The Lord of the Rings, de J.R.R. Tolkien – L’œuvre de toute une vie

Photographie en noir et blanc de Tolkien, prise dans les années 1920 à l'université de Leeds
Photographie en noir et blanc de Tolkien, prise dans les années 1920 à l'université de Leeds

L’histoire des peuples est ainsi faite, que des événements glorieux la marquent telles les bornes d’une route interminable, au cours desquels des actes héroïques sont accomplis, que ce soit par des soldats valeureux – Achille, Roland –, par des rois téméraires – Agamemnon, Guillaume le Bâtard –, ou par des femmes audacieuses – Judith, Geneviève. Ces événements, ces actes, des témoins les chroniquent. Les pères les racontent aux fils, et les fils aux petits-fils. Cela dure quelques générations… Mais les siècles s’écoulent à la vitesse d’un cheval au galop – « le temps s’enfuit sans retour », disait Virgile –, et bientôt les prouesses d’antan sont noyées dans le fleuve profond des jours qui passent – alors, l’histoire devient légende, et la légende devient mythe. Mille ans – ou deux mille, ou dix mille – passent en un instant, et les poètes remplacent les chroniqueurs. Ces faits lointains, dont on ne sait plus vraiment, désormais, s’ils eurent jamais lieu, les aèdes – Homère, dans L’Iliade – les narrent à leur manière, et les peintres les représentent à leur façon – Gustave Moreau et ses représentations d’Hélène. De nouvelles décennies succèdent à de nouveaux siècles, et d’autres poètes, frappés par les épopées, par les peintures de ces échos de naguère, les poétisent à nouveau… Hélas ! Jusqu’à quand cela peut-il durer ?… Avant longtemps, la poésie du tableau de la poésie de la chronique ne suffit plus : la roue a trop tourné, la palette est sèche – l’esprit est comme lassé. Cependant l’homme a trop besoin d’histoire : l’un d’entre eux, qui ne connaît que trop bien tout son héritage, laisse courir, les soirs où la pleine lune excite l’imagination, sa plume sur des brouillons vierges qui traînent ici et là, dos de copies d’étudiants, restes de cours inachevés : et voici que sur les ruines d’un réel féerique, il invente un nouveau monde !

Cette histoire, c’est à peu près celle de Tolkien et de sa littérature. Il y eut les cultures germano-nordiques – Germains, Celtes, Anglo-saxons – et leurs aventures nomades et guerrières, qui charriaient, à travers l’Europe, des mythologies venues des premiers jours du monde. Il y eut les légendes : Beowulf, Kullervo, la Chanson des Nibelungen. Il y eut les nouveaux poèmes de ces anciennes légendes poétiques : poèmes musicaux, poèmes picturaux – Richard Wagner dont le lien avec Tolkien est évident, en dépit des dénégations de ce dernier (lire cet article de Radio France pour s’en convaincre), Jean Sibelius. Et puis il y eut John Ronald Reuel Tolkien, diplômé d’Oxford, professeur de langue ancienne et de langue et littérature anglaises, « spécialiste de philologie faisant autorité dans le monde entier » (Le Silmarilion, éd. Bourgois 1978). De son cœur d’enfant, l’éminent professeur puisa dans le fonds commun des passés immémoriaux, et de toute la matière qu’il en récupéra, pétrit, à la manière d’un dieu démiurge, d’abord une cosmogonie, et puis une « geste héroïque » (selon ses propres mots, dans une lettre de mars 1955).
« Un poète est un monde enfermé dans un homme », écrivait Victor Hugo dans La Légende des Siècles. Les poètes, « ces grands esprits parlant avec de grands fantômes », Tolkien les a sans doute rejoints : son nom, en tout cas, ne sera jamais dissocié de la grande pléiade des créateurs. Et, qui sait ? peut-être que dans cent ans, dans cinq cents ans, ou dans mille ans, piochera-t-on dans ses œuvres pour en inventer de nouvelles, comme nous empruntons aujourd’hui, sans honte aucune, dans les sagas médiévales et les mythes antiques, dans Les Métamorphoses et la légende arthurienne, les sujets de nos rêveries et de nos fictions.

Tolkien n’est pas un auteur de littérature classique – n’en déplaise aux puristes, il n’est pas encore enseigné dans les classes. Ce blog fera toutefois une exception à la règle. N’est-ce pas justice ? Tolkien, après tout, fut lui-même une exception : une bulle de rêves, dans un monde en guerre ; comme une poussière de fée, jetée par-dessus les cratères des bombes, pour faire oublier l’horreur – le temps d’une, de deux, ou de trois lectures.

