Histoire de la première croisade – Le chroniqueur anonyme, Jules Michelet et Jean Favier

La bataille d'Arsouf, par Gustave Doré
La bataille d'Arsouf, par Gustave Doré

Pour les chevaliers, la Croisade signifiait la conversion à la perfection chrétienne. Elle n’était pas qu’une reconquête : mais une lutte à mort contre les ennemis de la « Vraie Foi », les Albigeois, les suppôts du patriarche de Constantinople, et les Musulmans infidèles. « Cessez de vous battre, mes frères ! Déposez là les armes ! » criait déjà, en 1063, le pape Alexandre II aux Champenois et aux Bourguignons : « Et ensemble, main dans la main, partez à la Croisade, car là est l’ennemi véritable ! » ajoutait-il d’un ton rogue, forgeant ainsi, au préjudice de l’Islam – cette lame incassable assaillie sans relâche par les coups furieux de l’énorme marteau d’Occident –, et dans la guerre, la paix catholique. Cette croisade, pour les religieux de l’Ouest, apparaissait alors comme nécessaire. Que l’on en juge : Foulques III d’Anjou, que l’on surnommait le Noir, s’était au cours de sa vie rendu quatre fois, et sans aucun danger, en pèlerinage à Jérusalem ; mais depuis que les « Infidèles », Seldjoukides, Fatimides, reprenaient peu à peu l’Orient, et jusqu’à la Ville Sainte, ce beau voyage se payait désormais au prix d’un risque de mort.
La Croix travaillait le cerveau des Seigneurs de Guerre : elle n’était plus ce symbole mystique, ce geste de messe, ce credo, incarné par la seule pensée, celle des rachats des péchés du monde, celle du sacrifice éternellement recommencé par le rite, mais un objet de bois, de pierre, ou d’or, érigé à tous les carrefours, porté contre les poitrines, accroché aux murs des chambres, et à ceux des sanctuaires. Elle était levée, énorme, devant les pieux militaires agenouillés qui l’avaient cousue sur leurs vêtements, en signe de fraternelle reconnaissance.
Le culte de la Croix battait son plein. Et l’ouest brûlait du désir de mort.

Depuis un siècle, en effet, le culte de la Croix ne cesse de se développer. Ce n’est plus la Croix immatérielle, symbole du Christ et de sa mission divine. C’est le gibet de la Passion. Dans la sensibilité des années 1050, la Croix portant le Christ douloureux a pris une importance qu’elle n’avait jamais eue. Croix de pierre ou de bois, elle s’élève à tous les horizons. Croix d’orfèvrerie, elle prend place parmi les instruments usuels de la piété privée. C’est tout naturellement que le combat pour la foi se mue en un combat pour la Croix et que les pèlerins transformés en champions de la foi vont coudre des croix de toile ou de drap sur leurs vêtements. La Croix est à la fois marque de reconnaissance, signe d’appartenance et expression de la piété.
(Le Temps des principautés, J. Favier)

1. L’appel du Pape, et la croisade des pauvres

En l’an de grâce 1095, le pape Urbain II, soutenu par les évêques, assuré du soutien des princes les plus puissants, tel Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, appelait solennellement à la Croisade, devant les prélats, en la bonne ville de Clermont. Aussitôt rumeurs, clameurs et rugissements ! Cet appel fut un appel d’air : le grand appel de la guerre. Le son des cors, le souffle des chevaux, et le bruit des étendards claquant au vent d’hiver enflammèrent Londres, et Paris, et Rome, d’une grande envie de tirer l’épée, d’empoigner la lance, de charger, l’ardeur au cœur, l’ennemi sous les murailles de Jérusalem. À peine le Pape, ce gros vieillard de presque soixante ans, avait-il craché, presque mourant : « Délivrez les Lieux Saints, messeigneurs, affranchissez vos frères d’Orient, par Dieu, et pour le Christ ! » plaçant sous la sauvegarde de la Grande Église les biens des croisés, que la hâte, celle de goûter la mort, de voir le sang dégouliner sur les cuirasses, fit frémir l’imagination des chevaliers, et fouetta leur excitation d’une volonté sauvage. « À Dieu, et au Pape ! » hurlaient les grands ducs, les comtes et les barons francs. Ils se seraient bien gardés de crier au : « Au Roi ! » car cette affaire, c’était celle de la religion, et, d’ailleurs, le roi Philippe, ce pécheur gras tombé dans la chair, était frappé d’excommunication pour avoir répudié sa femme, Berthe de Hollande – après l’avoir enfermée dans le château de sa propre dot.
À vrai dire, le Pape lui-même se sentit un instant désemparé : il avait imaginé une expédition savamment préparée, célère et peu nombreuse, et sous ses yeux stupéfaits surgissait l’anarchie féodale, remuante, bruyante, turbulente à l’excès. L’historien Jean Favier a dit, ce sont ses mots : « le pape cherchait une armée ; il fait surgir une foule. »
Les seigneurs donnaient leurs terres en gage, cherchaient des régisseurs et des prêteurs ; partout, sur les chemins, des prédicateurs, Pierre l’Ermite, Gautier sans Avoir, de diatribe en diatribe, cinglaient les flancs des foules d’artisans et de paysans pauvres, d’hommes sans attaches et de femmes enceintes, de vieillards tremblants et courbés, et d’enfants, âgés d’à peine dix ans. Tous ensemble, ils se jetaient en direction de l’Orient, les uns à la suite des autres, précipitamment, sans attendre leurs seigneurs, et sans même savoir s’ils suivaient la bonne route : on les eût menés en Enfer – et dans ces milliers d’hommes, il ne se trouvait pas huit chevaux.

