De nos jours le bas fond remonte sans cesse, et devient vite le niveau commun, le reste s’écroulant ou s’abaissant.
Sainte-Beuve
Le bon peuple veut des modèles, et l’on s’obstine à lui présenter des miroirs. Il se doute qu’on l’abrutit.
C. Maurras
Le français moderne, littérairement parlant, a connu l’humanisme avec Rabelais, Montaigne et La Boétie ; les poètes de la Pléiade, Ronsard, Baïf et du Bellay ; le baroque, Habert, Maynard et Marbeuf ; le grand classicisme du dix-septième, Malherbe et Corneille, Molière et Racine, Pascal et La Rochefoucauld, Boileau ; puis le siècle des Lumières, Voltaire, Rousseau et Montesquieu. Après, on descend d’un étage : mais c’est encore le raz-de-marée romantique, Hugo, Dumas et Lamartine, son contrecoup réaliste, Balzac, Stendhal et Flaubert, puis le naturalisme, le symbolisme, le décadentisme même, avec Zola et Maupassant, Verlaine et Rimbaud, Laforgue et Huysmans. J’en passe et des meilleurs ! Le vingtième siècle marque encore une chute. Le surréalisme, en rejetant « l’impérialisme du roman », en jetant à bas les conventions les plus essentielles du langage, parce qu’elles seraient trop bourgeoises, assassine le roman, annule le théâtre, meurtrit la littérature. Aragon, Éluard ont massacré la poésie — de ces deux poètes particulièrement, on ne cite jamais que les vers les plus classiques, et ainsi la démonstration est faite. Le Nouveau roman a valeur d’art contemporain : « le peintre Bernard Buffet, rappelle utilement Kléber Haedens dans son Histoire de la littérature, demande pourquoi on trouve des gens qui achètent des tableaux abstraits au lieu de les peindre eux-mêmes. Pour le nouveau roman la même question se pose. » Quant à La Cantatrice chauve de Ionesco, c’est la suppression pure et simple du drame : c’est comme prendre un instrument à vent, souffler dedans n’importe comment, et revendiquer son art. Breton et les autres, ces théoriciens de la révolution, n’ont pas cassé les codes bourgeois : ils ont craché sur l’artisan et prêté gracieusement la main à l’industrie — en effet, c’est une aubaine pour l’industrie que soixante millions de français qui se sentent le talent d’un écrivain, parce qu’en lisant Ionesco ils se frappent la tête et s’écrient : « Moi aussi, je peux le faire ! »
Et puis, plus rien. Cinq cents livres aujourd’hui paraissent chaque jour rien qu’en France sans qu’aucun écrivain n’ait la moindre chance d’entrer dans l’histoire, Houellebecq excepté, miroir de notre époque, autant qu’Hugo avec sa verve et son romantisme fut le miroir d’un certain dix-neuvième qui sacra l’écrivain (le physique même de Houellebecq participe de son œuvre, comme la vie de Rimbaud est partie intégrante de sa poésie). La littérature, d’artisanale, est devenue peu à peu industrielle. Ainsi, les peintres de la Renaissance apprenaient leur métier en atelier ; ils étaient formés par des maîtres (pour De Vinci, vingt ans d’apprentissage) ; le génie propre avait peut-être moins d’importance que l’acquisition de techniques particulières, par la transmission d’un savoir. Idem pour l’écriture : « C’est un métier que de faire un livre, écrivait La Bruyère dans Les Caractères, comme de faire une pendule. » Or, l’industrie a tué l’artisanat ; en tuant l’artisanat, elle a tué la littérature, qui est un artisanat. À ce propos, la vie de Balzac est symptomatique du passage d’une littérature artisanale à une littérature industrielle ; lui-même ne cessait de dénoncer, dans ses œuvres, l’horreur du système nouveau — c’est là tout le sens des Illusions perdues, et ce n’est pas pour rien que Cendrars disait de lui qu’il était le « créateur du monde moderne ». La devise de la production industrielle tient en trois mots : abordabilité, masse et médiocrité ; c’est la table Ikéa qui remplace les guéridons Napoléon Ⅲ — c’est Houellebecq au lieu de Baudelaire.