1. Le Premier Âge : l’écriture

L’histoire des éditions du Seigneur des Anneaux, c’est l’histoire du passage d’un monde à un autre : d’un monde du courrier à celui du courriel, d’un monde du manuscrit à celui du tapuscrit. La Note on the text de Douglas A. Anderson, qui figure au début de l’édition HarperCollins de 2007, est à ce propos édifiante – et nous ne saurions que trop en conseiller la lecture aux curieux – : Anderson, dans un récit qui relate d’un bout à l’autre le processus éditorial du Seigneur des Anneaux, évoque aussi bien les « études de manuscrits » et autres « déchiffrements », que les « programmes informatiques » et de numérisation.
C’est que si Tolkien est né en 1892 et mort en 1973, soit bien avant l’explosion de l’informatique dans les années 1980 et surtout 1990, son œuvre la plus populaire a connu, quant à elle, toutes les difficultés des passages successifs de l’écriture à l’impression, puis de l’impression à l’informatisation. L’histoire de cette œuvre est à elle seule passionnante : elle est un long cheminement qui parcourt les méandres de la pensée de l’auteur, passe devant chacune des grandes étapes d’une vie marquée du double sceau de la guerre et de l’enseignement, voyage à travers tous les pays du monde, – surtout aux États-Unis –, et rencontre au passage la nouvelle technologie.
Anderson lui-même, dans sa Note, relève ce fait saugrenu qu’il n’y a pas d’autre exemple, dans la littérature, d’une histoire éditoriale aussi complète que celle du Seigneur des Anneaux : et parce qu’elle est transparente, et parce qu’elle est totale dans ses implications.
Mais n’allons pas trop vite : avant l’édition, il y a l’écriture – commençons donc d’abord par l’écriture.

Un heureux hasard de la nature fait que tout, chez Tolkien, réfère à l’ancien légendaire, depuis sa propre personne – son nom à consonance mythologico-celtique ne semblait-il pas prédestiné à une glorieuse aventure littéraire ? – jusqu’aux vestiges de son travail. Voilà seulement cinquante ans qu’il a quitté ce monde : et pourtant ! l’on croirait parfois qu’il a vécu il y a cinq cents ans, pour ne pas dire cinq mille, tant son œuvre, et ce qu’il en reste, a quelque chose de poussiéreux, à commencer par ses manuscrits. Christopher Tolkien – mort en 2020 – l’avouait lui-même : certains brouillons de son père demeuraient indéchiffrables, malgré tous les efforts déployés pour en lire le contenu.

Dans La Guerre de l’Anneau, Christopher Tolkien reproduit l’une des pages du premier manuscrit du chapitre « L’apprivoisement de Sméagol », et juste en face, le texte imprimé correspondant. L’on ne peut qu’être impressionné par toutes les capacités qu’il faut déployer pour le déchiffrer.
(Anderson, Note on the text, in Tolkien, The Fellowship of the Ring, trad. P. Rafin)

L’on croirait qu’Anderson parle ici du codex retrouvé de quelque scribe antique, ou du parchemin millénaire d’un moine copiste de l’époque féodale – quand il fait, pourtant, bel et bien référence aux ébauches de Tolkien !
Si l’on a tant de mal, encore aujourd’hui, à « déchiffrer » l’auteur du Silmarillion, ce n’est pas seulement parce qu’il utilisait des encres pâles, ou grattait le papier trop vite pour rester soigneux ; c’est aussi parce que ses notes, pléthoriques, s’entassaient en piles dont la hauteur eût dépassé le sommet du Caradhras, rendant incroyablement complexe la compréhension de son univers. La plume de l’écrivain est un appareil qui transforme les pensées en mots : l’encre, c’est l’imagination qui coule. La cervelle de Tolkien débordait d’imagination : ses brouillons étaient noirs d’écriture. Son monde fut en création permanente : et c’est précisément parce qu’il le développait toujours, qu’il ne cessa de revenir sur Le Seigneur des Anneaux, afin de l’amender.
Comme le titan Atlas, qui portait le monde sur ses épaules, Tolkien devait tirer, à la seule force de ses bras, la charge de toute une cosmogonie. Cela explique bien assez pourquoi son écriture fut aussi longue et laborieuse. Dans l’avant-propos à la seconde édition, l’auteur, justement, décrit les grandes étapes de l’écriture de son chef-d’œuvre : nous donnons l’extrait dans sa longueur, parce qu’il en vaut la peine.

