On ne présente plus Jean Giono, l’homme de Manosque, l’auteur d’Un roi sans divertissement. L’écrivain nous gêne un peu aux entournures ; on ne sait trop qu’en penser ; son pacifisme ravit en même temps qu’il dérange, pour la collaboration qu’il entraîna de facto ; sa prose, d’une simplicité déconcertante, confine à la niaiserie souvent, et pourtant nul n’oserait sans paraître un insensé lui retirer son statut d’écrivain, qui, dans la patrie de la littérature, lui confère un caractère quasi sacré. Puis, Giono, force est de le reconnaître, a bel et bien produit de petits chefs-d’œuvre, comme Le Hussard sur le toit, Le Chant du monde évidemment, ou cet ouvrage mystérieux, Les Vraies richesses, écrit en 1936, et qui traite de la nature.
Il s’agit là, peut-être, moins d’un livre du Giono pacifiste que du Giono écologiste. L’auteur, à la Hugo, c’est-à-dire bellement mais sans profondeur, bêtement diraient certains, y déplore pêle-mêle l’industrie, la ville, la société de consommation, le progrès dans son aspect marchand.
Jusqu’à neuf heures du matin, la rue sert de couloir à ceux et à celles qui vont au travail. Le travail ici n’est plus à la mesure de l’homme, ni de sa joie, ni de son cœur. Il est devenu laid, inutile et dévorant. Il semble n’exister que pour user de la matière humaine. Il ne fonctionne plus suivant les lois naturelles de la transformation. Il ne se sert plus de l’admirable sens ouvrier de l’homme. Il est impersonnel, collectif ; plus que tout il donne l’impression du vide et de l’inutile, et il détruit chaque jour la beauté de la vie chez plus d’un demi-million d’êtres vivants. Rien de ce qu’il crée n’a de qualité. Les objets fabriqués que je touche ont d’invisibles bavures où s’accroche et s’irrite la peau de mes doigts. Aucun ne fait jouir mes mains. Leur matière est agonisante. L’ouvrier n’a eu ni le temps, ni l’envie ; il n’a plus l’esprit de conserver la vie à la matière qu’il travaille. Il est vrai que la plupart du temps celle qu’on lui donne est ingrate et de petite santé. On ne veut pas faire beau. On veut faire vite, bon marché et beaucoup. Ces pauvres choses me proposent timidement d’intervenir dans mon confortable. Elles ne peuvent rien me donner. Mais je ne les repousse pas. Je les regarde avec tristesse comme le bois d’un croix sur laquelle on crucifie inutilement tous les jours des hommes et des femmes.
(Les Vraies richesses, J. Giono)
Les accents parfois sont émouvants ; comme ici, où il déplore le système capitaliste, certes un peu grossièrement, en s’appuyant sur sa propre expérience de jeunesse, de banquier !
Ce qui devrait être abondant, gratuit, répandu sur la terre comme le limon des fleuves, d’autres le contingentent, ils le retiennent, le serrent dans des murs de béton, dans de gros coffres-forts à blé, ils l’enferment, ils poussent les gâches des grosses portes. Ils disent : « Ah ! enfin, c’est en sûreté. C’est des sous, ça sera des sous l’an prochain, plus tard, mais pour l’instant je suis tranquille, c’est enfermé ! » Ils disent ça pendant que sur la terre des gens se sacrifient pour avoir un morceau de pain. J’appelle se sacrifier être par exemple employé dans une banque et écrire des chiffres sur du papier – ce que j’ai fait moi-même pendant dix-sept ans et je ne savais pas quelle était la couleur de la campagne à quatre heures de l’après-midi – ou par exemple être apprenti chez Renault comme le petit Bob qui vient de vivre avec moi dix jours dans la montagne et qui pleure en pensant à son retour à l’atelier (il a seize ans et il est l’aîné de cinq enfants et il doit perdre sa jeunesse dans une tôlerie automobile pour gagner un peu de de cette farine contingentée).
(Les Vraies richesses, J. Giono)
Car Giono, tels Verlaine, Balzac, Molière, Dumas et j’en passe et des meilleurs, passa d’abord par l’ingratitude d’un travail moderne, – de bureau –, et en ressortit outragé.
Je suis le compagnon en perpétuelle révolte contre ta captivité, qui que tu sois, et si tu n’es pas révolté en toi-même, soit que le travail ait tué toutes tes facultés de révolte, soit que tu aies pris goût à tes vices, je suis révolté pour toi malgré tout pour t’obliger à l’être.
(Les Vraies richesses, J. Giono)
Contrairement à Baudelaire et tant d’autres de ce siècle et du siècle suivant, qui la célébraient, le poète Giono n’est jamais à court de blâmes contre la ville, qu’il perçoit comme l’horreur moderne. « Que tout le monde se débarrasse de sa ville », proclame-t-il, superbe, sans que l’on comprenne bien l’intérêt d’une déclaration si évidemment arbitraire. Là est tout l’écrivain. On ne sait jamais trop s’il déplore avec la conscience de l’impossible, ou s’il prescrit vraiment ces étranges retours à une nature rousseauiste (excessivement fantasmée), paradoxaux et trop souvent contradictoires. Alors, en attendant, on peut le lire pour le rythme des phrases et la poésie des idées, à défaut d’autre chose.
De cette terre d’Île-de-France qui était aussi humaine que n’importe quelle autre, tu as fait sortir tes palais barbares, dicteurs de lois, rois des arts, silos à phosphore où dort, inutile, la cristallisation des intelligences mortes. De cette terre capable de porter un grand poids d’arbres, tu as fait sortir des forces artificielles qui imposaient la distraction du monde naturel. Tu trompais la jeunesse des enfants avec de fausses mystiques, tu faisais travailler les hommes pour de fausses richesses, sous l’admirable tendresse de ton ciel gris où survit le regard des poètes massacrés.
(Les Vraies richesses, J. Giono)
Mais, au fait, quelles sont-elles, ces « vraies richesses » ? Des niaiseries de poète ! – la joie, l’amour, le soleil.
Car, ce que nous dédaignons c’est la nourriture de la vie et d’une vie qui est la joie, et si nous n’en mangeons pas nous mourrons.
(Les Vraies richesses, J. Giono)
Et ces vraies richesses, ajoute-t-il, libéral (communiste ?), « plus elles sont grandes, plus elles sont extraordinaires, plus on a de joie à les donner. »
Lecture conseillée :
- J. Giono, Les Vraies richesses