Servitude et grandeur militaires, de Vigny – Parole d’honneur

Vigny en uniforme de gendarme de la Maison du roi, att. F. Kinson, coll. Musée Carnavalet
Vigny en uniforme de gendarme de la Maison du roi, att. F. Kinson, coll. Musée Carnavalet

 


Il y a quelque chose d’aussi beau qu’un grand homme, c’est un homme d’Honneur.
[…]
… le sentiment de la Grandeur de mon sacrifice me déchirant le cœur, je tombai à genoux…
A. de Vigny


 

Les pages de Vigny sentent la nostalgie, celle du gentilhomme d’Ancien Régime, mais du gentilhomme guerrier, de l’opulent seigneur — de cet Ancêtre lointain, que le poète idéalise quelque peu.

Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent
Gens d’honneur en tous temps, comme en tous lieux, cherchant
De la Chine au Pérou les Anglais, qu’ils brûlèrent
Sur l’eau qu’ils écumaient du levant au couchant ;
Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles,
Parfumés et blessés revenaient à Versailles
Jaser à l’Œil-de-bœuf avant de voir leur champ.

Lui-même, radié des cadres avant trente pour raison de santé, sans avoir jamais vraiment combattu, n’aura guère brillé dans la carrière des armes. Ce ne fut que « très tard », avoue-t-il, qu’il s’aperçut de la méprise de son engagement, et qu’il avait « porté dans une vie tout active une nature toute contemplative » ; mais il s’était laissé emporter dans le courant de la génération de l’Empire née avec le siècle, qui donna de si tristes soldats et de si glorieux écrivains (Balzac, Stendhal, Lamartine, Hugo, Musset, Nerval, Dumas, etc). À l’épée, donc, il préféra la plume :

J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.

Et comme il faut en remercier Dieu ! — car ce qu’il n’a pas accompli par l’épée, il l’a fait par la plume, oserais-je affirmer, pastichant Balzac. Vigny, ce sont les Poèmes antiques et modernes, Éloa, Cinq-Mars, Chatterton, Stello, La Marcéchale d’Ancre… et ce chef-d’œuvre absolu, bible des jeunes officiers de l’Armée d’avant 1914 (aux dires du maréchal Juin), Servitude et grandeur militaires. Livre étrange au demeurant, mélange d’anecdotes et de réflexions sur la condition du Soldat et l’état de l’Armée, les premières illustrant les secondes.

La constitution d’une armée royale, par M. de Louvois, devait poser le problème éternel de la persistance des gens de guerre à l’intérieur de la nation. C’est une chose de répondre à l’appel du cor, d’emporter sa bannière et de faire campagne, puis de revenir labourer la terre ; c’en est une autre de porter l’uniforme et d’être salarié par l’État pour combattre, toute l’année. Tant que la guerre dure, l’armée trouve à s’employer : mais en temps de paix ?… « L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie » ; gendarmerie dangereuse, esclave de l’État mais qui en distribue les maîtres, corps puissant et pourtant muet, transpercé de contradictions qui le torturent. Question épineuse, on en conviendra : si l’Armée est « un bon livre à ouvrir pour connaître l’humanité », elle ne l’est qu’en temps de guerre, toujours, lorsque tel fils de grand seigneur, main dans la main avec le soldat, mettant la main à tout, marche sur les routes en portant sur son dos le paquetage réglementaire, dont la valeur ne dépasse pas quarante francs ; monstre joyeux tant qu’il se meut, triste comme la pluie quand on l’arrête, — et tapi dans l’ombre insidieusement.

Chaque souverain regarde son Armée tristement ; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et l’épouvante ; il n’en sait que faire, et craint qu’il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d’ardeur et ne pouvant se mouvoir. Le besoin d’une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse.
(Servitude et grandeur militaires, A. de Vigny)

N’est-ce pas que la Convention craignait l’armée comme la mort, décapitant ses généraux, faisant la guerre au monde entier, pour éloigner le soldat du Manège ? Et n’est-ce pas que le Directoire, quand il ne s’en servait pas comme gendarmerie, ne la considérait qu’avec terreur, et l’expédiait jusqu’au-delà des mers pour qu’elle cessât de le menacer, de ses grands yeux silencieux ? L’histoire n’a point donné tort aux régimes : comme César était monté sur les débris de la république en faillite, en 1799, l’appel au soldat fut propice au dictateur. C’était Bonaparte : c’eût été tout aussi bien Lafayette ou Dumouriez. Et Vigny de s’exclamer : « Qu’il ne soit jamais possible à quelques aventuriers parvenus à la Dictature de transformer en assassins quatre cent mille hommes d’honneur, par une loi d’un jour comme leur règne. » L’Armée est un glaive : tant que la nation fait corps, elle l’emploie au service de sa puissance ; qu’elle se divise, et le meilleur s’en empare à son profit. L’Armée frappe devant elle aveuglément, du lieu où on la met ; « c’est une grande chose, écrit Vigny, que l’on meut et qui tue ; mais c’est aussi une chose qui souffre ». Et par quoi souffre-t-elle ? par ses membres, les soldats.

