Joseph de Maistre naît en 1753 à Chambéry, et reçoit, dès son plus jeune âge, une solide formation classique. En 1769, son grand-père, à la veille de sa mort, lui lègue sa riche bibliothèque : l’occasion pour le jeune élève du Collège royal de se plonger dans la lecture des plus grands écrivains, et d’acquérir un goût des livres qui ne le quittera plus.
Après avoir fait de brillantes études de droit, Joseph de Maistre entre dans la franc-maçonnerie :
Depuis 1774, il fréquente les loges de Chambéry et, après avoir éprouvé les limites d’une franc-maçonnerie trop mondaine à la loge des Trois mortiers, il adhère au Rite Écossais Rectifié. Il entre alors à la loge de La Parfaite Sincérité, ouverte à l’illuminisme, lequel fait utilement contrepoids au rationalisme des Lumières. Animé d’une foi profonde, que soutient la pratique des sacrements, il penche en politique pour une sage monarchie, dont il n’approuve pas la dérive vers l’absolutisme ou le despotisme éclairé : il place ses espoirs dans une élite de conseillers issus comme lui de la maçonnerie et capables de soutenir les rois dans de prudentes réformes.
(P. Glaudes, Avant-propos aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)
En 1780, il est nommé substitut de l’avocat général auprès du sénat de Chambéry. « Magistrat scrupuleux, écrit P. Glaudes, il souffre […] de voir son temps accaparé par les routines de la profession, car il continue à se passionner pour les lettres. » Sa vie suit cependant son cours : il épouse en 1786 Françoise de Morand, est nommé sénateur en 1788.
1789. La Révolution éclate. Abandonné par tous, il doit quitter Chambéry en 1792 quand la Savoie est envahie par les troupes françaises. La malchance s’abat sur la vie de Joseph de Maistre. Le sénateur – il l’est depuis 1788 – est en effet soupçonné par le sénat de Savoie de sympathies pour la Révolution, à cause de ses « lectures philosophiques » et de ses « accointances maçonniques » – lui qui en fut pourtant toute sa vie un adversaire résolu, et venait de condamner la réunion des états généraux ! Il se réfugie à Genève, puis à Lausanne, où il publie anonymement des lettres contre-révolutionnaires. Il revient finalement à Turin en 1794 et écrit une Étude sur la souveraineté, qui ne sera publiée qu’en 1870.
Lancé dans l’écriture, de Maistre écrit en 1796 les Considérations sur la France. Félicité par Louis XVIII, il est pourtant toujours suspect, aussi bien aux yeux de ceux qui le croient révolutionnaires, que de ceux qui le pensent espion à la solde du roi.
De Maistre semble pourchassé par la Révolution – on comprend sa haine de cet événement qui l’a toujours poussé à l’exil. En 1798, le Piémont est annexé à la France : il doit fuir à nouveau, cette fois-ci à Venise. Il achève à cette occasion son essai Sur le protestantisme.
Après diverses pérégrinations, de Maistre est finalement nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg.
Le 23 octobre 1802, il est soulagé d’apprendre sa nomination comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Mais cette promotion est assortie de contraintes qui vont assombrir sa vie de diplomate : par mesure d’économie, alors que les guerres d’Italie ont réduit considérablement les moyens du petit roi de Sardaigne, Maistre n’est pas autorisé, dans cette mission, à se faire accompagner des siens. En février 1805, dans un jour de mélancolie, il avouera à son frère : « À six cents lieues de distance, les idées de famille, les souvenirs de l’enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et, en t’écrivant ceci, je pleure comme un enfant » (14 février 1805). De tels accès de découragement sont un leitmotiv de sa correspondance qui, au cours de son séjour en Russie, prendra parfois des accents bien amers.
(P. Glaudes, Avant-propos aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)
De Maistre s’intègre cependant plutôt bien à la haute société russe, et en profite pour se faire zélateur du catholicisme. Il écrit en Russie, d’où il observe avec stupeur l’épopée napoléonienne (« Si Dieu écrit droit, écrit P. Glaudes, Maistre éprouve, bien avant Claudel, que c’est en lignes courbes »), ses deux ouvrages les plus connus : l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, et les Soirées de Saint-Pétersbourg.
