Les Contemplations de Victor Hugo – Le coucher de soleil du romantisme lyrique

Photographie de Victor Hugo par Etienne Carjat en 1876.
Photographie de Victor Hugo par Etienne Carjat en 1876, coll. Bibliothèque Nationale de France.

On pourrait citer l’ensemble des poèmes du recueil des Contemplations ; il est, à vrai dire, presque impossible d’en faire une sélection honnête. Les Châtiments, c’était le coup de fouet du génie hugolien. Les Contemplations, c’est sa domination dans la poésie française. Publié en 1856 – un an avant Les Fleurs du Mal – ce recueil est, pour reprendre les mots de Pierre Albouy (éd. Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1973), le « coucher de soleil » du romantisme lyrique qui avait été remis à la mode en 1820 par Alphonse de Lamartine. Hugo, toujours exilé sur son rocher, déploie dans des vers immortels toute sa capacité à susciter l’indignation et la pitié. Une telle puissance poétique ne peut naître de rien ; elle a nécessairement un ressort caché, un moteur tragique qui la met en branle. C’est au cœur du dernier poème des Contemplations – « À celle qui est restée en France » – qu’il faut chercher la justification de ce recueil.

Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j’écrivais ;

Avec son style inimitable, génial oserons-nous dire, Hugo reprend la célèbre formule de son ami Dumas – Dumas à qui il fera hommage dans l’un des poèmes des Contemplations – écrite au fronton de son journal Le Mois : « Dieu dicte et nous écrivons. »
Quant au « tourbillon d’écume » auquel il fait référence, c’est bien sûr la mort de sa fille Léopoldine, noyée dans la Seine le 4 septembre 1843 avec son mari Charles Vacquerie. Hugo père est inconsolable.

Je voulais me briser le front sur le pavé ;
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,
Je fixais mes regards sur cette chose horrible,
Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non !
— Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? —
Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,
Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté,
Que je l’entendais rire en la chambre à côté,
Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,
Et que j’allais la voir entrer par cette porte !

De son malheur naissent les plus beaux vers de la poésie française. On aurait tort, cependant, de croire le poète assez égoïste pour oublier les autres dans sa tristesse ; au contraire, en même temps qu’il pleure sa fille, Hugo défend les pauvres et les orphelins dans des poèmes parfois rageurs – « Melancholia » – où la persuasion l’emporte sur la conviction. Par ailleurs, l’auteur n’est pas dupe : il sait que des milliers, des millions peut-être de lecteurs endeuillés liront ses poèmes ; et c’est à eux qu’il s’adresse dans une préface devenue célèbre où il affirme, comme Montaigne, comme Rimbaud, l’universalité du genre humain :

Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

Comme tout être humain Hugo a connu des joies, des souffrances et a côtoyé de près cette misère contre laquelle il a toujours lutté.

1. Les joies

On aurait tort de confondre les Contemplations avec le « Pauca Meae », le livre le plus sombre, le plus impressionnant du recueil – mais aussi le plus court. Toute la première partie, « Autrefois », est en effet consacrée à la vie du poète avant le drame lié à sa fille. Et, ne serait-ce que par effet de contraste, cette première partie semble légère et gaie. Dans « Le poète s’en va dans les champs », par exemple, Hugo, Ronsard du dix-neuvième, chante la nature vivante et printanière :

Le poëte s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu’à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur !

Il pense évidemment à sa fille alors en vie, et cette vie lui paraît sortir d’un autre temps dont il regrette, sans doute, de n’avoir pas su profiter pleinement :

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?
Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !
Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Quand il est heureux Hugo joue avec la poésie. Il triture les rythmes, compose des chansons et joue avec les répétitions, se rapprochant en cela plus de Du Bellay que de Ronsard.

Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’oiseau.
Ils voleraient, étincelles,
Vers votre foyer qui rit,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’esprit.
Près de vous, purs et fidèles,
Ils accourraient nuit et jour,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’amour.