Ce fut alors un spectacle extraordinaire, et comme un renversement du monde. On vit des hommes prendre subitement en dégoût tout ce qu’ils avaient aimé. Leurs riches châteaux, leurs épouses, leurs enfants, ils avaient hâte de tout laisser là. Il n’était besoin de prédications ; ils se prêchaient les uns les autres, dit le contemporain, et de parole et d’exemple. « C’était, [dit Guibert de Nogent], l’accomplissement du mot de Salomon : Les sauterelles n’ont point de rois, et elles s’en vont ensemble par bandes. Elles n’avaient pas pris l’essor des bonnes œuvres, ces sauterelles, tant qu’elles restaient engourdies et glacées dans leur iniquité. Mais dès qu’elles se furent échauffées aux rayons du soleil de justice, elles s’élancèrent et prirent leur vol. elles n’eurent point de roi ; toute âme fidèle prit Dieu seul pour guide, pour chef, pour camarade de guerre… Bien que la prédication ne se fût fait entendre qu’aux Français, quel peuple chrétien ne fournit aussi des soldats ? Vous auriez vu les Écossais couverts d’un manteau hérissé, accourir du fond de leurs marais… Je prends Dieu à témoin qu’il débarqua dans nos ports des barbares de je ne sais quelle nation ; personne ne comprenait leur langue : eux, plaçant leurs doigts en forme de croix, ils faisaient signe qu’ils voulaient aller à la défense de la foi chrétienne.
« Il y avait des gens qui n’avaient d’abord nulle envie de partir, qui se moquaient de ceux qui se défaisaient de leurs biens, leur prédisant un triste voyage et un plus triste retour. Et le lendemain, les moqueurs eux-mêmes, par un mouvement soudain, donnaient tout leur avoir pour quelque argent, et partaient avec ceux dont ils s’étaient d’abord raillés. Qui pourrait dire les enfants, les vieilles femmes qui se préparaient à la guerre ? Qui pourrait compter les vierges, les vieillards tremblant sous le poids de l’âge ?… Vous auriez ri de voir les pauvres ferrer leurs bœufs comme des chevaux, traînant dans des chariots leurs minces provisions et leurs petits enfants ; et ces petits, à chaque ville ou château qu’ils apercevaient, demandaient dans leur simplicité : N’est-ce pas là cette Jérusalem où nous allons ? »
(Histoire de France, J. Michelet)

Un anonyme contemporain de ces événements, qui nous a laissé une chronique de la première croisade, raconte à peu près la même chose : la ferveur générale.