La Russie pourtant se méfie de plus en plus du catholicisme grandissant à la Cour, ainsi que de l’influence exercée par les Jésuites. En 1816, ces derniers sont expulsés, et de Maistre désavoué. Il doit retourner à Paris, puis à Chambéry, enfin à Turin, où il finira ses jours en 1821, après avoir été nommé régent de la grande chancellerie, et ministre d’État.
En 1820, Maistre rédige enfin le onzième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, mais il ne parvient pas à achever cet ouvrage, qui paraît peu après sa mort, le 26 février 1821. On y trouve, subtilement orchestrés, les grands thèmes de sa pensée : la sacralité de la guerre et du bourreau, la réversibilité des mérites et des peines, l’horizon eschatologique de l’histoire. Cette vision austère de la condition humaine va conforter la célébrité de l’écrivain, qui fascinera durablement jusqu’à ses détracteurs, par sa hauteur de vues, ses brillants paradoxes et son ironie meurtrière. Mais le défenseur passionné de l’autorité, quels que soient ses talents, ne doit pas faire oublier Maistre lui-même et son extraordinaire aventure humaine, avec sa part de romanesque.
(P. Glaudes, Avant-propos aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)
1. Sur le protestantisme
L’essai Sur le protestantisme a été achevé en 1798, soit presque dix ans après le début de la Révolution française. La monarchie constitutionnelle, la Convention nationale et le Directoire, déjà passés, ont tant bien que mal tenté de gérer l’anarchie révolutionnaire. Joseph de Maistre, qui observe tout cela de Lausanne et de Turin, est sidéré. Il observe la France se déchirer sous ses yeux, et conclue à l’importance de l’unité : il constate que le christianisme a été le premier à en favoriser l’émergence.
Le principe fondamental de la religion du christianisme, l’axiome primitif sur lequel elle reposait dans tout l’univers avant les novateurs du XVIè siècle, c’était l’infaillibilité de l’enseignement d’où résulte le respect aveugle pour l’autorité, l’abnégation de tout raisonnement individuel, et par conséquent l’universalité de croyance.
Cependant, à partir du seizième siècle, l’unité du christianisme s’effrite. L’avènement du protestantisme, en divisant les chrétiens en deux camps, amène en effet la guerre civile au cœur des nations. Comme Bossuet, de Maistre est très sévère à l’égard de tout ce qui est facteur de division. Il porte par conséquent un jugement très dur sur les effets du protestantisme.
Le grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche ; le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme.
Qu’est-ce que le protestantisme ? C’est l’insurrection de la raison individuelle contre la raison générale.
Le protestantisme, pour de Maistre, n’est au fond rien d’autre qu’un individualisme qui s’est rebellé contre les cadres de l’unité.
Le protestantisme est né rebelle ; son nom même est un crime, parce qu’il proteste contre tout. Il ne se soumet à rien, il ne croit rien, et s’il fait semblant de croire à un livre, c’est qu’un livre ne gêne personne.
Et il ajoute :
Le protestant est un homme qui n’est pas catholique, en sorte que le protestantisme n’est qu’une négation. Ce qu’il a de réel est catholique. À parler exactement, il n’enseigne point de dogmes faux, il en nie de vrais et il tend sans cesse à les nier tous, en sorte que cette secte est toute en moins.
Dans cette acception, les protestants ont tous les torts – ils sont ceux qui ont divisé, ceux qui ont provoqué la scission du peuple, et par conséquent ceux qui ont participé, deux cents ans avant la Révolution, à détruire la souveraineté nationale.
Ainsi, dans la lutte terrible du XVIè siècle, c’était d’un côté la rébellion qui attaquait et de l’autre la souveraineté qui se défendait. Et quand les excès auraient été égaux de part et d’autre, le parti mauvais par caractère et par essence ne pouvait faire de reproches à celui qui ne l’était que par accident.
Joseph de Maistre dénie toute importance à l’individu pour lui seul. Il pense, au contraire, qu’il faut accorder plus d’importance aux cadres (la religion, la nation) qui dépassent les individus, et les déterminent.