Même dans la deuxième partie du recueil, « Aujourd’hui », consacrée aux années suivant la mort de sa fille, le poète Hugo ne veut pas renoncer à toute joie ni à tout espoir et trouve encore le courage de composer ce poème, « Lueur au couchant », qui contient tout un monde :

Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête
Répandait dans Paris sa grande joie honnête,
Si c’était un des jours glorieux des vainqueurs
Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,
S’offrent à notre soif comme de larges coupes,
J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,
Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,
Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,
Et d’accorder en moi, pour une double étude,
L’amour du peuple avec mon goût de solitude.
Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent.
Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant
Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;
Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire
Des poëtes par toi, poésie, et content,
Je savourais l’azur, le soleil éclatant,
Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,
Et cette auguste paix qui sortait de la foule.
Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.
Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,
Et jusque dans les champs, étincelait le rire,
Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.
Le Panthéon brillait comme une vision.
La gaîté d’une altière et libre nation
Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;
Un rayon qui semblait venir des temps bibliques
Illuminait Paris calme et patriarcal ;
Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,
Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.
Le soir, je revenais ; et, dans toute la ville,
Les passants, éclatant en strophes, en refrains,
Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,
Du Louvre au Champ de Mars, de Chaillot à la Grève,
Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve
Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,
Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,
S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,
À toute cette ivresse innocente et sonore,
Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux,
Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,
Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,
Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.
Et j’allais, et mon cœur chantait ; et les enfants
Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,
Où s’épanouissaient les mères de famille ;
Le frère avec la sœur, le père avec la fille,
Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments
Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,
Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;
J’entendais près de moi rire les jeunes hommes,
Et les graves vieillards dire : Je me souviens. —
Ô patrie ! ô concorde entre les citoyens !

Les Contemplations ne seraient cependant pas Les Contemplations sans l’expression versifiée de l’épreuve du deuil. Hugo a, mieux encore que ses prédécesseurs pourtant illustres, su retranscrire la douleur terrible d’un père qui apprend la mort de sa fille en pleine force de l’âge.

2. Les douleurs

Le Livre Quatrième, « Pauca Meae », ouvre la deuxième partie des Contemplations. Le « Pauca Meae » est en quelques sorte le « Lacrimosa » du Requiem de Mozart : c’est la perle rare au milieu d’une œuvre déjà sublime. Les dix-sept poèmes qui composent l’harmonie de ce livre pourraient tous être cités. Nous n’en retiendrons que deux.
Le premier est « Veni, vidi, vixi ». Le lecteur attentif remarquera le louche poétique du début : la première phrase, qui court sur les trois premières strophes, commence et termine par le même groupe verbal ; on ne peut pas savoir à quel moment le poète est passé d’un morceau de phrase à l’autre, si bien que le texte forme une boucle étrange symbolisant la naissance et la mort.

J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;
Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;
Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.
Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.
J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi, j’ai veillé,
Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de ma peine.
Je me suis étonné d’être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.
Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.
Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.
Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit.
Ô seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !

Le second est « Demain, dès l’aube », qu’on ne présente plus et qui contient presque tout (la douleur immense d’un père endeuillée) avec presque rien (aucune marque de ponctuation forte, aucune lamentation tragique ou pathétique, très peu de figures de style), ce qui est la définition même de la magie poétique. Ce poème a déjà été tant commenté que nous nous contenterons de le citer tel quel :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Tout Victor Hugo est illustré par ce petit poème. Les figures de parallélisme et d’antithèse typiques de son style, l’alexandrin classique en même temps coupé de rejets, la simplicité du vocabulaire, le registre lyrique, la puissance évocatrice des images suggérées. Lu dans le contexte des Contemplations, ce poème est impressionnant ; situé au milieu d’un déferlement de rage, d’incompréhension, de douleur maladive, il est le repos désarmant d’un père tout à coup vidé de ses larmes et totalement résigné dans la souffrance. Encore trois poèmes, dont un dédié à Charles Vacquerie, et le poète peut enfin sortir de sa torpeur pour tenter de vivre.

