Baudelaire est à la fois l’écrivain le plus génial et le plus insaisissable de la littérature française. Il est génial parce qu’au carrefour de toutes les esthétiques du dix-neuvième siècle ; il est insaisissable car il n’entre dans aucune case : il aime la sincérité et l’originalité. Jean-Luc Steinmetz, dans la préface aux Écrits sur la littérature (Paris, éd. LGF, coll. « Classiques Livre de Poche », 2005), résume en une belle formule une grande partie de la conception esthétique baudelairienne : « Pour faire œuvre, l’artificiel doit relayer le naturel. »
Tout le monde, bien sûr, connaît Baudelaire pour Les Fleurs du Mal, cet ouvrage paru en 1857 et qui lui valut en même temps que Flaubert un procès retentissant suivi d’une indigne condamnation – que seul l’esprit rebelle de Victor Hugo sut adoucir : « Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. » – On connaît en revanche moins l’auteur des Petits poèmes en prose pour ses nombreux articles critiques sur Poe, Gautier et de Maistre qu’il admire, mais aussi sur Wagner, Hugo et même Chateaubriand qu’il qualifie si drôlement de « grand gentilhomme des décadences, qui veut retourner à la vie sauvage. »
Jean-Luc Steinmetz, dans le cadre d’une collection destinée à la LGF, a regroupé en 2005 les principaux écrits critiques de Baudelaire sur les auteurs de son temps dans un ouvrage intitulé Écrits sur la littérature. On y trouve un texte original : « Conseils aux jeunes littérateurs », dans lequel le poète donne de précieux conseils aux écrivains débutants.
Utilité énorme ! Supposez le code de la civilité écrit par une Warens au cœur intelligent et bon, l’art de s’habiller utilement enseigné par une mère !
1. Ne jamais se décourager
En parlant des jeunes écrivains qui regardent avec envie ceux qui semblent réussir sans difficultés, Baudelaire se montre sceptique et met en garde le lecteur contre certaines illusions :
Ils ne réfléchissent pas que tout début a toujours été précédé et est l’effet de vingt autres débuts qu’ils n’ont pas connus.
Je ne sais pas si, en fait de réputation, le coup de tonnerre a jamais eu lieu ; je crois plutôt qu’un succès est, dans une proportion arithmétique ou géométrique, suivant la force de l’écrivain, le résultat des succès antérieurs, souvent invisibles à l’œil nu. Il y a lente agrégation de succès moléculaires ; mais de générations miraculeuses et spontanées, jamais.
Baudelaire lui-même ne fut pas, comme Hugo, un génie précoce de la littérature ; en 1857, l’année de parution des Fleurs du Mal, il avait déjà trente-six ans.
2. Accepter la loi du marché
L’industrialisation du dix-neuvième a fait de la littérature un produit de consommation et du livre une marchandise – la vie de Balzac est l’expression même de ce passage d’une littérature d’art permise par le mécénat à une littérature commerciale indexée sur la loi du marché. – Baudelaire ne s’y trompe pas ; il a conscience des nécessités. Pour autant, il exhorte ses jeunes disciples à ne pas rabaisser leur art pour la simple cause d’un paiement médiocre.
Je résume tout ce que je pourrais écrire sur cette matière, en cette maxime suprême que je livre à la méditation de tous les philosophes, de tous les historiens et de tous les hommes d’affaires : Ce n’est que par les beaux sentiments qu’on parvient à la fortune !
Lui-même, endetté jusqu’au cou, se poignarda au cœur après avoir été mis sous tutelle financière.
3. Ménager ses confrères
Baudelaire est un critique parfois un peu trop partial, dont le principal défaut est de juger certaines œuvres selon le degré de sympathie qu’il éprouve à l’égard de leurs auteurs. Le poète est ainsi capable d’écrire en 1845 (dans Le Corsaire-Satan et L’Écho des théâtres) au sujet de Théophile Gautier cette sentence assassine : « Il était, et est encore, gros, paresseux et lymphatique ; de plus, il n’a pas d’idées, et ne sait qu’enfiler et perler des mots en manière de colliers d’Osages. » Puis dans L’Artiste en 1859, toujours au sujet de Gautier devenu son ami, ces lignes dithyrambiques : « Je ne connais pas de sentiment plus embarrassant que l’admiration. Par la difficulté de s’exprimer convenablement, elle ressemble à l’amour. […] Qui pourrait concevoir une biographie du soleil ? C’est une histoire qui, depuis que l’astre a donné signe de vie, est pleine de monotonie, de lumière et de grandeur. »
Baudelaire, en réalité, ménage ses amis et n’épargne pas ses ennemis ; il recommande tout de même aux débutants littéraires de ne pas se compromettre par d’inutiles provocations.
J’admets et j’admire la camaraderie en tant qu’elle est fondée sur des rapports essentiels de raison et de tempérament. […] La même loi de franchise et de naïveté doit régir les antipathies. […] Un coup qui ne porte pas n’en blesse pas moins au cœur le rival à qui il était destiné, sans compter qu’il peut à gauche ou à droite blesser l’un des témoins du combat. […]
La haine est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, – car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare !
