Jacques de Voragine – Le saint auteur des vies des saints

Extrait de la Légende dorée, de Jacques de Voragine, librairie nationale de Pologne
Extrait de la Légende dorée, de Jacques de Voragine, librairie nationale de Pologne

Comme elle furetait un matin, fouillant sur une planche de l’atelier, couverte de poussière, elle découvrit, parmi des outils de brodeur hors d’usage, un exemplaire très ancien de la Légende dorée, de Jacques de Voragine. Cette traduction française, datée de 1549, avait dû être achetée jadis par quelque maître chasublier, pour les images, pleines de renseignements utiles sur les saints. Longtemps elle-même ne s’intéressa guère qu’à ces images, ces vieux bois d’une foi naïve, qui la ravissaient. Dès qu’on lui permettait de jouer, elle prenait l’in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletait lentement : d’abord, le faux titre, rouge et noir, avec l’adresse du libraire, « à Paris, en la rue Neufve Nostre-Dame, à l’enseigne Saint Jehan Baptiste » ; puis, le titre, flanqué des médaillons des quatre évangélistes, encadré en bas par l’adoration des trois Mages, en haut par le triomphe de Jésus-Christ foulant des ossements. Et ensuite les images se succédaient, lettres ornées, grandes et moyennes gravures dans le texte, au courant des pages : l’Annonciation, un Ange immense inondant de rayons une Marie toute frêle ; le Massacre des Innocents, le cruel Hérode au milieu d’un entassement de petits cadavres ; la Crèche, Jésus entre la Vierge et saint Joseph, qui tient un cierge ; saint Jean l’Aumônier donnant aux pauvres ; saint Mathias brisant une idole ; saint Nicolas, en évêque, ayant à sa droite des enfants dans un baquet ; et toutes les saintes, Agnès, le col troué d’un glaive, Christine, les mamelles arrachées avec des tenailles, Geneviève, suivie de ses agneaux, Julienne flagellée, Anastasie brûlée, Marie l’Égyptienne faisant pénitence au désert, Madeleine portant le vase de parfum. D’autres, d’autres encore défilaient, une terreur et une pitié grandissaient à chacune d’elles, c’était comme une de ces histoires terribles et douces, qui serrent le cœur et mouillent les yeux de larmes.
(Le Rêve, E. Zola)

Zola, dans Le Rêve, fait lire à son héroïne la Légende dorée de Jacques de Voragine ; mais le lecteur attentif aura noté qu’elle use d’un exemplaire datant de 1549. Ce détail n’est pas anodin : si l’œuvre maîtresse de l’archevêque de Gênes fit, jusqu’au seizième siècle, l’objet de plus de mille manuscrits, et de près de soixante-quinze éditions, elle disparut brutalement, à partir de l’essor de l’humanisme, pendant plus de trois siècles. Il fallut attendre le romantisme, et son goût marqué pour le mysticisme et le Moyen Âge – que l’on songe à la Légende de saint Julien l’Hospitalier, de Flaubert – pour voir apparaître de nouvelles traductions (celle de 1843, de Gustave Brunet, était la première depuis trois cents ans).
Et pourtant, la Légende dorée fut, avec la Bible, peut-être l’un des ouvrages les plus lus, et les plus connus, du moyen âge occidental à partir du treizième siècle. La lire, c’est donc ouvrir les yeux sur toute une époque : c’est remonter le temps.

1. L’auteur

« Sans cesse, sous la science du théologien, nous découvrons une âme infiniment pure, innocente, et douce, une vraie âme d’enfant selon le cœur du Christ », écrit Teodor de Wyzewa, dans l’Introduction qu’il écrivit à l’occasion de sa traduction de 1900.
Mais qui donc est Jacques de Voragine ? Né en 1228 à Varage (une ville de la côte de Gênes), il entre en 1244 à l’ordre des Frères Prêcheurs, fondé par saint Dominique en 1215 : il y est d’abord novice, puis moine, professeur de théologie, enfin prédicateur.
En 1263, il est élu par ses Frères prieur de son couvent. Quatre années plus tard, on lui confie le gouvernement général des monastères dominicains de la province de Lombardie : tâche harassante ! Mais passons : au-delà de ces fonctions aux descriptions un peu ronflantes, il faut surtout bien entrevoir que Jacques de Voragine, ainsi que le relève Jean-Pie Lapierre, a vécu à une époque pleine d’émulation intellectuelle.

