Vieillards, laissez la fouterie à la jeunesse ; c’est un travail pour vous, c’est un plaisir pour elle.
J.-C. Gervaise de Latouche
Je ne parle pas de littérature érotique, mais bien pornographique — étrange tradition française dont l’origine se perd dans l’histoire de nos lettres. Si la distinction n’est pas toujours faite par nos universitaires, il existe pourtant bien une différence entre Sade et Laclos : l’un est érotique, l’autre pornographique ; Les Liaisons dangereuses, ce peut être une œuvre au programme du baccalauréat ; mais Les 120 journées de Sodome ?… « Durcet voyant un de ses voisins bander, ne fit pas d’autre cérémonie, quoique à table, que de déboutonner ses culottes et de présenter son cul. Le voisin l’enfila ». Et ce n’est que la première journée ! Je me censure, épargnant au lecteur la description des culs de Thérèse, 62 ans, et de Fanchon, 69 ans, et d’autres horreurs à faire pâlir les bigots, parfois à juste titre… et pourtant, le style est superbe, hélas !
Tradition française, disais-je : le jour où les inquisiteurs ont perquisitionné la chambre de Casanova, Le Portier des Chartreux, roman pornographique de Gervaise de Latouche, se trouvait sur sa table de chevet. Du Portrait des Chartreux, d’un anticléricalisme furieux (une triste obsession de cette littérature), on retiendra cette leçon donnée aux mythologistes, à propos de Jupiter et Sémélé : « La mère du dieu des buveurs ne mourut-elle pas quand Jupiter, cédant à ses instances, la foutit en dieu ? car ne vous y méprenez pas, messieurs les mythologistes, ce n’est pas l’appareil, l’éclat, ni la majesté du souverain des cieux, qui ravirent le jour à Sémélé : c’est le foutre embrasé qui sortait de son vit ». Je n’ose résumer l’histoire du Portier des Chartreux, c’est fort vulgaire ; mais peut-être que cette courte citation donnera au lecteur une idée de son contenu ?… « Il est temps, poursuivit Monique, de t’apprendre, Suzon, ce que c’était que cette eau bénite dont le père Jérôme t’arrosa un jour la gorge en te donnant l’absolution. » Et je passe, par décence, sur les descriptions que nos parlementaires actuels, d’une pudibonderie de cistercien, enverraient aux flammes sur commission d’enquête !
Jean-Charles Gervaise de Latouche, tenez-vous bien, était au dix-huitième siècle avocat au Parlement de Paris (!). On aurait tort de croire la pornographie venue du populaire : elle inspire la grande élite aristocratique. Sade, bien sûr, d’un trash indépassable : a-t-on bien lu Justine ou les malheurs de la vertu ? « Le troisième me fit monter sur deux chaises écartées, et s’asseyant en dessous, excité par la Dubois placée dans ses jambes, il me fit pencher jusqu’à ce que sa bouche se trouvât perpendiculaire au temple de la Nature ; vous n’imagineriez pas, Madame, ce que ce mortel obscène osa désirer ; il me fallut, envie ou non, satisfaire à de légers besoins… Juste Ciel ! quel homme assez dépravé, peut goûter un instant le plaisir à de telles choses… Je fis ce qu’il voulut, je l’inondai, et ma soumission tout entière obtint de ce vilain homme une ivresse que rien n’eût déterminée sans cette infamie. » Et j’en passe et des meilleurs !
Sade, Mirabeau également (le révolutionnaire), dont on lira avec plaisir — ou consternation — Le Libertin de qualité : un jeune noble, après « quelques aventures communes » qu’il choisit de passer sous silence (« je baisai la sœur saint-Jean-Porte-Lapine, sœur Madelon mère saint-Bonaventure, et cetera« ), et d’autres péripéties dignes d’un scénario dorcélien, surprend une orgie dans laquelle déboulent des femmes dotées d’attributs masculins.
Chacune empoigne sa chacune. Le premier temps de l’exercice est un branlement général. (Foutre je me branlais aussi, et ce ne devait sacredieu pas être la dernière fois.) Tout à coup la scène s’échauffe ; la volupté se reproduit sous mille formes différentes ; le bruit des baisers, le murmure des soupirs, les sons entrecoupés se font entendre… Déjà les sophas gémissent, de tendres pleurs coulent, le tremblement les saisit ; elles s’évanouissent ; elles nagent dans des torrents de sensations.
Quel tableau ! Comment te peindre trente femmes qui déchargent ? … Je manquai enfoncer la fenêtre qui me couvrait, et sauter dans la salle… Tout à coup elles renaissent… Que vois-je ?… sont-ce des satyres ?… Non, non ; j’y suis ; je reconnais ma chère Vît-au-Conas à son braquemart. Trois autres, montées comme elle, se précipitent sur nos jeunes tendrons ; elles passent tout le sérail à la ronde. — Viande creuse, foutre, mesdames, viande creuse, leur criais-je ; ces engins-là sont mous, ou le diable m’emporte… Personne ne m’entendit que cette pauvre veuve Poignet qui vint encore à mon secours.