Car le soldat, qui fait preuve d’une abnégation louche (ce que c’était que ce besoin d’obéir), porte en lui une chose importune : comment, se demande Vigny, l’orgueil humain ne s’est-il jamais révolté de cette obéissance absolue, où la volonté même est remise en d’autres mains ? Le sujet atteint des hauteurs philosophiques : il est impossible de laisser la conscience dicter ses ordres au soldat, sauf à prendre le risque d’une armée en révolte perpétuelle : la morale n’est-elle pas toute subjective, a fortiori dans les missions susceptibles d’être assignées au corps militaire (« Voilà, écrivait le sage Bossuet, par où commence l’esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l’obéissance est mise en doute ») ? mais de tout de suite apparaît le danger d’une force purement physique « recevant l’ordre et l’exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le Destin antique »… et le mal-être du soldat, réduit à une horrible abnégation qui le blesse au sang (c’est l’histoire de Laurette ou le cachet rouge).

Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles occurrences, mettra d’accord le Devoir et la Conscience ? La voix publique a-t-elle tort quand elle s’élève d’âge en âge pour absoudre et pour honorer la désobéissance du vicomte d’Orte, qui répondit à Charles Ⅸ, lui ordonnant d’étendre à Dax la Saint-Barthélémy parisienne :
« Sire, j’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre ; je n’ai trouvé que de bons citoyens et braves soldats, et pas un bourreau » ?
(Servitude et grandeur militaires, A. de Vigny)

Vigny, on le voit, fait preuve d’une bien grande audace, en interrogeant ainsi la légitimité de l’obéissance passive : quand il écrit que « c’est la guerre qui a tort et non pas nous », quand il résout de ne s’appuyer plus que sur sa conscience, car « les événements ne sont rien », et « l’homme intérieur est tout », il ouvre la porte à la révolte individuelle du soldat, qui est la destruction de la force militaire, et la destruction, par conséquent, de la défense et de la puissance nationales. À l’entendre, d’ailleurs, l’armée ne devrait jamais agir : c’est à se demander si le Poète ne fait pas preuve d’un pacifisme suspect. Qu’elle serve l’État, il se demande ironiquement à quelle source divine remonte son obéissance passive ; qu’elle se donne au grand homme, il s’agace du poison subtil, du faux enthousiasme, de la pensée corruptrice du Pouvoir, qu’est l’admiration du chef qui fait du soldat un esclave.

Mais le soldat peut être grand, aussi, et l’armée avec lui. Il peut être grand dans sa résignation (c’est l’adjudant de la veillée de Vincennes) comme dans son honneur (c’est le capitaine Renaud). Dans ce dernier domaine, que Vigny élève au rang de foi (« Puisse […] la plus pure des Religions ne pas tenter de nier ou d’étouffer ce sentiment de l’Honneur qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté ! ») il peut être si grand qu’il touche à la « véritable Grandeure, celle du soldat dévoué à la Patrie et au Devoir : ainsi de l’amiral Collingwood, illustration anglaise de ce caractère qui élève la profession de militaire au-dessus de toutes les autres, « et peut laisser digne d’admiration la mémoire de quelques-uns de nous, quel que soit l’avenir de la guerre et des armées. » Le sentiment du Devoir apaise tout ce qui bouillonne dans une grande âme : c’est un antidote contre la vanité, racine de tout le mal de l’homme, qu’une société superficielle encourage, et contre laquelle une société traditionnelle met en garde. Aussi est-ce injuste de ne critiquer l’Armée que parce qu’elle fait la guerre : en disciplinant les hommes, l’Armée discipline les cœurs ; en disciplinant les cœurs, elle discipline les mœurs. Vigny, qui faisait preuve d’un optimisme bien romantique, voyait pour prochain le temps où le métier des armes disparaîtrait ; s’il avait connu le vingtième siècle ! s’il regardait le monde, aujourd’hui ! Puis, à notre époque où la société s’effrite, combien d’appels à un retour du service militaire ?… À la civilisation qui tombe en décadence, aux hommes sans volonté s’abîmant au néant, à ces générations orphelines de pères qui ne jouissent que de violences toujours recommencées, toujours plus féroces, et pleurent leur malheur inconnu, répond un besoin chaque jour plus pressant d’autorité, de soumission, de discipline. Un peu de servitude militaire ne ferait pas de mal : elle ploierait en deux, elle humilierait la petite crânerie des délinquants ; elle leur montrerait ce que c’est que l’abnégation, le devoir, le dévouement… l’Honneur du soldat, qui est sa Grandeur !

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