Lui-même appartient à cette si riche deuxième génération des ordres mendiants. Dominicain comme lui, Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », enseigne de 1252 à 1259 à Paris où il rédige la Somme contre les gentils, pendant que son maître, Albert le Grand, est élu provincial à Cologne en 1254. Chez les franciscains, fondés en 1226, Roger Bacon, le « docteur admirable » enseigne à Oxford de 1252 à 1257 ; et Bonaventure est élu général des franciscains en 1256, après sept ans d’enseignement à Paris. Et Jacopone da Todi (1236-1306), le futur poète du Stabat Mater, va prononcer ses vœux.
(Jean-Pie Lapierre, Préface à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

En 1288, le chapitre de Gênes propose à Jacques de Voragine de succéder à l’archevêque Charles Bernard de Parme. Le Dominicain, épuisé par son labeur, refuse l’avance, et cède à un autre que lui, Obezzon de Fiesque, le privilège de la place. Son répit ne sera que de courte durée : quatre ans plus tard, l’archevêque meurt, et, cette fois-ci, le peuple de Gênes se joint au chapitre pour exiger que le frère prêcheur accepte de devenir leur nouvel évêque. Il se résigne, et se rend à Gênes : il ne quittera plus son diocèse.
De son épiscopat, l’histoire a retenu qu’il obtint une trêve miracle dans la guerre larvée entre les Guelfes – partisans du Pape – et les Gibelins – partisans de l’Empire –, qui déchirait alors l’Italie du Saint-Empire, mais aussi qu’il frappa les esprits par ses vertus : sa frugalité, sa sollicitude auprès des pauvres, et son désir de paix.

« Toutes les vertus rivalisaient en lui », reconnaît Muratori [historien italien], peu suspect de partialité à l’égard d’un homme dont il traite l’œuvre entière de « bavardage imbécile ». D’autres nous affirment que, aussi longtemps qu’il fut évêque, pas une fois on ne le vit manger à sa faim. Il allait lui-même soigner les malades, dans les ruelles du port. Il s’était fait donner une liste des indigents et « les visitait du matin au soir, s’entretenant avec eux leurs menues affaires ». Son revenu et celui de son église, qui, au dire de Muratori, était « des plus gras », tout allait aux pauvres.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Jacques de Voragine rend l’âme à Dieu en 1298. À sa demande, son corps est transporté dans l’église de son ancien couvent.
Outre la Légende dorée, il rédigea au cours de sa vie une Chronique de Gênes, une traduction de la Bible en italien, un « volumineux commentaire de saint Augustin », et des recueils de sermons. Toutes ces œuvres, sauf la chronique, furent écrites avant son épiscopat.

2. Histoire et composition de la Légende dorée

La Légende dorée a sans doute été composée vers 1255 : l’auteur, en effet, ne mentionne jamais ni le pape Alexandre IV, ni Thomas d’Aquin, son illustre frère dominicain.
Teodor de Wyzewa nous met en garde : il ne faudrait pas prendre la Légende dorée pour une vulgaire compilation de textes préexistants, comme certains ont voulu malicieusement le faire accroire : bien au contraire, il y transparaît, d’un bout à l’autre, un véritable processus de création littéraire originale.

