Les Pensées, de Blaise Pascal – La condition humaine et le doute croyant

Photographie du masque mortuaire de Blaise Pascal par Mary Trump
Photographie du masque mortuaire de Blaise Pascal par Mary Trump, 4 décembre 2006, source wikicommons

Blaise Pascal, qui écrivait que « la pensée fait la grandeur de l’homme », est le Léonard de Vinci du dix-septième siècle. Mathématicien, physicien, philosophe, théologien, géomètre, Pascal que le pape François pense à béatifier est aussi l’un des plus grands esprits de l’un des plus grands mouvements culturels d’Europe – le classicisme français – et le père d’une unité de mesure qui porte son nom. Quelle vie que la sienne !
Pascal naît à Clermont en 1623. En 1635, à onze ans, il a déjà lu l’intégralité d’Euclide et trouvé tout seul sa trente-deuxième proposition. Selon Tallemant des Réaux (Historiettes), son père, toujours plus exigeant, lui intime alors d’arrêter les mathématiques pour s’ouvrir au latin et au grec. Pascal écrit que « l’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. » Et il ajoute : « La pensée est une chose admirable et incomparable par sa nature. » Et en effet, toute sa vie Pascal n’a fait que penser et trouver. En 1640 il écrit son Essai sur les coniques, en 1645 il invente sa fameuse machine d’arithmétique dont Tallemant des Réaux se moque avec tant de cruauté, en 1647 il rédige les Expériences nouvelles touchant le vide. Infatigable, Pascal n’hésite pas à mettre toute sa famille à contribution. En 1648 il demande à Florin Périer, son beau-frère, de mener la fameuse expérience du puy de Dôme qui fera sa célébrité pour l’avenir ; il publie dans la foulée le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs.
1651, le milieu du Grand Siècle, est une année tragique pour le physicien : son père meurt. Pascal écrit à cette occasion une lettre à sa sœur aîné qui est un modèle de consolation.

Ne nous affligeons donc pas comme les païens qui n’ont point d’espérance. Nous n’avons pas perdu mon père au moment de sa mort : nous l’avons perdu, pour ainsi dire, dès qu’il entra dans l’Église par le baptême. Dès lors il était à Dieu.

1654 est une année clé dans la vie de Blaise Pascal. Après avoir publié successivement l’Adresse à l’illustre Académie parisienne de mathématiques, le Traité de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air et le Traité du triangle arithmétique, il est victime dans la nuit du 23 novembre d’une véritable transe métaphysique qui marque sa conversion définitive à la religion chrétienne et sa conviction de l’existence de Dieu. Pascal est prêt à lutter pleinement pour la Religion ; deux ans plus tard, en 1656, il entre dans le combat qui oppose les Jésuites, partisans de la liberté de l’homme dans la Grâce divine, aux Jansénistes, partisans du prédéterminisme divin. Pascal, fidèle à Port-Royal – sa sœur Jacqueline y est entrée comme religieuse en 1652 – est un allié des Jansénistes. Combinant sa plume féroce et sa pensée géniale, il foudroie les Jésuites qu’il qualifie de laxistes dans les Provinciales, un recueil de dix-huit lettres accusatrices.
Pascal cependant se lasse de cette querelle et interrompt la publication des Provinciales. Il a déjà d’autres projets en tête, et notamment celui d’un grand ouvrage – une apologie – dont l’objectif sera de convaincre les incroyants. Après divers écrits (Réflexions sur la géométrie en général, Factum pour les curés de Paris), il donne en 1658 une conférence à Port-Royal pour exposer les plans de son œuvre future.
Pascal s’éteint le 19 août 1662 – à seulement trente-neuf ans. Avant sa mort il a encore trouvé le temps d’écrire une Lettre sur la dimension des lignes courbes, Trois discours sur la condition des grands et d’organiser le premier système urbain de transports en commun (les carrosses à cinq sols) ! Lorsque ses proches pénètrent dans son bureau et fouillent ses papiers, ils découvrent une quantité impressionnante de notes à la fois profondes et poétiques. Ces notes sont immédiatement rassemblées et huit ans après sa mort, en 1670, la première édition des Pensées est publiée.
Pascal écrivait que « les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller. » C’est exactement ce que sont les Pensées : une rivière philosophique d’une richesse étonnante, même pour ce génie qu’était Pascal.

1. La condition humaine

« La lecture la plus simple et la moins risquée, écrit Jean d’Ormesson dans Une autre histoire de la littérature française, est celle qui se fait à partir de la parenté et de l’opposition entre Montaigne et Pascal. » Et il ajoute :

Comme Montaigne, Pascal part de la misère de l’homme. L’homme est faible, la vérité lui échappe, il est incapable de connaître la nature et de se connaître lui-même. Contre ceux qui croient au savoir comme Descartes – « Descartes, incertain et inutile » –, Pascal se range dans le camp des sceptiques, comme Montaigne. Mais aussitôt apparaît une différence fondamentale entre Montaigne et Pascal : Montaigne doute en souriant, Pascal doute en souffrant.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson

On parle beaucoup de « misère de l’homme », ou de « condition humaine. » Mais que recouvre ce terme ? Laissons Pascal le définir dans une formule claire et concise : « Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude. » À partir de là, Pascal, dans sa théorie du divertissement, alerte le lecteur sur le danger des plaisirs.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

Pascal est dur mais réaliste et juste avec la société du divertissement. Il comprend, comme Flaubert le comprendra si bien avec Madame Bovary, comme Kierkegaard le comprendra si bien à son tour avec la théorie du stade esthétique, que la recherche du plaisir est par sa nature même vouée à la frustration et à l’inassouvissement perpétuel. Il faut par conséquent pouvoir dépasser cette recherche et penser la condition humaine.

Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. […] Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

Pour Pascal l’homme est un mouvement perpétuel. Il ne peut rester seul à ne rien faire, sans en éprouver une grande angoisse ; il doit toujours être préoccupé par quelque chose, par un divertissement, par un travail, par une occupation quelconque. L’homme est sans cesse en activité car il a une peur panique de contempler son néant. Cette phobie va jusqu’à le détourner du cours du temps. L’homme ressasse ses souvenirs ou se projette dans l’avenir, mais se refuse à penser au moment présent :

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Mais pourquoi une telle attitude ? Pourquoi l’homme refuse-t-il si obstinément de se concentrer sur le présent ? C’est parce que le présent ne le distrait pas et le force à se regarder tel qu’il est, dans toute la misère de sa condition. Pascal écrit que « si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. » Il ajoute que « le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »
La vision de Pascal peut sembler pessimiste. Pourtant le philosophe voit aussi dans la misère de l’homme la cause de sa grandeur ; il explique que

la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

Ainsi Pascal a osé dire une vérité qui dérange : l’homme se divertit pour ne pas penser à la misère de sa condition. La misère de sa condition, il la voit quand il se contemple dans l’infiniment grand. Il se rend compte alors qu’il n’est qu’un point dans l’univers.

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit ; et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre, elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables : nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ?

Nous l’avons déjà dit : Pascal mêle à la misère de l’homme sa grandeur intrinsèque. L’homme est grand parce qu’il sait qu’il est misérable ; c’est ce qui le différencie de toutes les autres espèces. Comment l’homme sait-il qu’il est misérable ? Par sa capacité à penser. Par conséquent, la pensée est pour Pascal toute la raison d’être de l’homme. Il résume cette philosophie dans cette formule devenue célèbre :

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée.

Et le philosophe de conclure :

Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.
Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.

2. Le doute croyant

Pascal est hanté par la question de Dieu, et par la place de l’homme dans l’univers.

Puisque l’homme est à la fois si petit et si grand, au dédain qu’il inspire succède la pitié pour sa grandeur piétinée. L’homme est un « imbécile ver de terre », un « cloaque d’incertitude et d’erreur ». Et le « dépositaire du vrai ». « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Il est le le rebut et la gloire de l’univers.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson)

Par son fameux « pari », Pascal veut nous rallier à la foi – n’oublions pas que les fragments des Pensées étaient destinés à une apologétique.

Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien ; gagez donc qu’il est sans hésiter.

Mais contrairement à Descartes, Pascal veut moins nous convaincre par la raison que nous persuader par le sentiment. Par ailleurs, comme le fait remarquer Jean d’Ormesson, « Pascal, dans la lignée de saint Augustin plutôt que de saint Thomas d’Aquin dont se réclamaient les jésuites, veut nous convaincre que le bonheur est à la fois hors de nous et en nous – parce qu’il est en Dieu. » Il s’oppose ainsi aux « mondains », qui le croient hors de nous, et aux « stoïciens et philosophes », que le croient en nous.

Conclusion

Comment résumer la pensée philosophique de Pascal ? Disons pour faire court qu’il est le théoricien du doute croyant et de la condition humaine.
1) Le doute croyant : c’est le fameux « pari », qui constitue l’un des points d’orgue de son désir de rallier les incrédules – mais contrairement à Descartes, Pascal prône le doute plutôt que la certitude, et cherche à persuader par les sentiments plutôt qu’à convaincre par la raison.
2) La condition humaine : Pascal a conscience que l’homme n’est qu’un tas de souffrances dans l’univers et cette condition l’effraie. Il explique la société du divertissement par un désir inconscient de l’homme d’oublier la misère, et surtout la précarité de son existence. Mais, paradoxalement, cette conscience de sa misère est aussi ce qui fait toute la grandeur de l’homme. L’homme se distingue ainsi des autres espèces par sa capacité à penser – la pensée étant ici entendue au sens de la réflexion aboutie et complexe. L’expression « roseau pensant » résume toute cette philosophie.

Pascal brille dans la science, dans la polémique, dans la théologie, dans la philosophie. C’est un génie universel. Il est dépassé comme savant. Il est indépassable comme écrivain. Il a porté à l’incandescence la géométrie enflammée par l’amour de Dieu : sa place est immense dans cette littérature que son génie méprisait. Corneille est le créateur de notre vers classique. Pascal est le créateur de notre prose classique. À eux deux, avec Le Cid, avec les Provinciales et les Pensées, ils président à la naissance de ce que Thucydide appelait ktêma es aiei, un trésor pour toujours : la langue française classique.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson

 

Lecture conseillée :

  • Pensées, B. Pascal, 1670 (posthume)

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