3. Les misères

Hugo est l’écrivain des misères – il écrit d’ailleurs Les Contemplations en même temps que Les Misérables. Les pauvres, les orphelins et les femmes esseulées sont les sujets de prédilection du romancier et du poète. Dans le poème « L’enfance », par exemple, Hugo parvient à recréer tout une diégèse de misère humaine :

L’enfant chantait ; la mère au lit, exténuée,
Agonisait, beau front dans l’ombre se penchant ;
La mort au-dessus d’elle errait dans la nuée ;
Et j’écoutais ce râle, et j’entendais ce chant.
L’enfant avait cinq ans, et près de la fenêtre
Ses rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;
Et la mère, à côté de ce pauvre doux être
Qui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.
La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… —
La douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

Mais c’est surtout « Melancholia », peut-être le deuxième poème le plus connu des Contemplations avec « Demain, dès l’aube », qui marque le lecteur. Dans ce texte fleuve Hugo s’indigne contre les malheurs et les vilenies de son temps, et notamment le travail des enfants qui lui paraît insupportable :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : — Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! —
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? Que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !

On retrouve le côté ronsardien de Hugo dans le vers qui conclut « Melancholia » :

Ô forêts ! bois profonds ! solitudes ! Asiles !

Comme si Hugo culpabilisait d’avoir trop parlé de son malheur de père endeuillé, il retourne la ligne de la mort et décrit dans plusieurs poèmes l’enfance en proie à la disparition des parents. C’était déjà le cas des deux poèmes précédemment cités ; c’est encore le cas de celui-ci, intitulé « Chose vue un jour de printemps » :

Entendant des sanglots, je poussai cette porte.
Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte.
Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard.
Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;
C’était déjà la tombe et déjà le fantôme.
Pas de feu ; le plafond laissait passer le chaume.
Les quatre enfants songeaient comme quatre vieillards.
On voyait, comme une aube à travers des brouillards,
Aux lèvres de la morte un sinistre sourire ;
Et l’aîné, qui n’avait que six ans, semblait dire :
Regardez donc cette ombre où le sort nous a mis !
[…]
La faim, c’est le regard de la prostituée,
C’est le bâton ferré du bandit, c’est la main
Du pâle enfant volant un pain sur le chemin,
C’est la fièvre du pauvre oublié, c’est le râle
Du grabat naufragé dans l’ombre sépulcrale.
Ô Dieu ! la sève abonde, et, dans ses flancs troublés,
La terre est pleine d’herbe et de fruits et de blés ;
Dès que l’arbre a fini le sillon recommence ;
Et pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,
Que la mouche connaît la feuille du sureau,
Pendant que l’étang donne à boire au passereau,
Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l’once et le basilic,
L’homme expire ! — Oh ! la faim, c’est le crime public.
C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres.
Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres,
Dit-il : J’ai faim ! L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ?

Hugo, dévasté par la mort de Léopoldine et de Charles, s’est livré à Jersey à des séances de « tables parlantes ». Ébranlé dans sa foi, il a profondément cru à un monde des âmes avec lequel il serait possible de communiquer, voire à une réincarnation de celles-ci. Cette conception métempsychique des âmes est à l’origine de l’un des plus beaux poèmes des Contemplations, quoique méconnu. Malgré sa longueur, nous avons tenu à le citer entièrement car il ne peut être coupé sans perdre une grande partie de sa valeur – il s’agit du poème « Le revenant » :

Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la même colombe.
Ô mères, le berceau communique à la tombe.
L’éternité contient plus d’un divin secret.
La mère dont je vais vous parler demeurait
À Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;
Et sa maison touchait à celle de mon père.
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.
On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.
Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.
Ce premier-né couchait dans un berceau de soie ;
Sa mère l’allaitait ; il faisait un doux bruit
À côté du chevet nuptial ; et, la nuit,
La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,
Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l’ombre
Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,
Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.
Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière.
Elle se renversait sur sa chaise en arrière,
Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,
Et souriait au faible enfant, et l’appelait
Ange, trésor, amour ; et mille folles choses.
Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !
Comme elle leur parlait ! L’enfant, charmant et nu,
Riait, et par ses mains sous les bras soutenu,
Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sa bouche.
Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche,
Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler.
Il se mit à marcher, il se mit à parler.
Il eut trois ans ; doux âge, où déjà la parole,
Comme le jeune oiseau, bat de l’aile et s’envole.
Et la mère disait : Mon fils ! — et reprenait :
— Voyez comme il est grand ! Il apprend ; il connaît
Ses lettres. C’est un diable ! Il veut que je l’habille
En homme ; il ne veut plus de ses robes de fille.
C’est déjà très méchant, ces petits hommes-là !
C’est égal, il lit bien ; il ira loin ; il a
De l’esprit ; je lui fais épeler l’Évangile. —
Et ses yeux adoraient cette tête fragile,
Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,
Elle sentait son cœur battre dans son enfant.
Un jour, — nous avons tous de ces dates funèbres ! —
Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,
Sur la blanche maison brusquement s’abattit,
Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,
Le saisit à la gorge. Ô noire maladie !
De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie !
Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants
Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants !
Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange,
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange
Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend,
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.
Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre,
L’enfant mourut. La mort entra comme un voleur
Et le prit. — Une mère, un père, la douleur,
Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,
Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,
Oh ! la parole expire où commence le cri ;
Silence aux mots humains !
La mère au cœur meurtri,
Pendant qu’à ses côtés pleurait le père sombre,
Resta trois mois sinistre, immobile dans l’ombre,
L’œil fixe, murmurant on ne sait quoi d’obscur,
Et regardant toujours le même angle du mur.
Elle ne mangeait pas ; sa vie était sa fièvre ;
Elle ne répondait à personne ; sa lèvre
Tremblait ; on l’entendait, avec un morne effroi,
Qui disait à voix basse à quelqu’un : Rends-le moi !
Et le médecin dit au père : — Il faut distraire
Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort un frère. —
Le temps passa ; les jours, les semaines, les mois.
Elle se sentit mère une seconde fois.
Devant le berceau froid de son ange éphémère,
Se rappelant l’accent dont il disait : — Ma mère, —
Elle songeait, muette, assise sur son lit.
Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit
L’être inconnu promis à notre aube mortelle,
Elle pâlit. — Quel est cet étranger ? dit-elle.
Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :
— Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !
Ô mon doux endormi, toi que la terre glace,
Tu dirais : On m’oublie ; un autre a pris ma place ;
Ma mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau,
Elle l’embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! —
Non, non ! —
Ainsi pleurait cette douleur profonde.
Le jour vint, elle mit un autre enfant au monde,
Et le père joyeux cria : C’est un garçon.
Mais le père était seul joyeux dans la maison ;
La mère restait morne, et la pâle accouchée,
Sur l’ancien souvenir tout entière penchée,
Rêvait ; on lui porta l’enfant sur un coussin ;
Elle se laissa faire et lui donna le sein ;
Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,
Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âme envolée,
Hélas ! et songeant moins aux langes qu’au linceul,
Elle disait : Cet ange en son sépulcre est seul !
— Ô doux miracle ! ô mère au bonheur revenue ! —
Elle entendit, avec une voix bien connue,
Le nouveau-né parler dans l’ombre entre ses bras,
Et tout bas murmurer : C’est moi. Ne le dis pas.

On peut lire dans les Choses vues, à la date du 16 août 1861, cette profession de foi de l’écrivain-proscrit :

Oui, aimer. Voilà le vrai fond de penser. Cette loi est la mienne. Elle l’a été partout, elle le sera toujours.
Jamais je n’y ai manqué et c’est à Dieu lui-même, qu’agenouillé, prosterné et me frappant la poitrine, je demande s’il m’est jamais arrivé d’écrire, même irrité, même indigné, même frémissant, un livre dont l’unique et profond souffle ne fût pas un immense amour.

On ne doute pas que Victor Hugo ait été tout à la fois irrité, indigné et frémissant quand il a écrit Les Contemplations. On ne doute pas non plus que l’unique et profond souffle de ce recueil soit un immense amour.

 

Lecture conseillée :

  • Les Contemplations, V. Hugo, 1856.

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