Saint Dominique, de Bernanos – La vie fidèle à l’œuvre

Saint Dominique de Guzman, huile sur toile de Claudio Coello, 1685, collection Musée du Prado
Saint Dominique de Guzman, huile sur toile de Claudio Coello, 1685, collection Musée du Prado

Le Saint Dominique que j’ai moi-même écrit, dans les Trois Histoires (édité prochainement par la maison Vivat), se voulait une biographie poétique du fondateur de l’ordre des Prêcheurs ; une biographie par le rêve : ma seule et unique source était La Légende dorée, de Jacques de Voragine – probablement la plus belle vie des saints qui fut jamais publiée en occident.
Le Saint Dominique de Georges Bernanos, écrit en octobre 1926, se veut quant à lui une biographie moins poétique que réaliste ; mais derrière l’histoire de la vie du saint, histoire racontée sur la base de sources à peu près sérieuses – même si Bernanos, profondément croyant, ne se prive pas d’une part de mystère –, il faut aussi voir une œuvre intéressée, une œuvre de circonstance.
En 1926, Bernanos a trente-huit ans. Catholique, monarchiste, il a rejoint depuis déjà plusieurs années l’Action française, fondée entre autres par Charles Maurras. Oui, mais voilà : Bernanos commence à furieusement douter de l’opportunité de son engagement – on sait qu’à partir des années 1930, il consommera définitivement sa rupture avec Maurras. Ce qui le fait douter, c’est la condamnation de l’Action française par le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, prononcée un mois auparavant. Bernanos, catholique passionné, vit très mal ce rejet de l’Église ; et c’est dans l’attente de la condamnation officielle du Vatican par un décret du Saint-Office, qu’il écrit Saint Dominique. L’auteur est d’autant plus mal à l’aise, en l’occurrence, qu’il a toujours reproché à l’AF son manque cruel de spiritualité, et sent par conséquent, au fond de lui, qu’une sentence de l’Église ne serait pas sans mauvais fondement.
Dans ce contexte, le livre prend tout son sens : en étudiant la vie de Saint Dominique, Bernanos étudie la vie d’un prêcheur de foi. Veut-il prêcher la foi à l’Action française ? Peut-être. Mais si le prêcheur est celui qui doit la convertir, il est aussi celui qui doit convaincre l’Église de faire front contre l’hérésie, et empêcher le Pape de prononcer sa condamnation… Une double mission, donc, de prédicateur, au nom de laquelle il ne pouvait trouver, en Dominique, qu’un magnifique exemple à suivre.

1. Jusqu’à 34 ans : enfance, étude et germination de la « grande œuvre »

Georges Bernanos, s’il demeure plutôt factuel quant aux principaux éléments de la vie du saint, n’en néglige pas moins, à la manière de Bloch, la source légendaire.

Si l’historien s’en tient à une rigoureuse exactitude, il nous apprendra peu de chose de l’existence d’un saint. Les vieilles légendes en disent beaucoup plus long, parce qu’elles transcrivent en symboles des réalités profondes.

Peu importe, donc, au fond, de savoir si saint Dominique, né en Espagne vers 1170, appartint ou non à la prestigieuse lignée des Guzmans, et fut ainsi parent des anciens rois d’Espagne. Ce qu’il faut voir, c’est que l’on a bien voulu le faire croire, et le croire, et cela nous renseigne bien assez quant à l’importance qu’il put avoir en son temps.
Dominique n’était peut-être pas descendant de rois ; mais il était, en tout cas, descendant de famille illustre, ne serait-ce que par sa mère, une fille des seigneurs d’Aza, de noblesse ancienne. Comme l’écrit Bernanos, « c’est assez de savoir qu’il était de sang militaire, et de l’imaginer petit enfant, avec les cheveux blonds, presque fauves, les yeux bleus et la peau blanche de ses ancêtres visigoths, Ruodric, Wilhem ou Froïla ».
Sa mère Jeanne, qui dans un songe a vu son fils courir le monde et l’embraser, sous la forme d’un chien tenant dans sa gueule une torche enflammée, envoie l’enfant chez son oncle, l’archiprêtre de Gumiel d’Izan. À quinze ans, Dominique intègre les écoles de Palencia, où il étudie la grammaire, la poétique, la logique, l’algèbre, l’astronomie et la musique. De vingt et un ans à trente et un ans, il professe la théologie à Palencia. Il devient alors chanoine régulier du chapitre d’Osma. À trente-quatre ans, il est nommé sous-prieur. La « grande œuvre » commence alors à le travailler…

