Tocqueville et la démocratie en Amérique – Un chef-d’œuvre d’analyse politique

Portrait d'Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau
Portrait d'Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau, huile sur toile, 1850, coll. Musée d'Histoire de France et Château de Versailles, source Château de Tocqueville

Marcel Proust écrivait dans Le Temps retrouvé que « tout est affaire de chronologie. » Nous pourrions, à la lettre, appliquer cette sentence au penseur Alexis de Tocqueville qui, né en 1805, a constaté de ses yeux la chute inéluctable et définitive de l’Ancien Régime, et l’avènement des systèmes politiques libéraux. Tocqueville, qui est le penseur des rapports entre liberté et égalité dans les organisations sociales, est en ce sens l’homme de son temps : celui de l’avènement programmé des démocraties.
Pendant un temps, pourtant, la famille Tocqueville a pu croire à un retour de la monarchie ; à la chute de Napoléon, en 1815, elle revient en grâce à la Cour. Alexis de Tocqueville devient alors magistrat à Versailles (1827), tandis que son père est nommé préfet. Tocqueville, cependant, est un observateur admirable de l’opinion publique : très en avance sur les événements à venir, il comprend que les Bourbons sont déjà terminés. La nomination de l’ultra-royaliste Polignac par Charles X en 1829 confirme ses pressentiments ; Tocqueville ne croit pas une seconde au maintien du régime.
Persuadé que la chute de la monarchie légitime n’est plus qu’une question de temps, il commence alors à s’intéresser au système politique des États-Unis. Cette jeune nation déjà puissante est en effet un laboratoire passionnant pour l’étude des effets de la démocratie. Son observation pourrait amener, pense Tocqueville, à tirer des leçons précieuses pour la venue prochaine des démocraties en Europe.
La Révolution éclate en 1830. Tocqueville, toujours magistrat, prête serment au nouveau « roi des Français » Louis-Philippe. Sa famille ne lui pardonne pas ce qu’elle considère comme une trahison. Tocqueville, qui est alors désireux d’échapper à ses ennuis familiaux, s’embarque avec Gustave de Beaumont pour les États-Unis, au prétexte d’écrire un livre sur les prisons. Les deux amis partent en avril 1831. Ils sillonnent le pays de Washington pendant neuf mois, et reviennent en France en février 1832. De ce périple naîtra, comme promis, un livre sur le système carcéral des États-Unis ; mais surtout un essai magistral par sa justesse et sa prévoyance, considéré encore aujourd’hui comme un chef-d’œuvre de l’analyse politique : De la démocratie en Amérique.

I. La place de l’administration

Tocqueville, rejoignant en cela, pêle-mêle, les pensées de Montesquieu ou de Joseph de Maistre, croit à ce que l’on pourrait appeler « les lois naturelles de l’histoire et des peuples » : il pense qu’il est inutile et vain de réfléchir de façon purement théorique aux constitutions des différents États ; qu’il faut, au contraire, prendre en compte le passé, les valeurs et les mœurs d’un peuple donné pour lui donner une constitution qui soit la plus adaptée à ses attentes. En d’autres termes, pour Tocqueville, un peuple ne doit pas se conformer à une constitution, mais une constitution doit être forgée selon les principes traditionnels d’un peuple. Mais comment appliquer ce précepte à la France ? car le problème qui lui est inhérent est sa vieillesse ; nous avons oublié d’où elle vient, comment elle est née, si bien qu’il nous est difficile de lui forger un système juridique adapté aux nouvelles demandes d’égalité. Tocqueville, penseur libéral, se détache en cela du penseur monarchiste légitimiste Joseph de Maistre qui, lui, estime qu’il faut en revenir aux lois fondamentales du royaume. Tocqueville cependant, fidèle à sa mission, en revient aux États-Unis d’Amérique ; l’Europe a vu naître cette nation jeune et démocratique ; aussi est-il essentiel d’observer son histoire depuis sa naissance, pour comprendre son développement.

