de Castillon : pour l’histoire, il est l’Ingratitude, comme Salomon est la Sagesse. Notre Jeanne avait en son nom levé le siège d’Orléans ; elle lui avait ouvert les portes de Reims ; elle avait sauvé la France des Anglais qui, après le traité de Troyes, n’avaient qu’à tendre la main afin de la cueillir — et pourtant, lorsque les Bourguignons la livrèrent, le roi n’entreprit rien pour la sauver de ses ennemis. Mais son martyre après tout n’était-il pas nécessaire ?… « Il fallait qu’elle souffrît », dit Michelet ; car « si elle n’eût pas eu l’épreuve et la purification suprême, il serait resté sur cette sainte figure des ombres douteuses parmi les rayons ; elle n’eût pas été dans la mémoire des hommes La Pucelle d’Orléans. » C’est vrai. Juste avant sa capture, elle avait troqué pour son épée son superbe étendard ; déjà, « la sainte devenait un capitaine. »

*

Il semble que pour la France, Jeanne d’Arc soit intemporelle. Elle en est sa quintessence, à la fois sa mère et sa fille ; elles périront ensemble. Lorsque la France aura perdu le souvenir de Jeanne, elle n’existera plus ; et lorsqu’elle n’existera plus, ce souvenir s’en ira, comme une chandelle qui s’éteint. Aujourd’hui encore, si la Pucelle résonne en nous aussi fort que les cloches de Notre-Dame, c’est parce qu’elle parle au sentiment national. À côté d’elle, Bouvines n’est rien : la première vraie conscience patriote s’exprima par la voix de l’enfant de Domrémy. La France, écrit Michelet, « jusque-là une réunion de provinces, un vaste chaos de fiefs », était dans sa bouche « aimée comme une personne » ; dans sa candeur, Jeanne se moquait des fiefs, elle ne parlait que de la France — « dès ce jour », ajoute l’historien, le royaume était « une Patrie ».

Quelle est donc cette patrie ? Jeanne ! Et qui donc est Jeanne ? La patrie ! — au vrai, une patrie singulière, celle des Vosges, où jusqu’au quinzième siècle l’idéal des Celtes rivalisait encore dans les âmes avec l’héritage de Rome. La petite fille a grandi dans les vastes forêts que les Carolingiens « jugeaient les plus dignes de leurs chasses impériales » ; elle a été bercé de mythes chrétiens que sa mère lui racontait comme des vérités ; elle jouait avec ses amies près d’une fontaine qui s’appelait la fontaine des fées. Créature des mythologies des brumes, Jeanne fut la dernière apparition d’une religion transcendantale, l’héroïne d’un mysticisme primitif qui flatte encore notre fonds ancestral. Elle parlait à Dieu et aux saints, elle confondait la légende et l’histoire ; sublime parallèle, son histoire devint elle-même une légende, « rapide et pure, précise Michelet, de la naissance à la mort. »
Jeanne fut aussi toute Française dans sa lutte contre la rigueur du système judiciaire ; en cela, elle restera le symbole de l’éternelle opposition des Français à leurs juges. Son procès était nul en droit ; la justice la brûla vive au nom du droit — alors même qu’elle était une femme, qu’elle n’avait que dix-neuf ans. À force de se battre contre l’hypocrisie des raisonneurs, elle incarna malgré elle le triomphe enfantin de l’évidence qui dérive de l’innocence : « les scolastiques […] qui la haïssaient comme inspirée, furent d’autant plus cruels pour elle, qu’ils ne purent la mépriser comme folle et que souvent elle fit taire leurs raisonnements devant une raison plus haute. » C’est qu’ils ne rivalisaient d’arguments que pour justifier leurs intérêts, tandis qu’elle ne cherchait qu’à bouter l’ennemi hors de France, ingénument.
Puis, Jeanne fut cette volonté surhumaine qui ne perce chez nous que dans les moments les plus douloureux, comme ces fleurs qui ne s’épanouissent que dans la neige : la victoire quand tout est perdu, si caractéristique de notre histoire. Songez donc : le royaume était donné aux Anglais, d’ailleurs maîtres de Paris et de la moitié du domaine ; Charles était délégitimé ; la France, pressée entre la Bourgogne et l’Angleterre, entrait en agonie. Et soudain, elle apparaît : la Vierge des prophéties ! Elle a dix-huit ans ; elle est simple comme une enfant, elle ne connaît rien de la guerre… mais à Chinon, parmi la foule des seigneurs, elle reconnaît son roi et se jette à ses pieds. En quelques paroles illuminées, elle convainc la Cour et les militaires ; elle galvanise les soldats ; elle lave leurs âmes du défaitisme, et souffle dans leurs poitrines un espoir immense qui les font s’envoler ! « Le peuple, écrit Michelet, était hors de lui ; il n’avait plus peur de rien ; il était ivre de religion et de guerre, dans un de ces formidables accès de fanatisme où les hommes peuvent tout faire et tout croire, où ils ne sont guère moins terribles aux amis qu’aux ennemis. » Jeanne fut la grande pourvoyeuse d’une énergie qui nous sauva.