Que l’on compare ses légendes de Saint Jean l’Aumônier, de Saint Antoine, de Saint Basile, avec le texte de la Vie des Pères, d’où il nous dit qu’il les a « directement extraites » ! Et l’on comprendra alors ce que sa « compilation » impliquait de travail personnel, de réelle et précieuse création littéraire.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Par ailleurs, l’œuvre de Voragine ne peut se résumer à un recueil de « légendes », au sens où on l’entend aujourd’hui, et malgré son titre : car Legenda Sanctorum, son titre latin, doit être traduit par « lecture de la vie des saints ». L’auteur ne s’est pas amusé à conter, pour le seul plaisir de la chose, des événements fabuleux ; il a bien mis tout son cœur dans ces récits, qu’il prenait, semblait-il, très au sérieux.

Ce livre n’a si profondément touché tant de cœurs que parce qu’il a jailli, tout entier, du cœur.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

La Légende dorée est d’abord un livre de son temps. Ce temps, c’est celui d’une sorte de « laïcisation » générale de l’Église, pour reprendre les mots de Wyzewa : à cette époque, les arts sont sortis des couvents pour aller au peuple, et le peuple, en retour, « réclamait d’être initié aux secrets de la théologie ».

La Légende dorée est, essentiellement, une tentative de vulgarisation, de « laïcisation », de la science religieuse.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Cela explique, en grande partie, la raison pour laquelle la Légende est si facile à lire, encore de nos jours : elle s’adresse au peuple, au vulgaire, et sort ainsi du registre « technique » de la théologie, parfois aride, des clercs à destination des seuls clercs.
La Légende dorée fut, en son temps, l’un des livres les plus copiés et les plus traduits. Même après l’invention de l’imprimerie, elle demeura, pour quelques décennies, l’un des livres les plus imprimés.

Les catalogues mentionnent près de cent éditions latines différentes, publiées entre les années 1470 et 1500 : sans compter d’innombrables traductions françaises, anglaises, hollandaises, polonaises, allemandes, espagnoles, tchèques, etc. Du treizième jusqu’au seizième, la Légende dorée reste, par excellence, le livre du peuple.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

La Légende dorée a eu une portée considérable : elle a ravivé la religion dans tout le monde occidental, en la rendant « plus ingénue, plus populaire, et plus pittoresque » ; elle a très longtemps commandé les décorations des églises : nombre d’autels, de sculptures et de vitraux furent en effet directement inspirés de l’œuvre de Jacques de Voragine.

3. Le symbolisme de la Légende

L’humanisme a été particulièrement cruel pour la Légende. L’on ne pardonnait pas à l’auteur ses imprécisions, et ses fables grotesques. Ces critiques acerbes n’indiquent-elles pas assez, par elles-mêmes, que le monde basculait dans une nouvelle ère ?
Cela, cependant, n’empêche en rien que les accusations des modernes rationnels, à l’esprit scientifique, et parfois tristement cartésien, qui ne pouvaient comprendre le mysticisme du moyen âge, et toute sa portée symbolique, ont pu s’avérer injustes, en niant, par exemple, la volonté réelle de l’auteur de s’attacher à la vérité.

Pour citer […] une expression de Bollandus, le tort de Vivès et des autres détracteurs de la Légende dorée a été « de vouloir critiquer ce qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ignoraient ». Ils ignoraient qu’un érudit du XIIIè siècle ne disposait point des mêmes moyens d’information que ceux dont ils disposaient, trois ou quatre siècles plus tard : c’est-à-dire qu’il manquait de beaucoup de ceux qu’ils avaient, mais que, peut-être aussi, il en avait d’autres qui désormais leur manquaient.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Les commentateurs, nous dit Wyzewa en substance, n’ont pas toujours compris que cette somme de vies de saints a, conformément à l’art du treizième siècle, valeur de symbole. Il ne faut pas y voir des biographies d’historiens modernes, mais des vertus rendues par la suggestion, par l’impression, par le sentiment. Peu importe, au fond, de savoir si tel ou tel saint a effectivement accompli tel ou tel miracle ; ce qui compte, c’est ce que ce miracle nous dit de l’impression qu’il laissa à ses contemporains.
Pour Voragine, le miracle est une leçon édifiante, avant d’être une histoire vraie. Il est symbolique, et l’auteur le sait : c’est aussi ce qui explique son détachement vis-à-vis de son propre écrit, ainsi que le relève Jean-Pie Lapierre.