Un homme vient à naître ; ses premières années se passent obscurément parmi les plaisirs ou les travaux de l’enfance. Il grandit ; la virilité commence ; les portes du monde s’ouvrent enfin pour le recevoir ; il entre en contact avec ses semblables. On l’étudie alors pour la première fois, et l’on croit voir se former en lui le germe des vices et des vertus de son âge mûr.
C’est là, si je ne me trompe, une grande erreur.
Remontez en arrière ; examinez l’enfant jusque dans les bras de sa mère ; voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir encore obscur de son intelligence ; contemplez les premiers exemples qui frappent ses regards ; écoutez les premières paroles qui éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée ; assistez enfin aux premières luttes qu’il a à soutenir ; et alors seulement vous comprendrez d’où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa vie. L’homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau.
Il se passe quelque chose d’analogue chez les nations. Les peuples se ressentent toujours de leur origine. Les circonstances qui ont accompagné leur naissance et servi à leur développement influent sur tout le reste de leur carrière.
S’il nous était possible de remonter jusqu’aux éléments des sociétés et d’examiner les premiers monuments de leur histoire, je ne doute pas que nous ne puissions y découvrir la cause première des préjugés, des habitudes, des passions dominantes, de tout ce qui compose enfin ce qu’on appelle le caractère national ; il nous arriverait d’y rencontrer l’explication d’usages qui, aujourd’hui, paraissent contraires aux mœurs régnantes ; de lois qui semblent en opposition avec les principes reconnus ; d’opinions incohérentes qui se rencontrent çà et là dans la société, comme ces fragments de chaînes brisées qu’on voit pendre encore quelquefois aux voûtes d’un vieil édifice, et qui ne soutiennent plus rien. Ainsi s’expliquerait la destinée de certains peuples qu’une force inconnue semble entraîner vers un but qu’eux-mêmes ignorent. Mais jusqu’ici les fais ont manqué à une pareille étude ; l’esprit d’analyse n’est venu aux nations qu’à mesure qu’elles vieillissaient, et lorsqu’elles ont enfin songé à contempler leur berceau, le temps l’avait déjà enveloppé d’un nuage, l’ignorance et l’orgueil l’avaient environné de fables, derrière lesquelles se cachait la vérité.
L’Amérique est le seul pays où l’on ait pu assister aux développements naturels et tranquilles d’une société, et où il ait été possible de préciser l’influence exercée par le point de départ sur l’avenir des États.

Ces très belles lignes résument un point fondamental de la pensée de Tocqueville : il n’existe pas de bon système absolu. Au contraire, il faut adapter les systèmes politiques aux particularismes et aux identités de chaque nation.
Ceci étant dit, qu’est-ce qui distingue la nation américaine de la nation française ? Pour Tocqueville, la réponse est évidente : la place de l’administration. Là où les États-Unis sont une nation plutôt décentralisée dans laquelle la commune tient une place primordiale, la nation française est quant à elle plutôt centralisée autour de Paris et du gouvernement, qui est le point le plus saillant de l’administration.

Parmi nous, le gouvernement central prête ses agents à la commune ; en Amérique, la commune prête ses fonctionnaires au gouvernement. Cela seul fait comprendre à quel degré les deux sociétés diffèrent. […] Il faut bien se persuader que les affections des hommes ne se portent en général que là où il y a de la force. On ne voit pas l’amour de la patrie régner longtemps dans un pays conquis. L’habitant de la Nouvelle-Angleterre s’attache à sa commune, non pas tant parce qu’il y est né que parce qu’il voit dans cette commune une corporation libre et forte dont il fait partie, et qui mérite la peine qu’on cherche à la diriger.

Tocqueville résume ainsi la décentralisation étasunienne qui résulte de son système fédéral :

En général, on peut dire que le caractère saillant de l’administration publique aux États-Unis est d’être prodigieusement décentralisée.

Tocqueville ajoute cependant une nuance dans la notion de décentralisation. Il distingue en effet la décentralisation administrative et gouvernementale ; si la première est selon lui nécessaire à la démocratie, la seconde est en revanche nocive. Il importe donc qu’une nation ait une décentralisation administrative forte afin d’impliquer les citoyens dans la vie de la cité et une centralisation gouvernementale forte afin de pouvoir « vivre et prospérer » :

Pour ma part, je ne saurais concevoir qu’une nation puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale.
Mais je pense que la centralisation administrative n’est propre qu’à énerver les peuples qui s’y soumettent, parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de cité. La centralisation administrative parvient, il est vrai, à réunir à une époque donnée, et dans un certain lieu, toutes les forces disponibles de la nation, mais elle nuit à la reproduction des forces. Elle la fait triompher le jour du combat et diminue à la longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement à la grandeur passagère d’un homme, non point à la prospérité durable d’un peuple.