Il se fit un puissant ébranlement par toutes les régions des Gaules, visant à faire que quiconque désirait suivre le Seigneur, avec zèle et dans la pureté du cœur et de l’esprit, et après lui se charger de la croix dans la foi, embrassât sans tarder, à vive allure, la voie du Saint-Sépulcre.
Le détenteur apostolique du siège de Rome, Urbain le Second, partit au plus vite outre-monts avec ses archevêques, évêques, abbés et prêtres, et il se mit à habilement sermonner et prêcher : quiconque, disait-il, voulait sauver son âme, ne devait pas hésiter à prendre humblement la voie du Seigneur ; si lui manquait de deniers abondance, la miséricorde divine lui fournirait à suffisance. Le seigneur apostolique ajoutait : « Frères, il nous faut souffrir bien des maux pour le nom du Christ : ce sont misère, pauvreté, nudité, persécution, dénuement, infirmité, faim, soif et autres semblables, conformément à la parole du Seigneur à ses disciples : « Il vous faut souffrir bien des maux pour mon nom », et « Ne rougissez pas de parler à la face des hommes », et encore « Vous écherra large rétribution. »
Cette prédication se répandit progressivement à travers la totalité des régions et provinces des Gaules. Les Francs, en entendant de telles paroles, ne tardèrent pas à se coudre des croix sur l’épaule droite, disant qu’ils suivraient unanimement les pas du Christ, grâce auxquels ils avaient été rachetés de la main du Tartare.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

« L’avant première Croisade », celle des paysans, fut un carnage : ils pillaient les villes pour se payer par avance, et massacraient les Juifs, croyant punir ainsi les meurtriers du Christ avant de délivrer son Tombeau. La fatigue, la faim, la maladie les décimèrent avant même leur arrivée à Byzance : et l’empereur, contemplant avec horreur cette masse ignoble de misérables qui crachaient du sang, refusa, en dépit des supplications, de leur ouvrir les portes de la ville.
Le 21 octobre 1096, les Turcs les massacraient à Hersek : c’en était fait.
Et cependant, chose incroyable ! en Europe, les chevaliers, qui n’étaient pas encore partis, continuaient de se préparer, jugeant avec un peu de mépris cette « croisade pour rien » qui les avait devancés si témérairement, cette croisade des pauvres. Le Pape s’était dit : bah ! qu’ils aillent donc se faire massacrer, ces ignares trop impatients ! Et puis il avait envoyé son légat, Aymar de Monteil, courir l’Europe afin de coordonner les princes croisés. Peine perdue : les seigneurs avaient beau crier « Vive le Pape », ils n’en supportaient pas mieux l’autorité, et, tels les loups insoumis qu’ils furent toujours, s’ébranlèrent finalement selon leur bon vouloir, en faisant fi des recommandations du légat, balayant ses avis de gestes régaliens.
Godefroy de Bouillon et Baudouin de Boulogne partirent les premiers, bientôt suivis par le duc de Normandie Robert Courteheuse, et Raymond de Saint-Gilles. Au même moment, Bohémond le Grand, prince de Tarente, quittait la Sicile et prenait à son tour la route de Byzance.
Aucune chevalerie de l’ouest ne mit plus de fougue à cette Croisade que la terre de France.

2. Le siège de Nicée

Les Croisés, après bien des démêlés avec Alexis Comnène, empereur de Byzance, à qui ils durent prêter serment de lui soumettre d’avance leurs conquêtes, pénétrèrent enfin en Asie, et assiégèrent d’abord la cité de Nicée, par-dessus les murailles de laquelle les chevaliers francs balancèrent des têtes de Turcs, afin d’épouvanter les malheureux défenseurs.

Protégé par la vertu divine et tout resplendissant de ses armes terrestres, le comte [de Saint-Gilles] […] se heurta aux Turcs qui marchaient contre nous. Armé de toutes parts du signe de la croix, il chargea avec fougue et les terrassa. Ils prirent la fuite et eurent beaucoup de morts. Une seconde vague de Turcs vint au secours de la première, joyeuse et exultante, sûre de la victoire, traînant avec soi des cordes pour nous emmener garrottés dans le Khorassan. Arrivant en liesse, ils se mirent à dévaler peu à peu du faîte d’une hauteur. À mesure qu’ils descendaient, ils restaient sur place, la tête coupée par la main des nôtres ; ceux-ci projetaient les têtes coupées dans la ville avec des frondes, pour accroître la terreur des Turcs.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Après avoir pris la ville, les comtes de Saint-Gilles, de Normandie, de Blois et de Barneville, accompagnés de l’évêque du Puy, du prince Bohémond de Tarente et du frère du roi de France – Hugues le Grand –, mirent en déroute « plus de quatre cent mille Arabes » à la bataille de Dorylée – ils étaient si nombreux qu’ils recouvraient toutes les montagnes et collines des alentours, ainsi que les vallées et les plaines, à des milles à la ronde.
Et puis, ils traversèrent le désert…

