Article paru dans Causeur le 19 juin 2025
C’est un paradoxe, mais notre époque, qui se passionne pour le policier, a totalement occulté l’œuvre de Pierre Boileau et Thomas Narcéjac, auteurs pourtant d’un nombre inquantifiable de romans à suspense, égaux, voire supérieurs, à ceux de Christie et Conan Doyle, Leblanc et Chesterton, et dont les intrigues ont pendant des années frappé l’imagination du monde entier.
Mais revenons en arrière. Nous sommes en 1947. L’Esthétique du roman policier, traité théorique sur le genre, par Thomas Narcéjac, tombe un peu par hasard entre les mains de Pierre Boileau. Lui-même, romancier, a quelques prétentions en la matière ; alors, quoique critique au premier abord, il lit l’ouvrage, désireux d’en juger le contenu. L’accroche est immédiate ; Boileau dévore l’opuscule. « Quand j’y trouvai également mon nom, accompagné de quelques louangeuses considérations, je ne doutai plus que ce Thomas Narcéjac ne fût un spécialiste éminent. » Une longue correspondance s’ensuit entre les deux hommes, à propos des défauts récurrents du genre policier et des manières d’y remédier. Tous deux rejettent, d’une voix commune, le roman noir trop corseté pour notre littérature (un crime, un enquêteur, la révélation), construit comme une pièce de théâtre. Narcéjac refuse même que l’on parle de roman « policier » : il préfère à ce terme celui de « roman de suspense », afin de dégager du genre ce prototype obligé du détective. Non ! leurs romans auront des prétentions, ils seront psychologiques et réalistes, ils iront concurrencer leurs confrères d’écriture au rayon « littérature » des bibliothèques ; en somme, ils feront du Simenon, moins le commissaire Maigret.
Nous voulions assouplir le roman-problème ; cela signifiait qu’il fallait lui insuffler la vie qui lui manquait. Autrement dit, le roman de mystère devait être, d’abord, un roman comme les autres, avec de vrais personnages, de vraies situations dramatiques, avec un style et un ton ; avec un tempérament propre et bien reconnaissable.
(« Pierre Boileau par Thomas Narcéjac », in Quarante ans de suspense, Boileau-Narcéjac, coll. Bouquins, 1988)
On voit que Boileau et Narcéjac, en cela bien français (notre nation est toute théorique), pensent le policier avant que de l’écrire : d’ailleurs, Thomas Narcéjac était professeur de philosophie. Quant à la mise en pratique de ces grandes théories, elle est admirable, pleine de fulgurances. Les Visages de l’ombre par exemple, rare narration du point de vue interne d’un aveugle, révèle ce qu’il y a de plus profond dans le récit littéraire : l’auteur, grâce à cette focalisation originale, peut jouer avec les sens du personnage en même temps qu’il joue avec les sens du lecteur, car le lecteur aussi, aveugle par définition, ne voit qu’en imaginant ; d’où mille possibilités intéressantes, a fortiori dans le domaine du policier. Rarement lecteur ne se sentira plus physiquement oppressé qu’à la lecture de cette intrigue dérangeante !
Si le début de leur correspondance date de 1947, Boileau et Narcéjac ne se rencontrent pour la première fois qu’en juin 1948, à l’occasion d’une remise de Prix du roman d’aventures à Narcéjac. Ce face-à-face tant attendu comble leurs espérances : leur amitié, qui avait commencé épistolairement, s’épanouit autour d’un café en terrasse, et prend dès lors une dimension nouvelle. Tous deux réaffirment leur lassitude de l’impérialisme du roman noir ; au fait, et s’ils écrivaient le roman qu’ils aimeraient lire ?…
Tous les confrères à qui nous annonçâmes ensuite nos intentions de collaborer nous firent la même observation : « Vous êtes stupides ! Vous semblez bien vous entendre… vous serez fâchés à mort avant six mois ! »
Notre association date de bientôt vingt ans !
(« Thomas Narcéjac par Pierre Boileau », in Quarante ans de suspense, Boileau-Narcéjac, coll. Bouquins, 1988)
Certes, les deux hommes s’accordent sur la nécessité d’un roman policier nouveau, à la française, dégagé des règles strictes de la littérature noire ; il n’en demeure pas moins que tout les oppose : « origines, goûts, sensibilité, manière de penser » (P. Boileau) ; fi ! leurs désaccords feront précisément la fortune de cette curieuse écriture à quatre mains, par le travail permanent de réflexion qu’ils feront naître. Et puis, « si nous réagissions de la même façon, demande Boileau, si chacun de nous pouvait se substituer à l’autre, à quoi nous servirait d’être deux ? » Ainsi la collaboration s’organise. Boileau invente l’intrigue ; Narcéjac la critique ; Boileau s’intéresse aux situations, Narcéjac aux êtres ; et l’âpre lutte commence entre ces deux visionnaires, lutte d’où sortira le roman policier, comme un monde émerge de la confrontation des dieux. « Lui, écrit Pierre Boileau, finit par accepter que tel personnage accomplisse, en telle circonstance, tel geste qui ne correspond peut-être pas absolument à sa nature propre. Moi, je renonce — non sans regret — à un épisode qui me paraissait particulièrement efficace. » Et Narcéjac de conclure : « Nous nous rejoignons dans l’œuvre. » Boileau s’intéresse à ce que l’on pourrait appeler l’impossible dans le quotidien : « La femme de Ravinel est morte. Il en est sûr puisqu’il l’a noyée de ses propres mains. Et pourtant, voilà qu’elle donne signe de vie. Elle est et elle n’est pas ! L’illogique commence. […] Mais la logique finit toujours par triompher. » Narcéjac met l’œuvre en forme, ajoute sa patte un peu psychologique, un peu mystique, renvoie le manuscrit ; Boileau corrige, polit, perfectionne : et l’œuvre naît. Formule ô combien divertissante, que ces situations impossibles en apparence, et qui trouvent toujours une explication rationnelle ! — propre au twist, excellente pour le cinéma. Aussi ne s’étonnera-t-on guère que les plus grands réalisateurs se les soient arrachées, Clouzot, Friedman, Périer ; Vertigo, le chef-d’œuvre d’Hitchcock, tire son récit d’Entre les morts. Hitchcock avait bien choisi : tout Boileau-Narcéjac figure dans ce roman sublime. Un homme, Flavières, chargé par un époux inquiet de surveiller la femme qu’il aime, dont la dépression mystique l’inquiète de plus en plus, assiste impuissant à son suicide ; mais des années plus tard, la voici qui réapparaît : fantôme surgi d’entre les morts ?…
Quant au style, on regrettera une écriture malgré tout bâclée, un peu trop roman de gare, sans grandes prétentions et pleine de phrases scandaleuses, du type : « Sa montre oscillait au-dessus du beurrier comme un pendule » ; ou : « Marguerite avait le visage moite, les yeux lui cuisaient » (!!). Et pourtant ! il y a du Lord Jim dans l’obsession de Sylvain, au début de L’Ombre et la proie. Tout à coup, au milieu d’une description, apparaissent des puretés de style à la Flaubert : « Ils suivirent un sentier en corniche et, les derniers jardins faisant place à la lande, ils découvrirent la mer, d’un vert livide, un énorme horizon de nuées et, à leurs pieds, un éboulis de rocs noirâtres, sauvages, où les vagues s’écrasaient en nuages blêmes, en fumées d’écume. » Certains romans, D’Entre les morts, Les Magiciennes, happent l’attention, angoissent, tiennent en haleine… et même le lecteur le plus désabusé se surprend à lire toute la nuit, sursautant aux moindres bruits !