La composition du Seigneur des Anneaux s’étira de 1936 à 1949, période au cours de laquelle je fus occupé par de nombreux devoirs qu’il m’était impossible de négliger, et souvent pris par mon métier de chercheur et d’enseignant. Mon retard, bien sûr, fut encore augmenté par le déclenchement de la guerre en 1939, si bien qu’à la fin de cette année, mon histoire n’avait pas encore dépassé le Premier Livre. Malgré les ténèbres [darkness] des cinq années qui suivirent, j’estimai que mon récit ne pouvait être complètement abandonné, et j’en poursuivis l’avancée, la nuit le plus souvent, jusqu’à parvenir à la tombe de Balin, en Moria. Là, je cessai d’écrire pour un long moment. Presque un an plus tard, je me remis à la tâche ; à la fin de l’année 1941, j’étais arrivé à la Lothlórien et à la Grande Rivière. L’année suivante, j’écrivis les premières ébauches de ce qui constitue désormais le Livre Trois, et les débuts des chapitres I et III du Livre Cinq ; là, alors que s’enflammaient les feux d’alarmes d’Anorien et que Théoden parvenait au Val de Hart, je m’interrompis. […]
Au cours de l’année 1944, […] je me forçai à commencer le périple de Frodon en Mordor. Ces chapitres, qui devaient devenir le quatrième livre, furent écrits puis envoyés les uns après les autres, comme une série, à mon fils Christopher, qui se trouvait alors en Afrique du Sud avec la RAF. Il fallut néanmoins cinq années supplémentaires, avant que l’histoire ne soit enfin terminée ; entre-temps je changeais de maison, de chaire, et d’université, et les jours, s’ils étaient moins sombres, n’étaient pas moins laborieux.
(Tolkien, Foreword to the second edition, in The Fellowship of the Ring, trad. P. Rafin)

Il fallut encore relire, et, surtout, taper l’ensemble du texte à la machine, ce dont Tolkien semble avoir gardé un méchant souvenir… Mais enfin, l’écriture de son roman paraissait enfin terminée : l’auteur se croyait-il alors au bout du voyage, comme Frodon à Fondcombe, après qu’il eut quitté la Comté ? Le plus dur, hélas, restait encore à venir !

2. Le Deuxième Âge : l’édition

Dès l’abord, deux maisons d’édition, une en Angleterre, une aux États-Unis, allaient se partager le – très – gros livre de Tolkien, divisé en six parties, et augmenté d’appendices – rappelons que c’est uniquement par décision des éditeurs qu’il fut publié en trois volumes – : George Allen & Unwin en Grande-Bretagne, et Houghton Mifflin en Amérique.
La première impression du premier tome du Seigneur des AnneauxLa Communauté de l’Anneau (trad. Ledoux) –, opérée en juillet 1954 par Allen & Unwin, fut une catastrophe pour Tolkien : car il s’aperçut bientôt qu’elle était truffée d’erreurs, et, pire que tout, de corrections arbitrairement décidées par les éditeurs… et passablement choquantes pour un linguiste !

These « corrections » include the altering of dwarves to dwarfs, elvish to elfish, further to farther, nasturtians to nasturtiums, try and say to try to say, and (« worst of all » to Tolkien) elven to elfin.
(Anderson, Note on the text, in Tolkien, The Fellowship of the Ring)

Dans un univers où la langue et le vocabulaire tenaient une place aussi prépondérante, ces corrections, même si elles étaient accomplies de bonne foi, risquaient bien, en effet, de passablement gêner l’expérience de lecture d’un public déjà très assidu. « Avant même la publication du troisième tome, rappelle Anderson, dans lequel était contenu un certain nombre d’informations qui n’avaient pas encore été dévoilées sur les langues inventées par l’auteur et la manière de les écrire, Tolkien reçut beaucoup de courriers de lecteurs écrits dans ces langues, ainsi que de nombreuses demandes de précisions quant aux subtilités de leurs emplois. »
Suite au premier tome, les publications s’enchaînent. Les éditeurs sont rassurés : eux qui ne croyaient que modérément à la réussite de l’entreprise, constatent avec la satisfaction du commerçant que le succès est au rendez-vous. Les Deux tours, le second tome, est publié le 11 novembre 1954 en Angleterre, et le 21 avril 1955 aux États-Unis. Le Retour du Roi, le troisième et dernier volet, sort le 20 octobre 1955 à Londres, et le 5 janvier 1956 à Boston.