Ils continuèrent donc leur route vers le midi, fidèlement escortés par les Turcs, qui enlevaient tous les traîneurs. Mais ils souffraient encore plus de leur grand nombre.
Malgré le secours des Grecs, aucune provision ne suffisait, l’eau manquait à chaque instant sur ces arides collines. En une seule halte, cinq cents personnes moururent de soif. « Les chiens de chasse des grands seigneurs, que l’on conduisait en laisse, expirèrent sur la route, dit le chroniqueur, et les faucons moururent sur le poing de ceux qui les portaient. Des femmes accouchèrent de douleur ; elles restaient toutes nues sur la plaine, sans souci de leurs enfants nouveau-nés. »
Ils auraient eu plus de ressources s’ils eussent eu de la cavalerie légère contre celle des Turcs. Mais que pouvaient des hommes pesamment armés contre ces nuées de vautours ? L’armée des croisés voyageait, si je puis dire, captive dans un cercle de turbans et de cimeterres.
(Histoire de France, J. Michelet)

3. Le siège d’Antioche par les Croisés

Les Croisés assiégèrent Antioche : au pied des murailles de cette cité splendide et merveilleuse se dressaient quatre montagnes imposantes, fort élevées. Sur la plus haute était bâtie la citadelle, magnifique, inexpugnable. En bas s’étendait la cité, grandiose, admirable, parée de mille ornements : l’on y avait édifié de nombreuses églises, et plus de trois cents monastères. Deux murailles entouraient la cité : la plus grande, très haute et merveilleusement large, contenait plus de quatre cents tours. À l’occident, le long des murs, coulait un fleuve que l’on nommait Farfar.
Après avoir fortifié la Mahomerie, les chevaliers chrétiens bâtirent un château par-dessus la montagne de Malregard, pour défier la ville.
Le siège s’éternisa… Les soldats d’Occident éprouvaient toutes les peines du monde à venir à bout de la citadelle. Les Turcs les pressaient de toutes parts, en sorte qu’aucun d’eux n’osait sortir des tentes ; d’un côté, ils les tenaient à la gorge, de l’autre, la faim les torturait. Ils étaient privés de tout secours et de toute aide. Nulle part ne s’ouvrait d’issue. Les ennemis virent qu’ils commençaient à désespérer ; et croyant qu’il serait bon de les attaquer au moment où ils paraissaient découragés, ils décidèrent de s’en prendre à eux, espérant sauver leurs amis d’Antioche. Ils faillirent bien les mettre en pièces ! Mais le prince de Tarente, Bohémond, peut-être le plus inspiré des chevaliers, avec Godefroy de Bouillon, envoya son connétable, Robert fils de Gérard, affronter la charge des Turcs. « Il ressemblait, dit la chronique, à un lion qui a souffert la faim trois ou quatre jours et sort de son antre en rugissant, altéré du sang des troupeaux ; il se rue comme à l’improviste au milieu des colonnes de bétail, et massacre les brebis qui fuient dans tous les sens. » Figurez-vous le seigneur Robert au milieu des colonnes adverses : « il les poursuivait avec tant de fougue, que les langues de son oriflamme voletaient au-dessus de leurs têtes » !
Et cependant les assiégés d’Antioche, du haut des murailles, contemplaient le désastre de l’armée venue les secourir : ils gémirent douloureusement, quand les assiégeants déposèrent, devant la porte principale, plus de cent têtes de morts.

