Aux armes, lycéens !

Article paru dans Causeur le 11 septembre 2025

 

Il a dix-sept ans, il est au lycée, il se sent concerné par la politique. Pour lui, c’est le grand jour : et pourtant, même ce matin, il a hésité à émerger du lit ; il faut dire que la veille, il a binge watché sur Netflix la dernière série à la mode. Il bâille, s’étire, se rendort ; sauvé par le snooze, il se lève, à contrecœur ; et, après une bonne heure de toilette matinale, il sort enfin, paire de Nike et jean Levis, airpods aux oreilles et smartphone en poche, prêt à larmoyer devant les caméras sur son pouvoir d’achat. Certes, il n’a encore jamais vraiment travaillé, il vit comme un prince chez ses parents, qu’il déteste : mais rien que de songer qu’un jour, il ira lui aussi à l’usine deux mois l’été pour payer sa caisse, entre deux années d’HEC — ou de Sciences-po… il en a des boutons !

Il retrouve ses potes à l’entrée du lycée : Gabriel, Noah, Elvis et Kendji, et Jean (ou Jade ? il a un doute) ; teintures bleues et pantalons troués, look mi-androgyne, mi-années 90, ils se checkent sans se faire la bise, par un vieux reste de terreur covidique. Un grand dadet tout maigre, les cheveux gras, qui mue, gueule des paroles inaudibles dans un mégaphone. Une enceinte Bluetooth, accrochée au portail, crache un métal enfiévré qui s’entend dans les fumées des cigarettes. On échange trois mots, « wesh », « wallah », avant que tous retombent dans une sorte de torpeur, les yeux mi-clos.

Des mecs avec des sweats à capuche, des filles habillées comme des gars, par terre, écrivent des slogans vulgaires sur des pancartes en carton : « Zbeul général », « Manu Ciao ». Soudain, du bruit : c’est un groupe d’excités, qui traînent derrière eux de grosses poubelles ; ils arrivent au milieu des applaudissements, hilares. Quand la cloche de l’établissement se met à sonner, un petit frémissement court dans l’assistance : ça y est, pour la première fois, on bloque le lycée ! Les plus cultivés se prennent pour des Communards de 1871 ; les autres, pêle-mêle, pour des Robins des bois contre les voleurs, pour des communistes contre la fachosphère capitaliste, pour des révolutionnaires contre les agents du pouvoir.

Aux journalistes qui vont pour les interroger, ils se plaignent, ils expliquent que les lycées manquent de moyens. Ils s’imaginent déjà gestionnaires de budget, et tant pis pour les chiffres officiels des dépenses dans l’Éducation nationale. D’ailleurs, la contradiction ne leur fait pas peur : vent debout contre le grand capitalisme libéral, ils croient à la vertu de la consommation pour relancer l’économie ; ils frémissent aux discours de Greta Thunberg, mais honnissent le protectionnisme et prônent la grande globalisation ; ils en veulent à ce système scolaire qui les oppresse, mais de concert avec les rectorats, écrivent leurs manifestes en écriture inclusive. À l’école, on leur a appris que la police tue, que l’homme est toxique, qu’un riche est méchant : forts de ces quelques maximes insufflées par l’Éducation nationale, fortifiées par la bien-pensance médiatique, exaltées enfin par la grande gaucherie, ils insultent les flics et déversent des poubelles sur les trottoirs. Quoi ? Ce n’est pas eux qui ramasseront les déchets.

Les plus excités, d’une voix tremblante d’émotion, parlent de génération sacrifiée, de répression criminelle, d’État totalitaire ; ils voudraient ne rien faire que ce qui leur plaît, et être payés pour cela, par cet État qu’ils abhorrent ; qu’on les lance un peu, ils invoquent Robespierre avec la liberté, confondent fascisme et libéralisme, justifient le voile par la laïcité et s’offusquent des liens entre immigration et délinquance, comme Jourdain devant sa propre ignorance ; de temps à autre, ils crient des formules toutes faites, qu’ils répètent comme des mantras : « Tout le monde déteste la police ! » Puis, ils scrollent frénétiquement sur leurs téléphones, les yeux exorbités.

L’éducation gratuite, les bibliothèques gratuites, les musées gratuits ne les empêchent nullement de citer Bourdieu, qu’ils n’ont jamais lu, et de parler d’héritage culturel. Il ne faut pas leur dire que l’élitisme républicain, c’est justement le pur produit de l’égalité ; que sous la Troisième République où on était cinquante par classes et sans pupitres (lire l’enfance de Flaubert chez Henri Troyat), à une époque où rien n’était gratuit et tout bien plus précaire qu’aujourd’hui, l’école fonctionnait à merveille, les hussards noirs formaient des générations de grands esprits ; qu’un jour, ils recevront leur premier relevé d’imposition, et qu’alors ils changeront d’avis et crieront au matraquage fiscal. Non, il ne faut pas leur dire cela ; il faut les protéger : pensez donc ! Choyés par leurs professeurs, choyés par leurs parents, ils n’ont jamais connu la frustration. Pour l’instant, la rage au ventre, ils ne veulent que moins d’heures de cours, plus de semaines de vacances, l’abolition des notes, des devoirs et des concours, le revenu universel. En un mot, — âge oblige —, ils ne veulent… rien branler.

Si vous aimez ces articles ainsi que la littérature classique, découvrez mes ouvrages publiés.