Que d’autres, aussi bien nés, non moins studieux, éloquents, sont morts prieurs d’Osma ! Et pourtant à l’insu de tous, et sans doute méconnue de lui-même, la grande œuvre, déjà conçue, a tressailli dans son cœur.

Cette « grande œuvre » qu’évoque Bernanos, c’est bien sûr la fondation de l’ordre des Prêcheurs, que Dominique porte déjà en germe depuis longtemps, et qu’il nourrit, quand il sermonne, quand il entre en transe, la nuit, au fond de sa misérable cellule, ou quand il vend sans l’ombre d’une hésitation son bien le plus cher, ses livres, en temps de famine – afin de nourrir les affamés.

2. De 35 à 45 ans : la rencontre déterminante de l’hérésie cathare

Que pensait alors Dominique ? Quelle vue pouvait-il bien avoir de son propre avenir ? Faute de source, l’on ne pourra jamais rien en savoir. Bernanos, quant à lui, affirme qu’il est vain de chercher à dévoiler ces pauvres matérialités dans les vies des saints : ce serait, à la lueur de la torche, éclairer le mystère, et le faire disparaître.

Il ne semble avoir aucun plan, il ignore toujours sa voie. Mais il a mieux qu’aucun plan : le détachement fondamental, la liberté intérieure qui attire sans doute l’Esprit du haut des airs, ainsi qu’un oiseau fasciné.

C’est un hasard, peut-être voulu par Dieu, qui va engager Dominique à changer de vie. Le roi de Castille, en 1203, l’envoie au Danemark afin de négocier le mariage de son fils avec une princesse. Le sous-prieur, en traversant l’Occitanie, contemple non seulement l’état lamentable de la religion du pays, mais encore la puissance de l’hérésie cathare : il est horrifié.

Il a vu la grande détresse de l’Église, les moines retranchés dans leurs couvents, les évêques inertes ou suspects, perdus de procès et de chicanes, le clergé maintenu dans une ignorance abjecte au milieu d’un peuple que le progrès matériel et la facilité croissante de la vie affinent chaque jour, les paroisses à l’abandon, livrées par leurs pasteurs légitimes à des vicaires mercenaires, la prédication réduite à rien, limitée à la récitation dominicale du « Credo et du Pater », ou affermée à des associations laïques sans doctrine, à des orateurs de foire ; la papauté impuissante, submergée, trahie, contrainte d’engager sa dernière troupe, la suprême réserve cistercienne – et dans ce désordre effroyable, ainsi que des loups à travers une ville pillée – les apôtres d’une doctrine étrange, venue d’Orient, et qui font du diable l’égal et le rival de Dieu…

Ces « apôtres […] qui font du diable l’égal et le rival de Dieu », ce sont les Albigeois – les Cathares. Dominique a vu l’hérésie : il en est resté mortifié. Quand il se rend à Rome auprès du pape Innocent III, à son retour du Danemark, ce n’est pourtant pas pour le supplier d’aller prêcher la bonne parole en Occitanie, mais pour solliciter l’autorisation d’évangéliser les Cumans, des païens nomades de l’extrême Dacie dont il a entendu dire des choses terribles, à l’occasion de son voyage.
Le Pape refuse, et le renvoie.

Chaque homme prédestiné, au moins une fois dans sa vie, a cru couler à pic, toucher le fond. L’illusion que tout nous manque à la fois, ce sentiment de complète dépossession est le signe divin qu’au contraire tout commence.