L’affaire eût pu en rester là… mais c’était sans compter le perfectionnisme monumental – au sens premier – du dieu créateur de la Terre du Milieu !
Il serait fastidieux de dresser ici le détail de l’enchaînement proprement incroyable des corrections, révisions, et complications en tous genres (dates, droits d’auteur), qui se succédèrent après les premières publications de 1955-1956 : encore une fois, nous renvoyons le lecteur à la Note d’Anderson, admirablement bien écrite et très complète, tout en restant synthétique. L’on chercherait en vain, dans l’histoire des lettres, un cas similaire à celui de Tolkien : jamais un auteur n’a eu, autant que lui, la possibilité d’amender de si nombreuses fois une œuvre déjà publiée par les maisons d’édition. Et l’on peut même se demander si la chose serait possible aujourd’hui !
Jusqu’à sa mort en 1973, donc, l’auteur du Seigneur des Anneaux ne cessa de forger son monde, et d’indiquer aux éditeurs, au fur et à mesure de son travail créateur, les remaniements nécessaires à sa trilogie. En 1965, 1966 et 1967, les secondes éditions précédèrent les secondes éditions avec texte mis à jour, et Tolkien, titan de travail, rivé à son bureau, un œil à Londres, l’autre à Boston, de sa vue supérieure essayait, tant bien que mal, de chapeauter au mieux la tâche harassante des éditeurs.

Un jour, Tolkien écrivit, à propos des remaniements du Seigneur des Anneaux, qu’il avait peut-être échoué à garder un bon ordre dans ses notes ; il est probable que [le caractère erratique des rééditions et amendements successifs] ait été le fruit d’un tel désordre – celui de ses notes, ou de la capacité des éditeurs à les suivre avec la précision attendue.
(Anderson, Note on the text, in Tolkien, The Fellowship of the Ring, trad. P. Rafin)

Tolkien, nous l’avons dit, rendit son dernier soupir en 1973. Encore une fois, l’affaire eût pu en rester là… mais cette fois-ci, c’était sans compter son fils ! Ce dernier – Christopher –, reprenant le flambeau paternel, ne cessa presque jamais, depuis 1974 jusqu’à sa mort, d’amender toujours plus le texte original du Seigneur des Anneaux, et de superviser les réimpressions des éditions successives (Allen & Unwin, devenu Unwin Hyman, et maintenant HarperCollins) – afin d’aider les éditeurs à demeurer fidèles aux volontés du défunt.
En 1987, Houghton Mifflin, l’éditeur américain, pouvait se vanter de publier la version la plus récente, et la plus juste, des aventures de Sam et de Frodon. La joie serait de courte durée : car un nouvel âge s’ouvrait alors, celui de l’informatique, qui devait succéder à une ère de communication difficile, et surtout de coordination catastrophique. Un Troisième Âge, eût dit Tolkien – si le Premier avait été celui de l’écriture, et le Deuxième, celui de l’édition.

3. Le Troisième Âge : l’informatisation

Sept ans après la dernière édition américaine, en 1994, HarperCollins, en Grande-Bretagne, décidait de publier une énième édition du Seigneur des Anneaux. Le motif ? L’utilisation inédite de processus informatiques de traitement de texte, censés harmoniser le texte pour l’ensemble des publications futures. Si l’idée ne pouvait que séduire, l’exécution fut, du moins au départ, un véritable cauchemar : car outre le fait que la technologie manquait encore d’une bonne mise au point, la machine sembla, comme en 1955, éprouver toutes les peines du monde à s’y retrouver dans les notes et contre-notes de l’auteur, ainsi que dans ses remaniements permanents.