Tocqueville estime que les États-Unis ont réussi cet exploit d’avoir une forte décentralisation administrative et forte centralisation gouvernementale. Il regrette ensuite que la France ait échoué à opérer la décentralisation administrative ; la centralisation administrative va en effet de pair avec une privation accrue de liberté. C’est là que Tocqueville écrit ces lignes qui sont peut-être parmi les plus connues de son œuvre :

Que m’importe, après tout, qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ?

Tocqueville cependant est moins admiratif qu’on le dit parfois du système fédéral américain. Il estime en effet que si ce système est le plus propre à garantir des rapports sains entre la liberté et l’égalité, il est aussi le moins apte à constituer une grande nation :

Le grand bonheur des États-Unis n’est […] pas d’avoir trouvé une constitution fédérale qui leur permette de soutenir de grandes guerres, mais d’être tellement situés qu’il n’y en a pas pour eux à craindre.
Nul ne saurait apprécier plus que moi les avantages du système fédératif. J’y vois l’une des plus puissantes combinaisons en faveur de la prospérité et de la liberté humaines. J’envie le sort des nations auxquelles il a été permis de l’adopter. Mais je me refuse pourtant à croire que des peuples confédérés puissent lutter longtemps, à égalité de force, contre une nation où la puissance gouvernementale serait centralisée.
Le peuple qui, en présence des grandes monarchies militaires de l’Europe, viendrait à fractionner sa souveraineté, me semblerait abdiquer, par ce seul fait, son pouvoir, et peut-être son existence et son nom.
Admirable position du nouveau monde, qui fait que l’homme n’y a encore d’ennemis que lui-même ! Pour être heureux et libre, il lui suffit de le vouloir.

II. Les rapports entre les pouvoirs

Après avoir étudié la question de la place de l’administration Tocqueville s’intéresse aux rapports entre les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif – question fondamentale depuis Montesquieu. Le penseur s’attaque d’abord au pouvoir judiciaire, et met en garde la société française contre l’extension de la puissance des tribunaux. Il écrit à ce propos des lignes qui paraîtront prophétiques à certains :

L’extension du pouvoir judiciaire dans le monde politique doit […] être corrélative à l’extension du pouvoir électif. Si ces deux choses ne vont point ensemble, l’État finit par tomber en anarchie ou en servitude. […] Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le fondement qu’ils les trouvent inconstitutionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils auraient le droit d’interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leur permettrait de le faire.

La place accordée au pouvoir judiciaire est pour Tocqueville ce qui distingue les régimes despotiques des régimes démocratiques. Aussi la place du jury criminel est-elle fondamentale. Le jury est en effet, au sens propre, le peuple qui fait appliquer le droit :

La force n’est qu’un élément passager de succès : après elle vient aussitôt l’idée du droit. Un gouvernement réduit à ne pouvoir atteindre ses ennemis que sur le champ de bataille serait bientôt détruit. La véritable sanction des lois politiques se trouve donc dans les lois pénales, et si la sanction manque, la loi perd tôt ou tard sa force. L’homme qui juge au criminel est donc réellement le maître de la société. Or, l’institution du jury place le peuple lui-même, ou du moins une classe de citoyens, sur le siège du juge. L’institution du jury met donc réellement la direction de la société dans les mains du peuple ou de cette classe.

Certains reprocheront au pouvoir judiciaire d’être tenté de se substituer au gouvernement de la majorité ; Tocqueville estime, au contraire, que le pouvoir judiciaire est le principal contre-pouvoir au mouvement quasi-despotique de la majorité.

Trois choses semblent concourir plus que toutes les autres au maintien de la république démocratique dans le nouveau monde :
La première est la forme fédérale que les Américains ont adoptée, et qui permet à l’Union de jouir de la puissance d’une grande république de la sécurité d’une petite.
Je trouve la deuxième dans les institutions communales qui, modérant le despotisme de la majorité, donnent en même temps au peuple le goût de la liberté et l’art d’être libre.
La troisième se rencontre dans la constitution du pouvoir judiciaire. J’ai montré combien les tribunaux servent à corriger les écarts de la démocratie, et comment, sans jamais pouvoir arrêter les mouvements de la majorité, ils parviennent à les ralentir et à les diriger.