Ainsi, ce jour-là, nos ennemis furent-ils écrasés avec l’approbation de Dieu. Les nôtres récupérèrent bonne quantité de chevaux et d’autres biens qui leur étaient de première nécessité. Ils apportèrent cent têtes de morts devant la porte d’Antioche, là où avaient établi leur camp les ambassadeurs de l’émir de Babylone envoyés à nos seigneurs.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Une seconde fois, les Turcs essayèrent d’attaquer les Croisés tandis qu’ils campaient devant la ville. Une seconde fois, les seconds triomphèrent des premiers, en les précipitant dans le fleuve – et les flots se teintèrent de la couleur du sang. Dès que l’un de leurs ennemis tentait de ramper sur une pile du pont, ou de regagner la terre à la nage, ils l’abattaient depuis la rive. La bataille dura tout le jour, sans interruption : les rumeurs, les clameurs résonnaient jusqu’au ciel. Des pluies de flèches obscurcissaient le firmament et la clarté du jour… Le combat ne prit fin qu’à la nuit tombée.
Le lendemain, au matin, les assiégeants apprirent que les Turcs d’Antioche étaient sortis pendant la nuit pour enterrer leurs morts. Cela les mit dans une grande colère. Pour se venger, ils exhumèrent les cadavres, brisèrent les tombes, et traînèrent les corps hors des sépulcres ; puis ils jetèrent les cadavres décapités dans une fosse, et envoyèrent les têtes aux ambassadeurs de l’émir de Babylone !
Bohémond, le prince de Tarente, aidé du traître Pirrus et de Male Couronne, s’empara finalement d’Antioche par une ruse digne du cheval de Troie ; Cassian, le maître de la ville, s’enfuit à toutes jambes jusqu’à un village des environs : mais quand les habitants le reconnurent, ils lui coupèrent la tête, et l’envoyèrent à Bohémond pour prix de leur liberté.

Tout cela se passa un 3 juin. Toutes les places d’Antioche débordaient maintenant de cadavres, en sorte que personne ne pouvait y stationner à cause de la puanteur. On ne pouvait circuler dans les rues sans marcher sur les cadavres.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

4. Le siège d’Antioche par les Turcs

Quand la nouvelle se répandit qu’Antioche était tombée, les princes d’Orient, furieux, se rassemblèrent et jurèrent la perte des envahisseurs : Courbaram – le prince de la milice du sultan de Perse –, l’émir de Jérusalem et le roi de Damas réunirent leurs troupes. Il y avait des Turcs, des Arabes, des Sarrasins, des Publicains, des Azymites, des Kurdes, des Persans, et puis des Angulans, de pied en cape bardés de fer. Avant longtemps – les Croisés s’étaient à peine remis de leurs peines ! – Courbaram assiégea Antioche où les Occidentaux demeuraient toujours, se reposant avant de se lancer à l’assaut de Jérusalem. Quand ces derniers virent au loin la grandeur de l’armée des coalisés, ils eurent si peur, qu’ils se barricadèrent dans la cité, et se préparèrent à leur tour au siège de la ville – mais cette fois-ci, comme des défenseurs.
Ce siège fut horrible : la famine les tourmenta.

À nous qui étions restés dans la ville, était devenu intolérable le poids des armes ennemies. Nous fîmes entre l’ennemi et nous un mur que nous gardions jour et nuit. En même temps, la famine s’appesantit si lourdement sur nous que nous en arrivâmes à manger nos chevaux et nos ânes.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Les assiégés allaient se rendre, car ils n’entrevoyaient plus d’issue… quand un prêtre, surgissant de nulle part, sut leur redonner courage. Il avait vu, disait-il, le Christ en songe, qui d’abord l’avait sermonné, parce que la puanteur, montée jusqu’au ciel des amours des Croisés avec les putains païennes, lui avait soulevé le cœur. Mais la Vierge, et Pierre, tombant à ses pieds, l’avaient supplié de sauver les Francs, et le Christ avait répondu : Si mon peuple revient à moi, alors je reviendrai à lui ! Ce prêtre jura tout ce qu’il put qu’il disait la vérité : et il voulut même se jeter du haut d’une tour et retomber par terre sans la moindre blessure, afin de prouver qu’il était bel et bien protégé par le Seigneur : « Seigneurs, si vous ne me croyez pas, laissez-moi seulement monter sur cette tour et je me jetterai en bas : si je suis sain et sauf, croyez-moi ; si j’ai la moindre blessure, décapitez-moi ou jetez-moi au feu. » Michelet n’a pas exactement la même version de cette histoire :

Un homme du peuple, averti par une vision, annonça aux chefs qu’en creusant la terre à telle place, on trouverait la sainte lance qui avait percé le côté de Jésus-Christ. Il prouva la vérité de sa révélation en passant dans les flammes, s’y brûla, mais on n’en cria pas moins au miracle.
(Histoire de France, J. Michelet)