Le pire a été que l’une des lignes des inscriptions de l’anneau, au chapitre « L’ombre du passé » de la Communauté de l’Anneau, a tout simplement sauté. D’autres incidents, tout aussi imprévisibles, sont survenus à l’occasion des autres éditions, quand le texte qui avait été informatisé a été transféré dans [divers programmes d’ordinateur] – par exemple, dans l’une des édition de la Communauté, les deux dernières phrases du « Conseil d’Elrond » ont simplement et inexplicablement disparu. De tels incidents ont été plutôt l’exception, et non la règle, et le texte a par ailleurs conservé sa cohérence et son intégrité au cours de sa numérisation.
(Anderson, Note on the text, in Tolkien, The Fellowship of the Ring, trad. P. Rafin)

Plus de peur que de mal, donc. Et même s’il fut nécessaire de contrôler l’ensemble du texte par une double lecture, l’édition de 1994 finit par sortir en librairie – qui plus est, forte de corrections supplémentaires supervisées par Christopher Tolkien.
En 1999, puis en 2002, Houghton Mifflin et HarperCollins publièrent de nouvelles éditions en trois volumes, basées sur celle de 1994 faisant désormais autorité – agrémentées, à chaque fois, des derniers amendements, certes de plus en plus microscopiques, apportés par le travail immense du fils de l’auteur.

Le texte du Seigneur des Anneaux semble aujourd’hui figé : mais pour combien de temps ? Et que valent donc réellement les éditions les plus récentes ? Il n’est pas certain que nous pourrons un jour posséder la lettre intégrale, et définitive, du manuscrit de Tolkien. Que l’on se console : à défaut d’une lettre nécessairement imparfaite, car l’œuvre parfaite n’existe pas, ce que finit d’ailleurs par reconnaître l’auteur lui-même dans une lettre fameuse, nous avons l’esprit – car il ne faudrait pas oublier que les romans de Tolkien, parsemés de vertus chrétiennes – la pitié de Bilbon, l’humilité des Hobbits –, sont aussi des miroirs de son âme.

Conclusion : et les traductions françaises ?

Les éditeurs Bourgois et Pocket se partagent les publications françaises du Seigneur des Anneaux. Deux traductions en ont été effectuées : une première, historique, de Francis Ledoux (1972-1973) ; et une seconde, plus récente, de Daniel Lauzon (2014-2016).
Ces deux traductions se valent bien : s’il a sans doute manqué à F. Ledoux un certain nombre d’informations techniques, si sa traduction s’est permise des libertés, elle n’en demeure pas moins d’un style particulièrement appréciable : ce grand esprit fut aussi le traducteur de Dickens, de Melville et de Shakespeare – entre autres.

Que l’on juge sur pièces. Voici, ci-dessous, dans l’ordre : 1° le texte anglais, 2° la traduction de F. Ledoux, 3° la traduction de D. Lauzon. Outre les différences stylistiques, le lecteur remarquera que D. Lauzon a préféré maintenir les consonances anglaises des noms, là où F. Ledoux les avait francisées (Frodo / Frodon, Bilbo / Bilbon, le Comté / la Comté).