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Les Anglais, disais-je, n’avaient qu’à tendre la main pour cueillir la France ; une pucelle de dix-huit ans les renvoya chez eux. Comme cette histoire doit leur être douloureuse ! Comme elle blesse leur orgueil !
Elle était aux mains des Bourguignons ; ils mirent une espèce de fureur à ce que le duc la leur délivre. Pourquoi la voulaient-ils ? D’abord, parce que « si la Pucelle n’était elle-même jugée et brûlée comme sorcière, si ses victoires n’étaient rapportées au démon, elles restaient des miracles dans l’opinion du peuple, des œuvres de Dieu ; alors Dieu était contre les Anglais, ils avaient été bien et loyalement battus » ; ensuite, parce que « déshonorer Charles VII, prouver qu’il avait été mené au sacre par une sorcière, c’était sanctifier d’autant le sacre d’Henri VI » ; enfin, parce qu’elle « les avait cruellement blessés à l’endroit le plus sensible, dans l’estime naïve et profonde qu’ils ont pour eux-mêmes. » Pourquoi la livra-t-on ? Parce que les Anglais offrirent des sommes astronomiques à ses ravisseurs ; parce qu’ils menacèrent de couper le marché des Flandres ; parce que le duc Philippe ne pouvait s’emparer du Brabant sans la complicité des Anglais ; aussi, parce que le frère aîné de Ligny lui disputait ses terres, et qu’il avait besoin de la protection de l’Angleterre et de la Bourgogne ; enfin, parce que la maison d’Anjou, qui convoitait la Lorraine, ne pouvait s’attirer l’ire de la Bourgogne en cherchant à protéger la captive. « Ainsi, résume Michelet, de toutes parts, ce monde d’intérêt et de convoitise se trouvait contraire à la Pucelle, ou tout au moins indifférent. » Elle fut livrée à Cauchon ; agent des Anglais, l’évêque de Beauvais rêvait de l’archevêché de Rouen ; Jeanne était dès lors condamnée.

Le procès s’ouvrit. On interrogea la sorcière, elle répondit comme une sainte : avec des mots d’enfant. Sa brute simplicité déconcerta les juges : elle eût été perdu si elle avait dissimulé. Mais elle fit face à ses bourreaux avec la franchise d’une petite fille, et dans ses yeux brillait l’éclat de l’innocence — « cette lueur était le regard de Dieu ».

De quoi l’accusa-t-on ? — d’avoir porté des habits d’homme et désobéi à l’Église militante. Horreur ! elle n’avait pas fait la guerre en robe ! cette fille des Vosges avait préféré croire aux saints du Ciel plutôt qu’à Pierre Cauchon ! On la condamna au bûcher… Heure maudite, où des hommes brûlèrent une âme d’enfant.

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« Nul idéal qu’avait pu se faire l’homme, dit Michelet, n’a approché de cette réalité. » Et toujours à propos de Jeanne d’Arc : « Si poésie veut dire création, c’est là sans doute la poésie suprême. »

 

Lecture conseillée :

  • J. Michelet, Histoire de France

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