Sur le chemin du retour, Dominique croise, par une nouvelle coïncidence divine, Arnaud Amalric, le puissant abbé de Cîteaux, accompagné de deux légats du Pape. Les trois hommes sont chargés de convaincre Raymond VI de Toulouse de revenir à la vraie foi : il s’agit, en réalité, d’une dernière mise en demeure avant la guerre. Dominique ne balance pas : plutôt que de retourner à son triste prieuré d’Osma, il propose au cistercien de lui prêter le concours de sa parole.

Si la sainteté déroule une histoire, ce serait plutôt quelque chose comme une succession sans répétition, où tout moment est unique. L’œuvre n’est pas mûre, c’est la charité qui est prête, c’est l’être vivifié par l’Esprit qui a atteint désormais son plus haut point d’excellence. Rien ne l’arrêtera, et l’obstacle, déchu d’avance, n’est plus qu’un guide ou qu’un repère. La volonté du grand homme a toujours quelque chose de roide. Que celle du saint est au contraire libre, docile et pure ! Que voulez-vous opposer de solide, ou quel piège voulez-vous tendre à celui qui, à chaque seconde, est toujours prêt à tout donner ?

D’où viennent les Cathares ? Bernanos compare cette hérésie à une perversion ayant pris racine dans le « corps mystique », pour le dévier ; elle viendrait de l’ignorance, et de la paresse des clercs. La vérité est peut-être plus politique, et surtout géographique : mais c’est une autre histoire.
Toujours est-il que Dominique, en prêchant, parvient à convertir neuf dames de petite noblesse, et fonde avec elles la maison de Prouille, à Fanjeaux, au péril de sa vie, et au milieu du peuple fanatique…
Innocent III, presque dans le même temps, appelle à la Croisade contre les Cathares, et rend d’autant plus périlleuse la situation de Dominique. La date – 1209 – est mémorable et sinistre : c’est la première fois, dans l’histoire de la chrétienté, qu’un pape appelle des chrétiens à une croisade contre des chrétiens.
Quelques mois plus tard, Béziers tombe, bientôt suivi de Carcassonne.

3. De 45 ans à sa mort : la fondation et l’expansion de l’ordre

Six ans plus tard, en 1215, Dominique est toujours fortement installé à Toulouse ; mais il ne possède, en tout et pour tout, que six compagnons.

Plus d’un se serait découragé, ou du moins eût montré quelque hâte à réparer le temps perdu : celui-ci envoie tranquillement sa petite troupe au maître Stavensby, qui professe, à Toulouse même, l’apologétique et la théologie. Un tel sang-froid fait rêver.

Dominique a pourtant de quoi sourire. Il vient de fonder l’institut des missionnaires apostoliques de Toulouse : c’est le début d’une aventure intemporelle et mondiale.

Le destin des grands hommes est soumis à la loi commune : il semble que leur chance ait sa jeunesse, son âge mûr, son déclin, sa décrépitude. À Marengo, tout s’arrange ; à Waterloo, rien ne va plus. Mais la vie d’un saint a un autre rythme. Les débuts en sont lents, souvent fastidieux ; les contradictions viennent du dehors, et elles paraissent aussi venir du dedans. Puis, lorsque l’œuvre a trouvé son équilibre mystérieux, elle est comme arrachée de terre et s’envole.