Et il ajoute ce conseil avisé :
L’éreintage ne doit être pratiqué que contre les suppôts de l’erreur. Si vous êtes fort, c’est vous perdre que de vous attaquer à un homme fort ; fussiez-vous dissidents en quelques points, il sera toujours des vôtres en certaines occasions. […]
Un éreintage manqué est un accident déplorable, c’est une flèche qui se retourne, ou au moins vous dépouille la main en partant, une balle dont le ricochet peut vous tuer.
Les critiques baudelairiennes montrent qu’il a suivi à la lettre ce précieux conseil. S’il est souvent élogieux pour les auteurs qu’il aime, Baudelaire est toujours prudent dans ses avis négatifs et les compense presque toujours par des côtés positifs.
4. Savoir écrire vite et bien
Toujours dans cette logique de rendement propre à la nouvelle civilisation industrielle, Baudelaire préconise aux jeunes écrivains en manque de moyens financiers de rentabiliser au maximum leurs productions.
Pour écrire vite, il faut avoir beaucoup pensé, – avoir trimballé un sujet avec soi, à la promenade, au bain, au restaurant, et presque chez sa maîtresse. E. Delacroix me disait un jour : « L’art est une chose si idéale et si fugitive, que les outils ne sont jamais assez proches, ni les moyens assez expéditifs. » Il en est de même de la littérature ; – je ne suis donc pas partisan de la rature ; elle trouble le miroir de la pensée.
« Écrire vite » suppose d’être immédiatement inspiré et, surtout, de savoir trouver rapidement la note exacte qui décrira au mieux la chose évoquée – et c’est pourquoi Baudelaire fut si proche des parnassiens qui avaient la manie frénétique du mot juste. Baudelaire a conscience que l’inspiration n’est pas qu’une faculté innée ; elle se travaille. Comme le sport, comme la musique, seul un travail régulier, quotidien – nulla dies sine linea – peut permettre de muscler l’inspiration.
Une nourriture très substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier.
5. Se faire mousser
La France est la patrie de la littérature ; et la littérature, n’en déplaise aux romanciers du dix-neuvième, c’est d’abord et avant tout la poésie. La poésie, en littérature, est ce qui distingue l’art du divertissement. Aussi, pour être considéré comme un véritable artiste, un jeune auteur se doit d’écrire de la poésie. L’ambitieux Lucien de Rubempré, dans les Illusions perdues, ne commence-t-il pas sa carrière par un recueil de poèmes ?
Je défie les envieux de me citer de bons vers qui aient ruiné un éditeur.
Au point de vue moral, la poésie établit une telle démarcation entre les esprits du premier ordre et ceux du second, que le public le plus bourgeois n’échappe pas à cette influence despotique. Je connais des gens qui ne lisent les feuilletons souvent médiocres de Théophile Gautier que parce qu’il a fait La Comédie de la Mort ; sans doute ils ne sentent pas toutes les grâces de cette œuvre, mais ils savent qu’il est poète.
Baudelaire est le poète français – et maudit – par excellence, aussi son avis en la matière n’est-il pas surprenant. Gustave Flaubert donnera le même conseil que son ami à son disciple Maupassant ; le résultat, hélas, sera bien peu satisfaisant : qui connaît aujourd’hui les poésies de l’auteur de Bel-Ami ?
6. N’abuser ni des dettes ni des maîtresses
Les dettes et les maîtresses furent les deux grands travers de Baudelaire ; il abusa des unes autant que des autres. Son avis ne diffère pas tellement sur ces deux questions – chat échaudé craint l’eau froide, le poète semble avoir tiré des leçons de ses mauvaises expériences en la matière.
Au sujet des créanciers, son avis est tranché.
N’ayez jamais de créanciers ; faites, si vous voulez, semblant d’en avoir, c’est tout ce que je puis vous passer.
Et au sujet des maîtresses son avis, quoiqu’un peu plus mitigé, est tout aussi définitif.
C’est parce que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de certains moments, que je n’admets pour eux, – âmes libres et fières, esprits fatigués, qui ont toujours besoin de se reposer leur septième jour, – que deux classes de femmes possibles : les filles ou les femmes bêtes, – l’amour ou le pot-au-feu. – Frères, est-il besoin d’en expliquer les raisons ?
Conclusion
« Utilité énorme », en effet, de ce texte précieux publié en 1846. Baudelaire a-t-il appliqué consciemment à lui-même ces quelques conseils ? Onze ans plus tard, la parution des Fleurs du Mal suffiront, seules, à le faire entrer pour l’éternité dans la grande histoire de la littérature.
Lecture conseillée :
- Écrits sur la littérature, C. Baudelaire, Paris, éd. LGF, coll. « Classiques Livre de Poche », 2005