Le protestantisme n’est pas seulement coupable des maux que son établissement causa. Il est anti-souverain par nature, il est rebelle par essence, il est ennemi mortel de toute raison nationale : partout il lui substitue la raison individuelle ; c’est-à-dire qu’il détruit tout.
Comme tout philosophe, de Maistre cherche à comprendre le présent aux lumières du passé. Or, il observe des similitudes entre la guerre civile causée par la Révolution, et celle causée par le protestantisme. Aussi cherche-t-il à comprendre la violence révolutionnaire au regard de la violence protestante, et à en tirer des enseignements. Sa première conclusion est qu’il faut être ferme pour éviter la violence ; car c’est trop souvent la diplomatie qui amène au conflit.
L’aversion de Louis XIV pour le calvinisme était encore un instinct royal : il a pu errer dans les moyens, forcer certaines mesures, etc. mais son instinct avait raison, et il travaillait à la conservation de l’empire. […] Louis XIV foula au pied le protestantisme et il mourut dans son lit, brillant de gloire et chargé d’années. Louis XVI le caressa et il est mort sur l’échafaud.
De Maistre finit par annoncer clairement son propos : le jacobinisme révolutionnaire est le nouveau protestantisme.
Dans le monde moral comme dans le physique, il y a des affinités, des attractions électives. Certains principes se conviennent et d’autres se repoussent, et la connaissance de ces qualités véritablement occultes est la base de la science. Je prie donc les observateurs de réfléchir sur l’affinité vraiment frappante qui vient de se manifester aux yeux de l’univers entre le protestantisme et le jacobinisme.
Et il conclut par une analogie entre l’individualisme émancipateur protestant et l’individualisme émancipateur des Lumières – pour mettre en garde contre la violence, et préconiser les moyens de la contenir.
Ainsi, le protestantisme est positivement, et au pied de la lettre, le sans-culottisme de la religion. L’un invoque la parole de Dieu ; l’autre, les droits de l’homme ; mais dans le fait c’est la même théorie, la même marche et le même résultat. Ces deux frères ont brisé la souveraineté pour la distribuer à la multitude.
2. Essai sur le prince générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines
L’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques est rédigé en Russie, alors que de Maistre contemple les efforts inutiles et répétés de la France pour se doter d’une constitution. La rapidité de succession des régimes politiques à partir de 1789 intrigue le philosophe, et l’amène à réfléchir sur la meilleure manière d’établir ce texte fondateur. Sa grande théorie est que les institutions étatiques préexistent à leurs rédactions : il s’agit des coutumes, venues de l’exercice naturel de l’organisation sociale – il définit l’histoire comme une politique expérimentale.
Tout nous ramène donc à la règle générale : L’homme ne peut faire une constitution ; et nulle constitution légitime ne saurait être écrite. Jamais on n’a écrit, jamais on n’écrira a priori le recueil des lois fondamentales qui doivent constituer une société civile ou religieuse. Seulement, lorsque la société se trouve déjà constituée, sans qu’on puisse dire comment, il est possible de faire déclarer ou expliquer par écrit certains articles particuliers ; mais presque toujours ces déclarations sont l’effet ou la cause de très grands maux, et toujours elles coûtent aux peuples plus qu’elles ne valent.
L’erreur des révolutionnaires est de croire qu’ils pourront créer ex nihilo une constitution qui fondera après elle une organisation sociale. Cette méthode est pour de Maistre vouée à l’échec, car le droit ne pèse rien face aux coutumes et aux traditions – coutumes et traditions que le philosophe considère d’origine historique et divine.
Une des grandes erreurs du siècle qui les professa toutes fut de croire qu’une constitution politique pouvait être écrite et créée a priori, tandis que la raison et l’expérience se réunissent pour établir qu’une constitution est une œuvre divine, et que ce qu’il y a précisément de plus fondamental et de plus essentiellement constitutionnel dans les lois d’une nation ne saurait être écrit.