Dominique, chez les historiens, semble naître en 1215. Autant que l’on ne sait presque rien sur sa vie d’avant, l’on sait presque tout de sa vie d’après.
Le 8 octobre, le pape Innocent III prend sous sa protection immédiate le monastère de Prouille.
Le 28 août 1216, Dominique prend possession du prieuré de Saint-Romain, premier couvent régulier de l’ordre.
En décembre 1216, Honorius III, le successeur d’Innocent, donne à l’Ordre une approbation solennelle.
Au printemps 1217, Dominique disperse ses frères (sept à Paris, quatre à Madrid), et retourne lui-même à Rome avec un seul compagnon, où il fonde le couvent de Saint-Sixte.
Il réunit à Rome une trentaine de frères, et en jette une partie à Bologne, dont l’Université est rivale de celle de Paris. Il dit : « Le grain pourrit quand on l’entasse, et fructifie quand on le sème. »
La même année, il retourne en Languedoc, où il apprend la ruine de la croisade : Toulouse et Prouille sont en danger. Il envoie deux frères à Lyon.
Dans la foulée, il se rend en Espagne et fonde à Ségovie le couvent de Santa-Cruz, puis revient à Prouille, de là, va à Paris où il trouve trente religieux, et fonde les maisons de Reims, de Metz, d’Orléans, de Poitiers, de Limoges. Puis il repart en Italie.
En septembre 1219, il est à Bologne. On le voit, il incendie le monde, comme le chien du rêve de Jeanne. « L’apôtre incendiaire a contre lui, un peu partout, les doyens, les chanceliers, les archidiacres, les évêques, mais il a pour lui le pape. »
En février 1220, Dominique fait quatre Prêcheurs de quatre prêtres ramenés à Rome par l’évêque de Cracovie, et deux mois après, les lance à l’assaut de la Pologne.

Où n’atteindra pas désormais la puissance du nouvel ordre ?… C’est le moment que Dominique choisit pour décider d’abandonner les biens déjà acquis, domaines ou dîmes, et pour faire contracter par son premier chapitre général une seconde et plus solennelle alliance, cette fois indissoluble, avec la Très Sainte Pauvreté. Il déchire solennellement et symboliquement les chartes devant les pères capitulaires réunis. Et comme ces pauvres gens venus de fort loin, au prix de grandes fatigues et privations, pourraient être tentés de céder à quelque faiblesse sur le chemin du retour, il décide d’insérer dans la règle, expressément, la défense d’aller à cheval et de s’embarrasser d’argent.
Puis il fait vendre à l’encan les chevaux et les mules.

En mai 1221, Dominique quitte Rome, fiévreux, et gagne le couvent de Bologne « d’un dernier vol de ses grandes ailes infatigables », où il arrive mourant.

Autour du moribond qui achève de se vider de son sang mystique, de sa toute divine charité, dans une effusion de larmes austères, l’ordre bourdonne comme une ruche avec ses centaines de moines qui seront demain des milliers, ses cinq provinces de France, d’Espagne, de Lombardie, de Rome, de Provence, et ses cinquante monastères.

Dominique meurt le 6 août, à Bologne, dans des circonstances divergentes selon les sources, mais toujours spectaculaires.

Cette fois, il est étendu pour toujours. Ni le souvenir des immenses travaux, ou des mortifications très dures, des prédications ni des miracles, ne détourne un instant son cœur. Il redoute seulement que ses fils ne se laissent, après sa mort, entraîner à une vie trop confortable, et lorsqu’il apprend que les moines agrandissent le monastère et exhaussent les cellules, on le voit fondre en larmes, puis éclater en imprécations terribles, jurant la malédiction de Dieu à quiconque introduirait l’usage des possessions temporelles dans son ordre.

Pourquoi Dominique a-t-il tant fasciné Bernanos ? Est-ce parce que l’écrivain, comme le saint, a toujours considéré son œuvre et sa vie comme un tout indivisible ? Laissons à Yves Bridel, qui a écrit la notice de la collection « Pléiade », le mot de la fin :

Presque jusqu’à la fin de sa vie, et depuis plusieurs années déjà, Bernanos se pose la question de savoir si sa vie est fidèle à son œuvre, si les deux se rejoignent. Loin de nous l’idée de faire de Bernanos un saint, mais il ne fait pas de doute qu’il n’a cessé d’espérer et parfois de penser, à juste raison, que sa vie et son œuvre ne se mentaient pas. Lorsqu’il écrit en 1940, dans la Lettre aux Anglais : « Mon œuvre, c’est moi-même, c’est ma maison », il dit vrai.

 

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