La littérature n’est plus qu’un art en survivance, elle a fait son temps, comme le vitrail, comme la tapisserie. Le surréalisme aura été l’ultime poussée ; on est revenus aux terres primitives, après avoir fait le tour du monde. Et les écrivains sont tous des fils de Magellan, désenchantés parce qu’il n’y a plus rien à découvrir, condamnés à tourner en rond, à revisiter les mêmes pays inlassablement, inutilement. « Le temps du monde fini commence » (P. Valéry).
En vain, naviguerait-on sur les eaux déjà labourées des océans : nulle terre vierge à l’horizon, nulle page blanche à griffonner. Quel roman n’a pas été écrit, encore ? quelle poésie, quel traité ? quel théâtre ? En Grèce déjà, des dithyrambes à Dionysos on faisait des chœurs d’hommes, avec des danses et des récitations ; puis, il y eut les grandeurs et les bouffonneries, les mystères de parvis et Garnier, Racine, Hugo, Apollinaire et Ionesco. On a donné dans le vers, dans la prose, dans le vers libre, dans la prose poétique ; on a fait des tragédies, des comédies, des tragi-comédies ; des épopées, des drames bourgeois, des vaudevilles et des opéras ; à l’absurde a succédé la destruction progressive du décor, des personnages et des dialogues, à Ubu roi, La Cantatrice chauve, il ne reste rien, pas même la scène, pas même les gradins. Du roman, on a tant pressé le fruit qu’il a rendu toute son encre : romans épiques et de chevalerie, picaresques, psychologiques ou d’apprentissage, amoraux, libertins, symbolistes, décadents, fantastiques et nihilistes, biographiques, historiques, policiers, et j’en passe. De L’Âne d’or à Don Quichotte, de La Princesse de Clèves à la Comédie humaine, d’Œdipe roi à Dix petits nègres, que de chemin parcouru, combien de mers explorées, fouillées, ratissées ! Chacun de ces registres a déjà connu son génie : écrire la femme après Balzac, le désespoir après Goethe, la mémoire après Proust, c’est faire des portraits figuratifs après Rembrandt, c’est peindre des madones après Raphaël, pas inutile, mais fatigant. Deux siècles ont passé depuis le roman-feuilleton : on est vieux, on s’en lasse — le soleil se couche à l’ouest. C’est encore plus manifeste en ce qui concerne la poésie dont on a connu les balbutiements médiévaux, l’éclosion de la Renaissance, l’expansion baroque, le triomphe classique, les libres épanchements romantiques, jusqu’au dégoût. Après le parnasse et le symbolisme, il ne restait plus qu’à détruire le vers et le sens, le fond et la forme : les préciosités mallarméennes, puis valéryennes, auront été les ultimes raffinements d’un art en plein écroulement, les derniers rayons de gloire du crépuscule. Car un poème sans vers, c’est un tableau sans cadre : la peinture dégouline.
Il faut dire aussi que c’est tout l’esprit de l’occident, que de ne jamais chercher qu’à renouveler les formes ; il a élevé le doute au rang de tradition. Mais le doute mène à la révolte, d’où ce changement perpétuel ; puis l’esprit d’abolition, qui règne depuis la Renaissance, a accéléré les choses considérablement. À partir du quinzième, du seizième siècle, on voit les mouvements s’enchaîner avec de plus en plus de précipitation. Il fallait compter cent ans pour le baroque, cent ans de classicisme ; le romantisme tient encore la dragée haute ; après, c’est la dégringolade. Il semble que dans la révolte des fils contre les pères, les voiliers à moteur aient remplacé les caraques de Magellan : on ne fait plus le tour du monde en mille jours, mais en soixante ; on ne tient plus dix ans une esthétique. Et les frontières, par une formule de la physique mathématique, se rétrécissent à mesure qu’augmente la vitesse à laquelle on les parcourt ; on faisait le tour du monde, on tourne en rond dans un bocal ; on proclame une théorie, un million d’exaltés s’y jettent et la pratiquent à la dénaturer. Le cinéma, par exemple, commença d’émerger au siècle dernier, en pleine accélération du renouveau des formes ; eh bien, comme catalysé, il est lui-même devenu le schéma miniature et presque exhaustif de la succession des cycles. On écrirait un beau mémoire à retracer l’histoire du septième art non par la technique, mais par l’esthétique : le classique épique (les péplums), les naturalistes, les mystiques et les tenants du réel, les décadents, les surréalistes (D. Lynch). À chaque littérature correspond un cinéma, et le cinéma n’a que cent ans d’existence. Il a déjà connu toutes les révolutions ; ses vieux classiques ennuient, déjà ! Que l’on songe, en regard, que l’Égypte est restée trois mille ans dans son jus ; qu’elle a péri d’immobilisme.
En vain, donc, écrirait-on à l’heure de ces lignes vers et poèmes, romans et nouvelles, satyres et sermons. Quant aux témoignages, les têtes de gondoles en vomissent, mémoires auto-proclamés, autobiographies victimaires, récits de vies inutiles, héroïsées par effet de rejet du grand homme. Et cependant, fait extraordinaire, il se publie chaque jour des milliers d’ouvrages énormes de nullité, romans, théâtre et poésie, manuels et vastes traités, proclamant avec beaucoup d’emphase des choses déjà dites et cent fois répétées. Pourquoi ? parce qu’il y a pire malédiction que l’impatience des révolutions, il y a l’établissement des démocraties industrielles. L’élitisme n’y résiste pas : la massification le traîne vers le bas, inexorablement, dans une invincible volonté de nivellement qui bave de haine devant le double héritage culturel et matériel ; et le grand flot du peuple bercé à l’égalitarisme envahit la tour d’ivoire du poète de sa puanteur, comme un raz-de-marée dévaste une île en Indonésie. Alors, sur les ruines de l’aristocratisme intellectuel, un système entier s’établit, qui encourage la production personnelle et méprise le talent par la double condamnation des privilèges et des discriminations. Aussitôt, c’est la promotion du vulgaire (qui ne peut se résoudre que par le conflit des intérêts), le mépris du travail et du capital, de tout ce qui distingue, l’âpre concurrence des auteurs devenus des entrepreneurs ; c’est le Paris des Illusions perdues, c’est la globalisation Amazon : Jeff Bezos est le créateur du monde moderne. Et la littérature, comme la Terre depuis la massification, suffoque sous la foule de ces touristes en sueur.