(Le Libertin de qualité, Mirabeau)
Et dire que Boileau, un siècle plus tôt, versifiait sur la règle de bienséance ! C’est entendu, le courant libertin du dix-huitième a franchi toutes les bornes en matière de littérature du vice : on en citerait les romans indéfiniment, Les Leçons de la volupté (chevalier de Wilfort), Félicia (Andréa de Nerciat), Les Égarement de Julie (Dorat), Thémidore ou Mon histoire et celle de ma maîtresse (Godard d’Aucour) — titres ô combien suggestifs ! Là, incestes, viols, pédophilie (souvent avec des prélats, déjà !) se rejoignent dans des descriptions d’une immonde crudité. Sade, point culminant de cette montagne d’indécences, achève le siècle : il est aujourd’hui à la Pléiade, car son influence a pesé lourd dans l’histoire de nos lettres. Mais la pornographie remonte à plus loin, bien plus loin que le seul temps du libertinage : on la rencontre de siècle en siècle (pas qu’en France, d’ailleurs : l’Arétin), et chez les auteurs parfois les plus inattendus. Ainsi, l’austère François de Malherbe, père du classicisme, pourfendeur de l’ordre gothique que la barbarie avait introduit (La Bruyère), s’en est donné à cœur joie dans des poésies certes moins connues que la consolation à Du Périer, ou que l’Imitation du psaume Lauda anima mea dominum :
… mais se pourrait-il faire
De voir un si beau c.. et ne le f..tre pas ?
On retrouve chez Malherbe ce mixte atroce, et bien français, du blasphème et du sexe : s’il fallait encore une preuve que notre nation est la moins religieuse au monde !
Ô Dieu je vous appelle, aidez à ma vertu,
Pour un acte si doux allongez mes années,
Ou me rendez le temps que je n’ai pas f..tu.
L’humour le plus vulgaire s’abouche à une philosophie bien rabelaisienne de la jouissance, dans une expression d’un style des plus admirables : l’esprit français ?
« Multipliez le monde en votre accouplement »,
Dit la voix éternelle à notre premier père,
Et lui, tout aussitôt, désireux de le faire,
Il met sa femme bas, et la f..t vitement.
Nous, qui faisons les fous, disputons sottement
De ce Dieu tout-puissant la volonté si claire,
Par une opinion ouvertement contraire
Nous-même nous privant de ce contentement.
Pauvres ! qu’attendons-nous d’une bonté si grande ?
Ne fait-il pas assez, puisqu’il nous le commande ?
Faut-il qu’il nous assigne et le temps et le lieu ?
Il n’a pas dit, F..tez ; mais, grossiers que nous sommes !
Multipliez le monde en langage de Dieu,
Qu’est-ce, si ce n’est f..tre en langage des hommes ?
Je ne compte pas faire une revue exhaustive de toute la littérature pornographique : ce serait trop long. Mais puisque nous en sommes au sonnet, il faut citer Rimbaud et Verlaine : le « sonnet du Trou du cul » vaut bien le détour :
Obscur et froncé comme un oeillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet.
Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse
Pour s’aller perdre où la pente les appelait.
Mon Rêve s’aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
C’est l’olive pâmée, et la flûte caline,
C’est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !
Je n’aurai pas le courage en revanche de citer Hombres, sauf peut-être ces quatre petits vers (de tout le recueil, les plus élégants !), dans le pur style d’un Gainsbourg de la Décadanse :
Cependant le vit, mon idole,
Tend pour le rite et pour le cul —
Te, à mes mains, ma bouche et mon cul
Sa forme adorable d’idole.
À la fin du dix-neuvième, au début du vingtième siècle, Pierre Louÿs (dont l’œuvre érotique volumineuse, réservée à un public averti, a été rééditée en 2019 aux éd. Robert Laffont, coll. Bouquins), Guillaume Apollinaire (Les Onze mille verges), poursuivent l’héritage obscène de leurs aïeux. Il paraît qu’Apollinaire était très influencé par le marquis de Sade ; on s’en serait douté : « Son mouvement de va-et-vient dans le con bien serré semblait causer un vif plaisir à Mira qui le prouvait par des cris de volupté. Le ventre de Vibescu venait frapper contre le cul de Mira et la fraîcheur du cul de Mira causait au prince une aussi agréable sensation que celle causée à la jeune fille par la chaleur de son ventre. Bientôt les mouvements devinrent plus vifs, plus saccadés, le prince se pressait contre Mira qui haletait en serrant les fesses. Le prince la mordit sur l’épaule et la tint comme çà. Elle criait : « Ah ! c’est bon… reste… plus fort… plus fort… tiens, tiens, prends-tout. Donne-le moi, ton foutre…. Donne-moi tout…. Tiens…. Tiens Tiens ! » Et dans une décharge commune ils s’affalèrent et restèrent un moment anéantis. »
J’ai omis quantité d’œuvres, poèmes, romans et contes du même acabit : je ne voudrais pas que mon site devienne interdit aux moins de dix-huit ans. Quant à notre époque, on la dit industrielle et pornographique : allons ! croyez-vous encore qu’elle eût effarouché un Malherbe ?…