Deux nouveaux Immortels à l’Académie

Article paru dans Causeur le 15 novembre 2025

 

L’Académie française, fondée sous le cardinal de Richelieu, en 1634, fait partie de ces quelques piliers sur lesquels repose le français moderne, avec la Défense de Du Bellay et l’édit de Villers-Cotterêts. L’institution est magnifique : elle consolide notre langue, elle la régule, elle la met au pas. En fixant les règles de la grammaire et de l’orthographe, en définissant la syntaxe, elle a donné à nos lettres une assise d’airain, support de nos plus beaux poèmes et de nos plus grandes œuvres. Elle a contribué à l’unité nationale, elle est l’une des clés de notre culture commune. Ainsi, François Villon et Pierre de Ronsard, nés à cent ans d’intervalles, parlent deux langues différentes ; mais nous lisons Molière et Racine dans le texte, car à partir du dix-septième, et grâce à l’Académie, la langue ne varie plus.

L’Académie française est de ces fondations qui contribuent à notre sentiment d’appartenir à quelque chose de commun, — qui nous rassemble au lieu de nous diviser —, et son prestige n’a d’égal que sa longévité. On ne compte plus ses grands noms : au hasard, Boileau, Montesquieu, Yourcenar, Barrès, Paulhan, Lamartine, Rostand, Musset, Habert, d’Ormesson, Hugo, Corneille, Senghor, Chateaubriand, Perrault, La Fontaine, Pagnol, Maurois, Renan, Vigny, Bourget, Fénelon, La Bruyère, Bossuet, Thiers, Valéry. La liste fait tourner la tête, et j’en oublie des quantités ! — aujourd’hui encore, l’Académie compte parmi ses membres Alain Finkielkraut, François Sureau, Antoine Compagnon, Éric Roussel, et bien d’autres du même talent.

Bien sûr, elle s’est souvent trompée. Trop de noms tombés dans l’oubli figurent dans la liste des Immortels alors que tant de nos écrivains, qui eussent mérité d’y être et parfois même ont proposé leur nom, ont été dédaignés. Balzac a candidaté : il a obtenu moins de cinq voix, dont celles de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny. Si l’élection se faisait au poids des voix, écrit André Maurois dans son Prométhée, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples qui n’aura pas passé l’épreuve du temps… erreur impardonnable ! Quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier ; et en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle a honoré le troisième au détriment des deux autres.

Se serait-elle amendée ? Voici qu’elle vient d’élire Éric Neuhoff (fauteuil n° 11) et Florian Zeller (fauteuil n° 14), à la succession de Gabriel de Broglie et d’Hélène Carrère d’Encausse. Deux choix que l’on ne peut qu’applaudir, tant ils semblent mérités. Éric Neuhoff, pétri d’érudition et qui, bon Français, ne craint pas la polémique (mais en France, notait Jean d’Ormesson dans sa biographie de Chateaubriand, la polémique a toujours été très favorable aux écrivains), est aussi l’auteur de quelques romans formidables, et de beaucoup de critiques justes et convaincantes ; Florian Zeller, dramaturge à succès que l’on ne présente plus, réalisateur non moins excellent, dont les œuvres touchent aux sujets les plus tabous mais aussi les plus réalistes, fait rayonner notre langue et notre littérature dans le monde entier. Si le cinéma se veut l’art majeur de notre époque, comme le dix-neuvième fut le triomphe du roman, l’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement. Elle eût pu se compromettre en cédant aux sirènes des auteurs à succès ; ces auteurs, elle ne les a pas non plus méprisés, par une espèce de pédantisme qui eût été inutile et vain. Sans primer les machines à faire des ventes, elle a distingué deux grands noms, qui ne sont pas des poètes de tour d’ivoire.

Je ne sais si Michel Houellebecq a présenté sa candidature. Oserais-je militer en sa faveur ? Son réalisme brutal entre à plein dans notre tradition littéraire : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Zola, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne » (B. Cendrars). Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire !

Mais pas plus longtemps, ne faisons de l’ombre à MM. Neuhoff et Zeller : ce sont eux que l’Académie a décidé d’accueillir en son sanctuaire : inclinons-nous, car ces choix forcent le respect.

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