Joseph de Maistre tient à son argument de l’origine divine des constitutions. Selon lui, la preuve que la constitution est divine dans son principe est que toutes les nations, toutes les cités ont eu besoin au commencement de l’appui de Dieu – par le biais d’oracles, de prêtres ou de saints. La religion a permis aux plus grands empires, et aux plus grandes cités, de s’inscrire dans la durée (l’Égypte, Sparte, Rome) : elle a permis de civiliser les nations. Rétorquera-t-on que le commencement est bien difficile à déterminer, si bien que fort peu de souverainetés « seraient en état de justifier la légitimité de leur origine » ? Le philosophe répondra qu’en tant que « manifestation de la Volonté divine, la Providence se dévoile dans le tissu des événements dont elle constitue la mystérieuse syntaxe : une institution politique que le temps a consacré peut, à cet égard, se prévaloir d’une légitimité qui n’apparaissait pas à son commencement » (P. Glaudes).
L’histoire récente de l’Amérique est une preuve éclatante de la civilisation par la religion : les conquérants ont détruit, les missionnaires ont converti.
Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est pas rendue aux prêtres, et si la science n’est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables : nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de l’abrutissement.
Si cette légitimation du pouvoir régalien par le divin pourrait, de prime abord, faire penser que Maistre justifie tous les abus, il convient de nuancer, et de lire ses propos avec exactitude : le philosophe justifie moins l’autorité de droit divin, que la légitimité de droit divin.
Ainsi, la position maistrienne est-elle plus ambiguë qu’il n’y paraît. Sous certains aspects, elle apporte, au nom de la théocratie, une caution aveugle à la souveraineté qu’elle justifie dans ses violences comme dans ses abus, au point de paraître inaugurer l’ère des totalitarismes. Mais, dans sa défense de la royauté contre la terreur révolutionnaire, elle sait aussi prendre le parti de la liberté – une liberté donnée, puis garantie par les rois – et envisager, comme une vérité théologique et une absolue nécessité, la limitation du pouvoir monarchique, lequel ne peut en aucun cas s’identifier à l’origine transcendante de la souveraineté, qui le dépasse.
(P. Glaudes, Introduction à l’Essai sur le principe générateur…, in Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)
Pour conclure, disons, en un mot, que Joseph de Maistre pense que c’est folie, que de vouloir créer à partir de rien. Il reproche aux révolutionnaires de vouloir sciemment méconnaître les traditions françaises. Il conclut par une formule dont il a le secret, et qui résume presque toute sa pensée sur l’origine des constitutions :
Étrange aveuglement des hommes de notre siècle ! Ils se vantent de leurs lumières, et ils ignorent tout, puisqu’ils s’ignorent eux-mêmes.
3. Les Soirées de Saint-Pétersbourg
Dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, également rédigées en Russie, Joseph de Maistre imagine à la manière de Platon des dialogues philosophiques entre trois personnages, le Comte, le Sénateur, et le Chevalier. Le premier entretien vise à trouver une réponse à une question apparemment contradictoire : si la Providence existe, pourquoi les justes peuvent-ils se trouver malheureux, et les méchants prospères ?
Le Comte, double de l’auteur, entend montrer « la fausseté de l’idée selon laquelle « le crime [est] en général heureux et la vertu malheureuse dans ce monde », car l’action providentielle est juste, selon lui, dès cette vie » (P. Glaudes).