Alors, quelle immense ferveur ! Quelle gigantesque clameur s’éleva dans toute la ville, courant d’une rue à l’autre, jusqu’à ce que la foule entière des soldats couvrît de ses cris de guerre les injures des Infidèles ! Les murailles en tremblèrent !… L’évêque du Puy fit aussitôt apporter les Évangiles et la Croix : Bohémond de Tarente, le comte de Saint-Gilles, Robert le Normand, le duc Godefroy, et le comte de Flandre, jurèrent Dieu de ne jamais déserter. Et Tancrède jura, quant à lui, de ne jamais se retirer du chemin de Jérusalem, tant qu’il aurait avec lui quarante chevaliers. Il fallait un sacré courage pour sortir de la ville, et oser affronter l’océan des Turcs : Bohémond, l’un des hommes les plus téméraires de son temps, ordonna de mettre le feu à Antioche, pour contraindre les hommes transis de peur à quitter leurs cachettes, et à se jeter contre les assiégeants.
Les conquérants assiégés, chauffés par les flammes, et par ailleurs affamés à cause du manque de vivres, finirent par sortir dignement, par les portes grandes ouvertes, sous les yeux des ennemis stupéfaits. Hugues le Grand marchait en tête, avec les Français et le comte de Flandre. Le duc Godefroy le talonnait de près, suivi des chevaliers de Robert le Normand. L’évêque du Puy, portant la lance du Sauveur, sortit à son tour accompagné de sa gent et de l’armée de Raymond, comte de Saint-Gilles, qui resta lui-même en hauteur afin de tenir en respect la citadelle, de peur que les Turcs n’eussent idée de descendre dans la cité. Tancrède et Bohémond vinrent ensuite leur prêter secours, sortant en dernier de la cité d’Antioche. Ils étaient tous là, debout, entre la ville en flammes et l’armée des Turcs, et la volonté sauvage brillait dans leurs regards. Autour, leurs évêques, leurs prêtres, leurs moines, revêtus des vêtements sacrés, portant des croix, priaient et suppliaient le Seigneur de les sauver, et de les arracher à tous les maux de la guerre. D’autres se tenaient sur les murailles, et de là les signaient et les bénissaient.
Courbaram, quand il vit se déployer ainsi ces guerriers féroces, prit peur, et ordonna la retraite à ses hommes. Ils ne coururent pas longtemps ; les Croisés les rattrapèrent bientôt, si bien qu’ils durent se résigner à livrer bataille.
Une pluie, un torrent de flèches et de javelots tombèrent du ciel. Le choc fut mémorable. Partout, à des milles à la ronde, ce n’était que cris, hennissements et cors. La plaine était remplie d’un bout à l’autre de soldats qui se battaient jusqu’à la mort. En un rien de temps, les cadavres couvrirent la terre, le sang inonda l’herbe verte. L’évêque du Puy, qui se battait avec la sainte lance, celle qui blessa le Christ en croix, était invincible : chacun de ses coups projetait dix hommes en l’air. Et pourtant ! Les ennemis, en nombre prodigieux, prenaient peu à peu l’avantage, et retrouvaient courage à mesure que les chevaliers chrétiens s’affaiblissaient. Une aide opportune vint alors les secourir…

Il sortait aussi de la montagne d’innombrables armées montées sur des chevaux blancs, dont tous les étendards étaient blancs. À la vue de cette armée, les nôtres ignoraient absolument ce qui se passait et qui c’était, jusqu’au moment où ils reconnurent qu’il s’agissait d’un secours du Christ, conduit par les saints Georges, Mercure et Démétrius. Il faut m’en croire sur parole, car plusieurs des nôtres ont vu.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Cette troupe divine, qui semblait venir du Ciel, prit les adversaires à revers, et les décima sans pitié, renversant ainsi l’issue de la bataille. Les Croisés crièrent : « Dieu le veut ! » et recouvrant l’espoir, bousculèrent avec une ardeur nonpareille les Infidèles, cependant que le mirage peu à peu se dissipait. Les Turcs épouvantés prirent la fuite : la victoire était aux chrétiens. Harassés par ce très grand combat, mais néanmoins bien fiers d’avoir si vaillamment défendu la sainte religion, ils regagnèrent Antioche en grande joie, « louant et bénissant Dieu. »