Tocqueville s’intéresse ensuite au pouvoir législatif. Il constate qu’il existe dans les démocraties un risque que le législatif s’empare de l’exécutif, puisque les démocraties sont fondées sur la souveraineté du peuple et que le peuple fait la loi. Tocqueville est hélas incapable de trouver un système parfait dans lequel chacun de ces deux pouvoirs serait prémuni contre l’autre. Il doit ici s’en rapporter à la raison et au bon sens :

Il y a dans la constitution de tous les peuples, quelle que soit, du reste, sa nature, un point où le législateur est obligé de s’en rapporter au bon sens et à la vertu des citoyens. Ce point est plus rapproché et plus visible dans les républiques, plus éloigné et caché avec plus de soin dans les monarchies ; mais il se trouve toujours quelque part. Il n’y a pas de pays où la loi puisse tout prévoir, et où les institutions doivent tenir lieu de la raison et des mœurs.

Tocqueville étudie enfin le pouvoir exécutif. Il analyse à cette occasion le processus d’élection du président de la République. Il constate en effet qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif est effacé par rapport au pouvoir législatif et qu’il existe un risque de préemption de l’un par l’autre au cours du moment si crucial de l’élection du chef. Ces quelques lignes admirables suffisent seules à comprendre tout l’enjeu et toute la complexité du système d’élection du président des États-Unis :

Le problème à résoudre était de trouver le mode d’élection qui, tout en exprimant les volontés réelles du peuple, excitât peu ses passions et le tînt le moins possible en suspens. On admit d’abord que la majorité simple ferait la loi. Mais c’était encore une chose fort difficile que d’obtenir cette majorité sans avoir à craindre des délais qu’avant tout on voulait éviter.
Il est rare, en effet, de voir un homme réunir du premier coup la majorité des suffrages chez un grand peuple. La difficulté s’accroît encore dans une république d’États confédérés, où les influences locales sont beaucoup plus développées et plus puissantes.
Pour obvier à ce second obstacle, il se présentait un moyen, c’était de déléguer les pouvoirs électoraux de la nation à un corps qui la représentât.
Ce mode d’élection rendait la majorité plus probable ; car, moins les électeurs sont nombreux, plus il leur est facile de s’entendre. Il présentait aussi plus de garanties pour la bonté du choix.
Mais devait-on confier le droit d’élire au corps législatif lui-même, représentant habituel de la nation, ou fallait-il, au contraire, former un collège électoral dont l’unique objet fût de procéder à la nomination du président ?
Les Américains préférèrent ce dernier parti. Ils pensèrent que les hommes qu’on envoyait pour faire les lois ordinaires ne représenteraient qu’incomplètement les vœux du peuple relativement à l’élection de son premier magistrat. Étant d’ailleurs élus pour plus d’une année, ils auraient pu représenter une volonté déjà changée. Ils jugèrent que si l’on chargeait la législature d’élire le chef du pouvoir exécutif, ses membres deviendraient, longtemps avant l’élection, l’objet de manœuvres corruptrices et le jouet de l’intrigue ; tandis que, semblables aux jurés, les électeurs spéciaux resteraient inconnus dans la foule, jusqu’au jour où ils devraient agir, et n’apparaîtraient un instant que pour prononcer leur arrêt.

III. L’égalité et la liberté

L’égalité et la liberté sont véritablement les deux thèmes qui centralisent la pensée d’Alexis de Tocqueville. Toute sa vie, ce dernier a cherché à trouver un système dans lequel cohabiteraient ces deux notions ; un système où aucun des deux n’empiéterait sur l’autre, mais au contraire où l’un garantirait l’autre. Dans un premier temps, Tocqueville constate que seul un régime démocratique peut permettre de parvenir à une telle harmonie. La démocratie est profondément égalitaire dans sa forme même, que ce soit par le biais des « costumes » –

J’aime cette allure naturelle du gouvernement de la démocratie ; dans cette force intérieure qui s’attache à la fonction plus qu’au fonctionnaire, à l’homme plus qu’aux signes extérieurs de la puissance, j’aperçois quelque chose de viril que j’admire.
Quant à l’influence que peuvent exercer les costumes, je crois qu’on s’exagère beaucoup l’importance qu’ils doivent avoir dans un siècle comme le nôtre. Je n’ai point remarqué qu’en Amérique le fonctionnaire, dans l’exercice de son pouvoir, fût accueilli avec moins d’égards et de respects, pour être réduit à son seul mérite.

– ou par celui des rémunérations des agents publics :

Quand on voit une république démocratique rendre gratuites les fonctions rétribuées, je crois qu’on peut en conclure qu’elle marche vers la monarchie. Et quand une monarchie commence à rétribuer les fonctions gratuites, c’est la marque assurée qu’on s’avance vers un état despotique ou vers un état républicain.
La substitution des fonctions salariées aux fonctions gratuites me semble donc à elle toute seule constituer une véritable révolution.