S’ensuit une série d’entretiens aux réflexions captivantes que nous ne détaillerons pas ici, mais que nous recommandons à la curiosité du lecteur. Nous citerons simplement un monologue du Chevalier, qui résume presque la totalité des Soirées, sans qu’il soit besoin de rien ajouter :
Nos entretiens ont commencé par l’examen de la grande et éternelle plainte qu’on ne cesse d’élever sur le succès du crime et les malheurs de la vertu ; et nous avons acquis l’entière conviction qu’il n’y a rien au monde de moins fondé que cette plainte, et que pour celui même qui ne croirait pas à une autre vie, le parti de la vertu serait toujours le plus sûr pour obtenir la plus haute chance de bonheur temporel. Ce qui a été dit sur les supplices, sur les maladies et sur les remords ne laisse pas subsister le moindre doute sur ce point. J’ai surtout fait une attention particulière à ces deux axiomes fondamentaux : savoir, en premier lieu, que nul homme n’est puni comme juste, mais toujours comme homme, en sorte qu’il est faux que la vertu souffre dans ce monde : c’est la nature humaine qui souffre, et toujours elle le mérite ; et secondement, que le plus grand bonheur temporel n’est nullement promis et ne saurait l’être à l’homme vertueux, mais à la vertu. Il suffit, en effet, que pour que l’ordre soit visible et irréprochable, même dans ce monde, que la plus grande masse de bonheur soit dévolue à la plus grande masse de vertu en général ; et l’homme étant donné tel qu’il est, il n’est pas même possible à notre raison d’imaginer un autre ordre de choses qui ait seulement une apparence de raison et de justice. Mais comme il n’y a point d’homme juste, il n’y en a point qui ait droit de se refuser à porter de bonne grâce sa part des misères humaines, puisqu’il est nécessairement criminel ou de sang criminel, ce qui nous a conduits à examiner à fond toute la théorie du péché originel, qui est malheureusement celle de la nature humaine. Nous avons vu dans les nations sauvages une image affaiblie du crime primitif ; et l’homme n’étant qu’une parole animée, la dégradation de la parole s’est présentée à nous, non comme le signe de la dégradation humaine, mais comme cette dégradation même ; ce qui nous a valu plusieurs réflexions sur les langues et sur l’origine de la parole et des idées. Ces points éclaircis, la prière se présentait naturellement à nous comme un supplément à tout ce qui avait été dit, puisqu’elle est un remède accordé à l’homme pour restreindre l’empire du mal, en se perfectionnant lui-même, et qu’il ne doit s’en prendre qu’à ses propres vices, s’il refuse d’employer ce remède. À ce mot de prière nous avons vu s’élever la grande objection d’une philosophie aveugle ou coupable, qui, ne voyant dans le mal physique qu’un résultat inévitable des lois éternelles de la nature, s’obstine à soutenir que par là même il échappe entièrement à l’action de la prière. Ce sophisme mortel a été discuté et combattu dans le plus grand détail. Les fléaux dont nous sommes frappés, et qu’on nomme très justement fléaux du ciel, nous ont paru des lois de la nature précisément comme les supplices sont des lois de la société, et par conséquent d’une nécessité purement secondaire qui doit enflammer notre prière, loin de la décourager. Nous pouvions sans doute nous contenter à cet égard des idées générales, et n’envisager toutes ces sortes de calamités qu’en masse : cependant nous avons permis à la conversation de serpenter un peu dans ce triste champ, et la guerre surtout nous a beaucoup occupés.
Conclusion
Joseph de Maistre mérite d’être relu. Même si ses considérations providentielles sur l’origine des constitutions et des révolutions peuvent, de nos jours, peiner à convaincre, ses réflexions sur les principes qui doivent guider l’établissement des textes fondamentaux, en revanche, ont gardé une étonnante profondeur philosophique et juridique.
L’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ne saurait donc être simplement tenu pour un penseur passéiste qui s’est cruellement trompé. C’est une figure intellectuelle majeure du XIXè siècle, dont la pensée altière, quelles qu’en soient les limites ou la cruauté, a été séminale pour des générations d’admirateurs et d’adversaires. Barbey d’Aurevilly, dans les pages admirables qu’il consacre à Maistre, affirme que les vrais « bourreaux d’idée », dont il ne fait pas partie, sont « les philosophes à systèmes » : « le doux Emmanuel Kant, que Heine appelait suavement un second Robespierre », « Fichte, qui abolissait le monde dans la volonté », « Hegel qui l’abolit dans la logique »…
[…] La gloire de Maistre n’est pas dans son « système » de pensée : elle est dans les tensions paradoxales de son entreprise intellectuelle, dans les fusées de son imagination ardente, dans le pressentiment ironique des illusions ravageuses de la modernité, dans l’éclat de son style diamantin qui brille tant qu’il « paraît couper ».
(P. Glaudes, Introduction générale aux Œuvres de J. de Maistre, éd. Robert Laffont, coll « Bouquins », 2007)
Lecture conseillée :
- Œuvres, J. de Maistre, Paris, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 2007