Parfois il retranche, parfois il discute ; il renvoie, commente, doute, critique, et parfois il en rajoute, comme les copistes, après lui, ajouteront des chapitres à sa Légende. Mais toujours il démontre autant qu’il raconte, avec de détachement du pédagogue qui est la condition habituelle de la compréhension : cette distance qu’avait Ignace de Loyola, ému jusqu’aux larmes par la Légende […]. Cette distance fut perdue, paradoxalement, par les humanistes de la Renaissance, les libertins de l’âge classique, les esprits forts des Lumières et les positivistes du XIXè siècle.
(Jean-Pie Lapierre, Préface à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière ces symboles, la Légende dorée fut d’abord un manuel de vie, une œuvre de moraliste.

La Légende dorée restera toujours ce que son auteur a voulu qu’elle fût : un livre à l’adresse du peuple, offrant à tout homme la leçon et l’exemple qui peuvent lui convenir.
(Teodor de Wyzewa, Introduction à La Légende dorée, Paris, éd. Seuil, 1998)

Un recueil de maximes, en somme, à l’image de celles de La Rochefoucauld – mais où les morales sont à deviner, derrière des récits de vies miraculeuses.
Ces maximes, bien sûr, sont des maximes chrétiennes : elles exaltent l’esprit d’indulgence et de compassion. Et en effet, elles donnent bien souvent à réfléchir, en un siècle où l’esprit de vengeance, et la rancœur, plus que jamais, semblent s’être emparés des âmes.

4. Conclusion : vie de sainte Apolline

Une vie, pour conclure : celle, très impressionnante, de sainte Apolline – où derrière des images tantôt pleines de poésie, et tantôt faites pour frapper l’esprit, l’on entrevoit comme une réponse aux critiques de mauvais goût qui qualifieront la Légende de somme d’affabulations niaises : une vérité, jaillie d’un exemple.

Sous l’empereur Décius une grande persécution sévit, à Alexandrie, contre les serviteurs de Dieu. Prévenant les édits de l’empereur, un misérable, nommé Divin, excita contre les chrétiens une foule superstitieuse, qui, enflammée par lui, devint tout altérée du sang des fidèles. On s’empara d’abord de quelques saintes personnes des deux sexes, dont les unes eurent le corps déchiré membre à membre, les yeux crevés, le visage mutilé, et furent ensuite chassées de la ville ; d’autres qu’on avait traînées devant les idoles, et qui, loin de vouloir les adorer, les accablaient d’invectives, se voyaient traînées par les rues de la ville, les pieds enchaînés, jusqu’à ce que leurs corps s’en allassent en morceaux.
Or il y avait à Alexandrie une vierge admirable nommée Apolline, déjà fort avancée en âge, et tout éclatante de chasteté, de pureté, de piété et de charité. Et lorsque la foule furieuse eut envahi les maisons des serviteurs de Dieu, Apolline fut conduite au tribunal des impies. S’acharnant sur elle, ses persécuteurs commencèrent par lui arracher toutes ses dents ; puis, ayant allumé un grand bûcher, ils la menacèrent de l’y jeter vive, si elle se refusait à blasphémer avec eux. Mais elle, dès qu’elle vit le bûcher allumé, se recueillit d’abord un instant en elle-même, puis, s’échappant des mains de ses bourreaux, s’élança dans le feu dont on la menaçait, effrayant même la cruauté des persécuteurs. Éprouvée déjà par divers supplices, elle ne se laissa vaincre ni par ses souffrances, ni par l’ardeur des flammes, qui n’était rien en comparaison de l’ardeur allumée en elle par les rayons de la vérité.
(La Légende Dorée, Paris, éd. Seuil, 1998 – trad. Teodor de Wyzewa)

 

Lecture conseillée :

  • La Légende Dorée, Paris, éd. Seuil, 1998 – trad. Teodor de Wyzewa

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