5. Le siège de Marra

Les Croisés demeurèrent à Antioche près de six mois. Passé ce délai, Raymond, comte de Saint-Gilles, quitta la ville avec son armée, et chacun le suivit de bon cœur, car tous étaient fort pressés d’en finir. Ils ne pouvaient s’en douter, bien sûr : mais la pire de leurs épreuves les attendait encore à Marra, qu’il leur fallait assiéger pour atteindre Jérusalem. Marra était une cité géante, entourée de murailles si hautes, qu’elles semblaient monter jusqu’aux nuages.
Ils établirent le camp tout autour : ils étaient en tel nombre, que la ville semblait comme un îlot flottant au milieu d’une mer de tentes. Hélas ! Cette mer était un désert : car autour de la citadelle, il n’y avait rien pour se ravitailler ni pour s’abreuver, à des milles et des milles à la ronde. Jugez donc : avant même que le siège n’eût commencé, ils mouraient déjà de soif et de faim. Le soleil leur martelait la tête, asséchait leurs lèvres ; ils brûlaient d’enfoncer les murailles, et de coller leurs lèvres aux sources de la cité : en cette affaire, les assiégeants étaient les assiégés.
Les tours, le feu grégeois, et toutes les échelles réunies ne parvenaient pas à briser les murailles de la forteresse. Ils avaient beau essayer, ils avaient beau s’échiner à la tâche : les Turcs se défendaient avec une valeur immense !

De l’autre côté de la ville, nos chevaliers livraient sans relâche à l’ennemi un combat quotidien, dressant des échelles contre le mur de la ville. Mais la valeur des païens était telle qu’ils ne parvenaient à faire aucun progrès. Pourtant, Goufiers de Datours, le premier, escalada la muraille par une échelle ; mais aussitôt l’échelle se brisa sous le poids de la multitude qui le suivait. Il réussit cependant à atteindre le sommet avec quelques-uns. D’autres trouvèrent une autre échelle et l’appliquèrent en hâte contre le mur, et il monta par cette échelle une bonne quantité d’hommes, chevaliers et piétons, qui en un clin d’œil se retrouvèrent sur le sommet du mur. Mais les Sarrasins se jetèrent sur eux avec une telle vigueur, du mur et du sol, les criblant de flèches, pointant sur eux leurs lances à bout portant, que beaucoup des nôtres, affolés, se précipitèrent dans le vide.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Les murs de Marra finirent enfin par s’écrouler sous les pieds furieux des assiégeants. Aussitôt qu’une brèche fut ouverte, ils pénétrèrent dans la cité, et s’en rendirent maîtres en un tour de main. Alors, la haine leur fit perdre la tête : ce fut un massacre… Au crépuscule, un crépuscule rouge, c’est à peine si l’on pouvait aller par les rues de la ville sans fouler aux pieds les cadavres : toute la ville était couverte d’un brouillard de mouches… Et les combattants erraient, malheureux à en crever, dégageant par gestes vagues, de leurs bras amaigris, ces mouches qui les agressaient.
Un supplice atroce devait punir les Croisés : après un mois, les greniers furent vides. La faim s’abattit sur les soldats… et pour ne point périr, ils durent se résoudre à dévorer les cadavres.

6. Jérusalem !

Nous passerons Tortose, Archas et la Palestine : le lecteur curieux de ces événements lira la Chronique anonyme.
Au début du mois de juin, les conquérants d’Occident atteignirent Jérusalem dans la liesse et l’exultation. Ils encerclèrent la ville, menaçants, sûr d’eux… invincibles ! Le Normand, Robert, disposa ses troupes au nord, près de l’église de saint Étienne. À ses côtés, le comte de Flandre lui tenait la main. À l’ouest, Tancrède et le duc Godefroy se disposèrent à assiéger la Ville Sainte. Et le comte de Saint-Gilles, ce comte qui fut si brave, se plaça sur la colline de Sion, près de l’église de sainte Marie mère de Dieu – à l’endroit même où le Christ avait célébré la Cène avec ses disciples.
Le siège fut sauvage : ils décimèrent à tour de bras. Mais autant que la faim les avait torturés à Marra, autant la soif les contraignit aux excès les plus ignobles. Ils buvaient une eau fétide, transportée sur près de six milles dans des peaux de bœufs de de buffles : elle leur tordait les entrailles. Un matin, ils durent se résoudre à boire le sang de leurs chevaux, avant de les dévorer : et cela leur accorda un répit salvateur – car ils manquèrent bien périr de soif. « Il semblait, dit Michelet, que le démon eût tout brûlé de son souffle, à l’approche de l’armée du Christ. Sur les murailles paraissaient des sorcières qui lançaient des paroles funestes sur les assiégeants ». Les Croisés leur répondaient par des jets de pierre.
Après un long mois, grâce aux tours de bois du duc Godefroy et du comte Raymond, ils débordèrent enfin l’enceinte de Jérusalem, et pourchassèrent sans relâche, et sabrèrent sans répit, les assiégés jusqu’au temple de Salomon. Le carnage fut épouvantable.