Round the corner came a black horse, no hobbit-pony but a full-sized horse; and on it sat a large man, who seemed to crouch in the saddle, wrapped in a great black cloak and hood, so that only his boots in the high stirrups showed below; his face was shadowed and invisible.
When it reached the tree and was level with Frodo the horse stopped. The riding figure sat quite still with its head bowed, as if listening. From inside the hood came a noise as of someone sniffing to catch an elusive scent; the head turned from side to side of the road.
A sudden unreasoning fear of discovery laid hold of Frodo, and he thought of his Ring. He hardly dared to breathe, and yet the desire to get it out of his pocket became so strong that he began slowly to move his hand. He felt that he had only to slip it on, and then he would be safe. The advice of Gandalf seemed absurd. Bilbo had used the Ring. ‘And I am still in the Shire,’ he thought, as his hand touched the chain on which it hung. At that moment the rider sat up, and shook the reins. The horse stepped forward, walking slowly at first, and then breaking into a quick trot.
*
Un cheval noir, pas un poney de Hobbit, mais un vrai cheval, s’avançait dans le tournant ; et dessus était assis un homme de grande taille qui semblait ramassé sur la selle, enveloppé dans un grand manteau noir à capuchon, de sorte que seules ses bottes se voyaient en dessous dans les hauts étriers ; sa figure était invisible dans l’ombre.
Arrivé à l’arbre, au niveau de Frodon, le cheval s’arrêta. Le cavalier resta immobile, la tête baissée, comme s’il écoutait. De sous le capuchon vint le son de quelqu’un qui renifle pour saisir une odeur fugitive ; la tête se tourna d’un côté à l’autre de la route.
Une peur irraisonnée d’être découvert s’empara soudain de Frodon, et il pensa à son Anneau. Il osait à peine respirer et pourtant le désir de le sortir de sa poche devint si fort qu’il commença de remuer lentement la main. Il sentait qu’il lui suffisait de le glisser à son doigt et qu’alors il serait en sécurité. L’avis de Gandalf paraissait absurde. Bilbon avait utilisé l’Anneau. « Et je suis encore dans la Comté », pensa-t-il comme sa main touchait la chaîne à laquelle l’Anneau était attaché. À ce moment, le cavalier se redressa et agita les rênes. Le cheval repartit, doucement au début, puis à un trot rapide.
*
Un cheval noir apparut dans le tournant, pas un poney de Hobbit mais un cheval de haute stature. Un homme de forte carrure le montait, comme écrasé sur la selle : il était enveloppé d’une grande cape noire et d’un capuchon de même couleur, ce qui ne laissait voir que ses bottes dans les hauts étriers. Son visage restait dans l’ombre, invisible.
En arrivant à la hauteur de Frodo caché derrière son arbre, le cheval s’arrêta. La silhouette noire demeura tout à fait immobile, tête baissée, comme pour écouter. Il vint, de l’intérieur du capuchon, comme le bruit de quelqu’un reniflant pour capter une odeur insaisissable ; a tête se tourna de chaque côté de la route.
Une peur soudaine et inexplicable, la peur d’être découvert, s’empara de Frodo, et il songea à son Anneau. Il osait à peine respirer ; pourtant, l’envie de le sortir de sa poche devint si forte qu’il commença à remuer lentement la main. Il sentait qu’il n’avait qu’à le glisser à son doigt : alors il serait en sécurité. La consigne de Gandalf paraissait absurde. Bilbo s’en était bien servi, lui. « Et je suis encore dans le Comté », se dit-il au moment où sa main effleurait la chaîne où il était attaché. À cet instant, le cavalier se redressa et secoua les rênes de sa monture. Elle se remit en route, d’abord lentement, puis en un trot rapide.
(Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, texte original, puis trad. Ledoux et Lauzon)

Nous ne saurions que trop conseiller aux lecteurs de lire en anglais The Lord of the Rings. L’histoire est connue, le vocabulaire est facile : même avec un niveau d’anglais très moyen, l’œuvre est tout à fait lisible dans sa langue d’origine. Par ailleurs, peut-on seulement se satisfaire d’une traduction d’un auteur dont le domaine de la langue était la passion ? Les rythmes et les sonorités ont chez Tolkien une importance prépondérante ; l’écriture, chez lui, est véritablement poétique, au sens plein du mot : témoins les chansons et les poèmes qui parcourent son œuvre. En 1962, déjà, « dans Les Aventures de Tom Bombadil, J.R.R. Tolkien déploie son talent pour les assonances ingénieuses » (Le Silmarilion, éd. Bourgois 1978). Il est, hélas, par trop illusoire d’espérer rendre par la traduction ce talent pour les assonances…
Dès l’entrée, la traduction est impossible : comment rendre pleinement la sonorité de ces deux vers, et leur caractère monosyllabique ? « One Ring to rule them all, One Ring to find them, / One Ring to bring them all and in the darkness bind them ».

La traduction d’une œuvre de Tolkien, c’est comme la traduction d’un poème : l’on a beau prendre en pitié les efforts des traducteurs, l’on a beau même en être admiratif… le travestissement demeure toujours trop visible, et il semble que nul Anneau ne pourra jamais le faire disparaître !
Alors, l’on se résigne, l’on se retrousse les manches, et c’est en anglais que l’on pénètre, pour la première, la deuxième, ou la dixième fois, dans le livre-monde du Grand Démiurge.
L’anglais, on le parle, on le lit comme des Français : fort mal et avec un peu de mépris, mais de ce mépris qui masque l’envie. L’on ne comprend pas toujours tout, peut-être, mais qu’importe ? Paul Valéry avait cette belle phrase : « Le poème – cette hésitation prolongée entre le son et le sens. » À défaut du sens, on a le son : et l’on peut ainsi lire Tolkien comme on lit Mallarmé, bercé au moins par la chaleur des mots. L’on est comme le passager d’un navire en haute mer : l’on ne sait trop où l’on est, l’on ne sait trop où l’on va… mais l’on se sait entre de bonnes mains, et l’on s’y trouve si bien, sur ce bateau, que l’on aimerait y demeurer toute une vie !

 

 

Lecture conseillée :

  • The Lord of the Rings, J.R.R. Tolkien… dans une édition plutôt récente !

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