Mais dans un second temps Tocqueville constate l’impossibilité de constituer un système libéral parfaitement égal pour tous :

On n’a point découvert jusqu’ici de forme politique qui favorisât également le développement et la prospérité de toutes les classes dont la société se compose. Ces classes ont continué à former comme autant de nations distinctes dans la même nation, et l’expérience a prouvé qu’il était presque aussi dangereux de s’en remettre complètement à aucune d’elles du sort des autres, que de faire d’un peuple l’arbitre des destinées d’un autre peuple. Lorsque les riches seuls gouvernent, l’intérêt des pauvres est toujours en péril ; et lorsque les pauvres font la loi, celui des riches court de grands hasards. Quel est donc l’avantage de la démocratie ? L’avantage réel de la démocratie n’est pas, comme on l’a dit, de favoriser la prospérité de tous, mais seulement de servir au bien-être du plus grand nombre.

Cela, cependant, n’enlève rien à la supériorité des régimes démocratiques sur la capacité à assurer une « prospérité générale » :

Il y a donc, au fond des institutions démocratiques, une tendance cachée qui fait souvent concourir les hommes à la prospérité générale, malgré leurs vices ou leurs erreurs, tandis que dans les institutions aristocratiques il se découvre quelquefois une pente secrète qui, en dépit des talents et des vertus, les entraîne à contribuer aux misères de leurs semblables. C’est ainsi qu’il peut arriver que, dans les gouvernements aristocratiques, les hommes publics fassent le mal sans le vouloir, et que dans les démocraties ils produisent le bien sans en avoir la pensée.

Après l’égalité, Tocqueville pense la liberté, qui est impossible sans ce qu’il appelle « l’idée des droits. »

Après l’idée générale de la vertu, je n’en sais pas de plus belle que celle des droits, ou plutôt ces deux idées se confondent. L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique.
C’est avec l’idée des droits que les hommes ont défini ce qu’étaient la licence et la tyrannie. Éclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance et soumis sans bassesse. L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse ; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est-ce qu’une réunion d’être rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?

Tocqueville, fils de la Révolution, sait que la liberté n’est pas naturelle, et qu’il faut lutter à la fois pour l’obtenir et pour la conserver.

On ne saurait trop le dire : il n’est rien de plus fécond en merveilles que l’art d’être libre ; mais il n’y a rien de plus dur que l’apprentissage de la liberté. Il n’en est pas de même du despotisme. Le despotisme se présente souvent comme le réparateur de tous les maux soufferts ; il est l’appui du bon droit, le soutien des opprimés et le fondateur de l’ordre. Les peuples s’endorment au sein de la prospérité momentanée qu’il fait naître ; et lorsqu’ils se réveillent, ils sont misérables. La liberté, au contraire, naît d’ordinaire au milieu des orages, elle s’établit péniblement parmi les discordes civiles et ce n’est que quand elle est déjà vieille qu’on peut connaître ses bienfaits.

L’une des libertés les plus précieuses et les plus difficiles à gérer en démocratie est évidemment la liberté de la presse ; Tocqueville y consacre de nombreuses lignes encore une fois visionnaires. Dans l’extrait qui suit, par exemple, il s’intéresse aux rapports entre la justice et la liberté d’expression :

[Les Américains] croient […] que les tribunaux sont impuissants pour modérer la presse, et que la souplesse des langages humains échappant sans cesse à l’analyse judiciaire, les délits de cette nature se dérobent en quelque sorte devant la main qui s’étend pour les saisir. Ils pensent qu’afin de pouvoir agir efficacement sur la presse, il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l’ordre existant, mais encore pût se placer au-dessus de l’opinion publique qui s’agite autour de lui ; un tribunal qui jugeât sans admettre la publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l’intention plus encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la liberté de la presse ; car alors il serait maître absolu de la société elle-même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de leurs écrits. En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, c’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et épuisées d’efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires.

Tocqueville est un auteur qui réfléchit et qui a donc une pensée nuancée. Il n’est pas dupe de la démocratie ; même s’il la croit inéluctable et l’appelle de ses vœux, il a conscience de ses faiblesses et de sa dangerosité. Il voit en effet dans l’attribution de la souveraineté à la majorité un risque d’écrasement des minorités. C’est la fameuse « tyrannie de la majorité ».