Le vendredi, de grand matin, nous attaquons de toutes parts la ville sans aucun succès, et nous étions tous dans la stupeur et une terrible angoisse. Mais, à l’approche de l’heure à laquelle notre Seigneur Jésus-Christ a daigné souffrir pour nous les fourches de la croix, nos chevaliers se battaient vaillamment […]. C’est alors qu’un de nos chevaliers, nommé Lieutaud, escalada le mur de la ville. Peu après qu’il fut monté, tous les défenseurs de la cité s’enfuirent par les remparts et par la cité. Les nôtres les suivirent et les pourchassèrent, tuant et sabrant à plein corps, jusqu’au temple de Salomon. Là, il y eut un tel carnage que les nôtres enfonçaient les pieds dans le sang jusqu’à la cheville.
[…] Une fois entrés dans la cité, nos pèlerins poursuivirent et massacrèrent les Sarrasins jusqu’au temple de Salomon, où ils se rassemblèrent et livrèrent tout le jour aux nôtres un furieux combat. C’était au point que tout le temple ruisselait de leur sang.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Ils pillèrent l’or et l’argent, et toutes les maisons de la ville ; et puis, joyeux et pleurant de joie, ils adorèrent le sépulcre de Jésus-Christ. Le lendemain, à l’aube, quel spectacle effroyable ! Quelle monstrueuse vision, digne de l’Apocalypse ! La ville était presque entièrement remplie des cadavres : le récit du chroniqueur fait frémir.

On ordonna aussi de jeter hors de la ville, à cause de l’extrême puanteur qu’ils dégageaient, tous les morts sarrasins. La ville était presque entièrement remplie de leurs cadavres, et les Sarrasins vivants traînaient les morts devant les issues des portes, et en faisaient des monceaux hauts comme des maisons. Tels massacres de la gent païenne, nul jamais n’en ouït ni n’en vit. Les bûchers étaient alignés comme des bornes. Personne n’en sait le nombre si ce n’est Dieu, et Dieu seul !
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Conclusion : la bataille d’Ascalon

Les ennemis des Croisés voulurent les défier une dernière fois, à Ascalon. Les chevaliers chrétiens entrèrent, au point du jour, dans une magnifique vallée, le long du rivage de la mer. Il y avait là les grands ducs, le comte de Normandie, le comte de Saint-Gilles, et celui de Flandre… Ils brandirent leurs étendards, et chargèrent avec tant de passion que presque aussitôt les adversaires, terrorisés par leur résolution furieuse, tournèrent les talons et s’enfuirent à toutes jambes. Ils donnèrent, par ce nouveau triomphe, un point final à cette grande Croisade qui les rendit si glorieux – et dont ils furent si fiers !

Les ennemis de Dieu restaient aveuglés, stupéfaits : ils voyaient les soldats du Christ, les yeux ouverts mais sans rien voir, n’osant plus se dresser contre les chrétiens, terrifiés par la puissance de Dieu. Dans leur peur, ils grimpaient sur les arbres en espérant s’y cacher, mais les nôtres les précipitaient à terre, les criblant de flèches, les tuant à la lance ou à l’épée. D’autres se couchaient sur le sol, n’osant rester debout face à nous. Les nôtres les découpaient comme on découpe les animaux à l’abattoir. Le comte de Saint-Gilles, près de la mer, en massacra une quantité sans nombre. Certains se jetaient dans la mer. D’autres fuyaient en tous sens.
(Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon)

Si la première croisade fut un succès pour les Européens, elle fut aussi terriblement meurtrière.
Six cent mille hommes s’étaient croisés, selon Michelet : dix mille revirent l’Europe.

 

Lectures conseillées :

  • Chronique anonyme de la première croisade, trad. A. Matignon, Paris, éd. Arléa, 1998
  • Michelet, Jules, Le Moyen Âge, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981
  • Favier, Jean, Le Temps des principautés, Paris, éd. Fayard, coll. « Le Livre de Poche », 1984

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