On me dira que je suis vieux jeu. Lisez toute la Comédie humaine, puis Musso ; comparez ce lever de soleil sur Carthage, par Flaubert : « Tout s’agitait dans une rougeur épandue, car le dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d’or de ses veines », avec à peu près n’importe quelle phrase de n’importe quelle nouveauté littéraire (la dernière en date ? un livre de l’animateur Arthur — chez Grasset !) Comment Salammbô, baroque par essence et par excellence, se retrouve-t-il relégué hors des têtes de gondole, aux fins fonds des rayons classiques ?
Abordabilité, masse et médiocrité ; le quatrième mot de la devise de l’industrie, c’est l’interchangeabilité : insensiblement, les choses de genre détrônent les corps certains. Mais tout ne se vaut pas en littérature, et sa critique subjective a bien assez duré : le plaisir ressenti à la lecture d’une œuvre ne peut constituer à lui seul l’étalon de sa valeur. On ne compare pas Racine et Agatha Christie ; le premier ennuie peut-être, mais quelle maîtrise ! il rase la prose avec des ailes, il habite au Parnasse ; la seconde est sur la plage avec les touristes. Pourquoi donc figurent-ils tous les deux au rayon littérature, tels que des produits équivalents ?… Avec un peu d’adresse, on écrirait un roman par semaine dans le style d’Agatha Christie ; mais pour pasticher convenablement une seule pièce de Racine, il faudrait des années de travail. Au vrai, dans ce règne de la quantité, le génie d’Agatha Christie ne tient que dans le nombre de ses ventes, comme celui de Racine tient dans son style — et l’on arrive insensiblement à la seconde erreur de la critique contemporaine, celle-ci qui consiste à confondre la valeur avec la quantité. L’appréciation d’une valeur artistique suppose une éducation au goût : c’est vrai pour les vins comme c’est vrai pour les arts ; mais les éduqués du goût ne sont pas légions : on ne vendra pas Racine au peuple, mais aux académiciens. Avec un public aussi réduit, une maison d’édition s’écroule ; alors, on confond à dessein la qualité et la quantité, pour avantager le commerce. Et c’est ainsi qu’on range dans le même rayon « littérature » Harry Potter et Salammbô, comme au supermarché on place les vins en face des sodas. On hurlerait, si un McDonald’s se voyait attribuer des étoiles par le guide Michelin : c’est pourtant ce que font les prix littéraires.
Sainte-Beuve, déjà, dans un article formidable publié dans La Revue des Deux Mondes (De la littérature industrielle), après avoir convenu que la littérature n’avait jamais été décorrélée d’un certain aspect économique (mais « Boileau faisait cadeau de ses vers à Barbin et ne les vendait pas »), déplorait la littérature nouvelle, « démocratique », issue des industries plutôt que des ateliers. Dans cette nouvelle époque, écrivait-il, on évalue son génie en numéraire (mais « Marot, tendant la main au Roy pour avoir cent escus dans quelque joli dizain, y mettait moins de façon et plus de grâce ») ; et de prévoir que bientôt, ce serait « de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. »
C’est un fait que la détresse et le désastre de la librairie en France depuis quelques années ; depuis quelques mois le mal a encore empiré : on y peut voir surtout un grave symptôme. La chose littéraire (à comprendre particulièrement sous ce nom l’ensemble des productions d’imagination et d’art) semble de plus en plus compromise, et par sa faute. Si l’on compte çà et là des exceptions, elles vont comme s’éloignant, s’évanouissant dans un vaste naufrage : rari nantes. La physionomie de l’ensemble domine, le niveau du mauvais gagne et monte. On ne rencontre que de bons esprits qui en sont préoccupés comme d’un débordement. Il semble qu’on n’ait pas affaire à un fâcheux accident, au simple coup de grêle d’une saison moins heureuse, mais à un résultat général tenant à des causes profondes et qui doit plutôt s’augmenter.
(Sainte-Beuve, De la littérature industrielle)
Qu’est-ce que l’art ? Une création que n’importe qui ne peut pas faire, et qu’on ne peut apprécier sans éducation à sa juste valeur. L’art est un artisanat : s’il n’est pas aristocratique, il est tout, et donc il n’est rien.