Propos sur la littérature III. Michel Houellebecq : que la vérité qui blesse

Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art
Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art

Houellebecq, de par sa médiocrité même, reflet de la médiocrité caractéristique de notre époque, doit être regardé comme le plus grand écrivain du temps. On dit de lui qu’il est un prophète : compliment qu’on a fait à presque tous nos grands auteurs. Au fait, rien de plus faux : lesquelles de ses narrations ont précédé l’avenir ?… tout est tellement vague, chez lui ! Non, ce n’est pas dans le don des prophéties qu’excelle Michel Houellebecq : c’est dans celui de l’observation et de la description du présent, du réel. Le réalisme houellebecquien entre à plein dans la tradition littéraire française, celle qui court depuis François Villon. Aucune nation plus réaliste que la nôtre ; aucune nation plus portée au réalisme, plus terrestre, plus rationnelle, moins habitée de grandes visions. Rabelais faisait des géants : mais c’étaient des personnifications ; Ronsard, du Bellay versifiaient sur la vieillesse, les regrets, les déceptions, autant de sujets d’un terre-à-terre désespérant (j’écrivais à l’occasion d’un autre article, sur l’esprit français : « Un attachement candide à la terre plutôt qu’une aspiration au ciel, une philosophie centrée sur la recherche du plaisir, assez libérale, et méfiante envers les règles qui brident les désirs naturels de l’homme ; mais aussi le corollaire moins heureux de ces deux principes : le réalisme matérialiste un peu médiocre, un peu bas, l’avarice du bourgeois et l’avidité du paysan ; puis les regrets, poignants, de la jeunesse qui passe trop vite et se perd avec les plaisirs… »). Mais je poursuis : les héros de l’Antiquité deviennent des bourgeois dans les tragédies de Racine ; même Hugo, l’homme-océan, après l’extase des grandes visions, n’accouche que des Petites épopées, qui deviennent La Légende des Siècles. Point chez nous de Dante ou de William Blake : comparez Shakespeare et Molière, La Franciade et Le Paradis perdu !

Nation proprement réaliste, nous excellons dans le réalisme, et particulièrement dans le roman : Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola n’ont pas d’équivalents ; la même année où Balzac écrit Le Cousin Pons, Emily Brontë fait les Hauts de Hurlevent (1847). « Le roman est un miroir que l’on promène au long d’un chemin », écrivait Stendhal avant que d’évoquer « la vérité, l’âpre vérité » : et cette citation, apprise par cœur dès le collège, est connue de tous les Français. C’est bien là qu’est Houellebecq : son réalisme trash, ce sont déjà les pendus de Villon, ce sont les ouvriers de Zola. Comme on a vomi sur l’auteur des Rougon-Macquart ! comme on l’a détesté ! comme on l’a insulté ! Houellebecq aussi, on le vilipende, on le calomnie, on le méprise, et c’est bien une autre preuve qu’il est du génie français, qu’il l’incarne, qu’il en a la plume : il n’y a que la vérité qui blesse. D’ailleurs, n’a-t-il pas ses admirateurs, aussi ? il déchaîne les passions (mal typique de chez nous), et c’est encore à mettre à son crédit, car on ne dit pas de grandes vérités sans causer de grandes plaies à l’âme ; et puis, rien de pire pour un écrivain, que l’indifférence contemptrice. Je parlais de vérité : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Céline même, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir.

On accusait Zola de montrer l’époque : l’industrie sauvage, l’alcoolisme ouvrier, la bestialité paysanne, avec trop de crudité ; voilà qu’on reproche à Houellebecq la même chose : la bête se voit dans le miroir, elle aboie contre son porteur. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares, des très rares !) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne ». Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire ! En matière de lettres, seuls demeurent les incarnateurs des époques, les retranscripteurs les plus profonds du réel, le Flaubert de Bovary plutôt que de Salammbô, parce que la mémoire des siècles fonctionne aussi par intérêt. Chez Houellebecq, le miroir est total : contre la médiocrité de l’époque — pire : sa décadence —, l’apparence d’un homme qui s’abandonne, le style vulgaire, — dégueulasse. Zola avait descendu l’escalier de la bienséance au sommet duquel trônait Racine : entre 1660 et 1880, on était passé de Versailles à la mine, de Phèdre à Germinal ; Houellebecq a pris l’ascenseur, il touche au sous-sol. Plus de mineurs, de nos jours : des cadres tertiarisés en dépression, des migrants en trop grande quantité, des artistes contemporains dont les œuvres n’ont plus de valeur esthétique, mais marchande (y compris le roman houellebecquien, d’ailleurs, sans style aucun), et puis l’ultraviolence, le numérique partout, la novlangue orwellienne : voilà la France des années 1980 et 2000, voilà Houellebecq, ses livres, ses intrigues, ses personnages. Houellebecq tout entier, de fumée, d’encre et de sang, fait chair cette gauche libertaire qui pour les nouveaux insoumis a passé l’arme à droite, cet homme occidental anéanti par la destruction des cadres, cette civilisation qui court à son suicide, à sa destruction.

À l’Académie française, donc ! et, pour une fois, elle ne se trompera pas.

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