IV. La tyrannie de la majorité

Tocqueville commence par dresser un constat :

Il est de l’essence même des gouvernements démocratiques que l’empire de la majorité y soit absolu ; car en dehors de la majorité, dans les démocraties, il n’y a rien qui résiste.

Puis il critique ce constat. L’absolu renvoie en effet à l’absolutisme et l’absolutisme au gouvernement aristocratique et despotique. L’empire absolu de la majorité est par conséquent un danger pour la liberté, vertu si chère à Alexis de Tocqueville.

Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs.
[…]
La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l’homme, quel qu’il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n’y a donc pas sur la terre d’autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d’un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu’on l’appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu’on l’exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d’autres lois.

Tocqueville a prévenu ses contemporains et ses descendants du risque d’abus démocratique. Mais encore une fois, il est impuissant à trouver une solution viable et pérenne à cette faille systémique. Tocqueville n’est pas un promoteur fervent du régime démocratique ; il juge simplement celui-ci inéluctable dans les vieilles nations européennes ; s’il y voit une possibilité unique de mettre en place une décentralisation perdue qui contribuerait à l’augmentation de la liberté et de l’égalité, il n’est cependant pas dupe des limites qui lui sont attachées.

En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent. Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai.
[…]
Si l’Amérique n’a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas en chercher ailleurs les raisons : il n’existe pas de génie littéraire sans liberté d’esprit, et il n’y a pas de liberté d’esprit en Amérique.

Conclusion

Nous l’avons déjà dit en introduction : Tocqueville est d’abord l’homme de son temps. Il observe la chute programmée des vieilles monarchies européennes et la montée inéluctable des régimes démocratiques. Il sait que la France ne pourra pas y échapper. Il a conscience que « l’effet domino » engendré par les révolutions anglaise, américaine puis française est un mouvement trop fort et trop engagé. Tocqueville pense la globalisation avant l’heure :

Le moyen âge était une époque de fractionnement. Chaque peuple, chaque province, chaque cité, chaque famille, tendaient alors fortement à s’individualiser. De nos jours, un mouvement contraire se fait sentir, les peuples semblent marcher vers l’unité. Des liens intellectuels unissent entre elles les parties les plus éloignées de la terre, et les hommes ne sauraient rester un seul jour étrangers les uns aux autres, ou ignorants de ce qui se passe dans un coin quelconque de l’univers : aussi remarque-t-on aujourd’hui moins de différence entre les Européens et leurs descendants du nouveau monde, malgré l’Océan qui les divise, qu’entre certaines villes du XIIIè siècle qui n’étaient séparées que par une rivière.

Si Tocqueville fut un républicain décentralisateur et fédéraliste, il ne fut jamais dupe sur les dangers ni sur les faiblesses des régimes démocratiques. Toute la nuance de sa pensée est contenue dans ces quelques lignes, qui nous serviront aussi de conclusion :

Que demandez-vous de la société et de son gouvernement ? Il faut s’entendre.
Voulez-vous donner à l’esprit humain une certaine hauteur, une façon généreuse d’envisager les choses de ce monde ? Voulez-vous inspirer aux hommes une sorte de mépris des bien matériels ? Désirez-vous faire naître ou entretenir des convictions profondes et préparer de grands dévouements ?
S’agit-il pour vous de polir les mœurs, d’élever les manières, de faire briller les arts ? Voulez-vous de la poésie, du bruit de la gloire ?
Prétendez-vous organiser un peuple de manière à agir fortement sur tous les autres ? Le destinez-vous à tenter les grandes entreprises, et, quel que soit le résultat de ses efforts, à laisser une trace immense dans l’histoire ?
Si tel est, suivant vous, l’objet principal que doivent se proposer les hommes en société, ne prenez pas le gouvernement de la démocratie ; il ne vous conduirait pas sûrement au but.
Mais s’il vous semble utile de détourner l’activité intellectuelle et morale de l’homme sur les nécessités de la vie matérielle, et de l’employer à produire le bien-être ; si la raison vous paraît plus profitable aux gommes que le génie ; si votre objet n’est point de créer des vertus héroïques, mais des habitudes paisibles ; si vous aimez mieux voir des vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions, à la condition de rencontrer moins de forfaits ; si, au lieu d’agir dans le sein d’une société brillante, il vous suffit de vivre au milieu d’une société prospère ; si, enfin, l’objet principal d’un gouvernement n’est point, suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère ; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie.

 

 

Lecture conseillée :

  • De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville, 1835

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