Les Mémoires fictifs de Cendrars – La Main coupée, Bourlinguer (2/2)

Photographie de Blaise Cendrars en uniforme de la Légion étrangère, auteur inconnu, 1916.
Photographie de Blaise Cendrars en uniforme de la Légion étrangère, auteur inconnu, 1916.

L’Homme foudroyé marque le retour de Cendrars à l’écriture. Après des années de page blanche, l’amputé du bras droit renoue enfin avec le succès littéraire. Le premier tome de sa tétralogie est comme un coup de fouet ; Cendrars, lancé au galop, publie en 1946 La Main Coupée – un témoignage unique sur la Première guerre mondiale – et en 1948 Bourlinguer, le grand récit de ses voyages à travers le monde.

1. La Main coupée (1946)

Cendrars a presque vingt-sept ans quand éclate la Première guerre mondiale. Il n’est pas français mais s’engage dans la Légion étrangère. En 1915 il est amputé du bras droit, son bras d’écrivain. Maigre consolation : il est naturalisé en 1916. Cendrars ne perd pas espoir ; il lui reste un bras. C’est de la main gauche qu’il écrira désormais toutes ses œuvres parmi lesquelles figure La Main coupée, une galerie de portraits à la Balzac écrite dans le style de Céline et qui témoigne mieux que n’importe quel autre ouvrage de l’abominable guerre des tranchées.
Au fond, pourquoi Cendrars s’est-il acharné à vouloir écrire, lui dont la vie est emplie d’aventures et de blessures ? C’est que chez lui le témoignage est une drogue qui le consume entièrement. Il n’est d’ailleurs pas le seul ; le malheur révèle la nécessité de l’écriture. Cendrars observe ses camarades de tranchée et fait le constat de cette nécessité :

Qu’est-ce qu’un pauvre bougre pouvait bien écrire à sa femme ou à sa dulcinée dans de pareilles conditions sinon de la poésie ? L’amour aussi est une hantise et vous démange et vous dévore vif comme les poux. Au front, le soldat n’arrive pas à s’en débarrasser. Il lui faut venir à l’arrière, partir en perme pour pouvoir se procurer de l’onguent gris et se soulager. Les hommes écrivaient donc.

Derrière l’amour, la poésie et les poux on retrouve la problématique de l’écriture qui obsède Cendrars dans l’ensemble de son œuvre. Dans L’Homme foudroyé, déjà, il donnait à l’écriture une fonction de témoignage. Cendrars n’a confiance ni en sa mémoire, ni en la mémoire collective ; l’ambiguïté qui entoure justement la forme de ses propres mémoires est révélatrice de sa conception du souvenir ; aussi cherche-t-il sans cesse à témoigner pour ne pas disparaître, tout en faisant le constat de l’impossibilité partielle d’une telle entreprise. La guerre, hélas, et surtout celle de 14, fait s’évanouir sous les yeux de l’écrivain des milliers de vie – et rend par conséquent d’autant plus prophétique la mission de témoin que Cendrars veut remplir à sa manière.

La mémoire, quel cimetière ! Proches ou lointaines les tombes se multiplient et dans une époque comme la nôtre, les morts jouent à saute-mouton et reviennent, fonçant des cieux ! Le Pilote de la Mort. Ce n’est pas un film, mais le prototype d’un nouveau moyen âge. Quelle fresque !

Il faut donc raconter la guerre. La raconter dans toute son horreur et dans toute sa tragédie. Cendrars, lui, est allé au front, et dans les pires conditions. C’est à vrai dire un miracle qu’il ait survécu à cette boucherie – un miracle chèrement payé de son bras droit. Son témoignage est un document historique précieux. Lire La Main coupée, c’est revivre en direct le quotidien des tranchées. Et même là Cendrars ne peut s’empêcher de mêler à son témoignage des paroles apocalyptiques écrites dans l’automatisme de pensée d’un traumatisé.

Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. À la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome : va comme je te pousse ! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et l’on recommence. De tous les tableaux des batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes. Sur place et dans le feu de l’action on ne s’en rend pas compte. On n’a pas le recul pour juger et pas le temps de se faire une opinion. L’heure presse. C’est à la minute. Va comme je te pousse. Où est l’art militaire là-dedans ? Peut-être qu’à un échelon supérieur, à l’échelon suprême, quand tout se résume à des courbes et à des chiffres, à des directives générales, à la rédaction d’ordres méticuleusement ambigus dans leur précision, pouvant servir de canevas au délite de l’interprétation, peut-être qu’on a alors l’impression de se livrer à un art. Mais j’en doute. La fortune des armes est jeu du hasard. Et, finalement, tous les grands capitaines sont couronnés par la défaite, de César à Napoléon, d’Annibal à Hindenburg, sans parler de la guerre actuelle où de 1939 à 1945 – et ce n’est pas fini ! – tout le monde aura été battu à tour de rôle. Quand on en est là, ça n’est plus un problème d’art, de science, de préparation, de force, de logique ou de génie, ça n’est plus qu’une question d’heure. L’heure du destin. Et quand l’heure sonne tout s’écroule. Dévastation et ruines. C’est tout ce qui reste des civilisations. Le Fléau de Dieu les visite toutes, les unes après les autres. Pas une qui ne succombe à la guerre. Question du génie humain. Perversité. Phénomène de la nature de l’homme. L’homme poursuit sa propre destruction. C’est automatique. Avec des pieux, des pierres, des frondes, avec des lance-flammes et des robots électriques, cette dernière incarnation du dernier des conquérants. Après cela il n’y aura peut-être même plus des ânes sauvages dans les steppes de l’Asie centrale ni des émeus dans les solitudes du Brésil.

Si l’écriture dans sa fonction de témoignage est si importante pour Cendrars, pourquoi a-t-il attendu 1946 pour raconter la Grande Guerre ? Il ne faut pas chercher à percer tous les mystères qui entourent la vie de ce voyageur ; il faut aussi savoir laisser une part de poésie à la lecture. Nous nous contenterons de ce quelques lignes laconiques :

J’avais signé le manifeste de mon nom de poète ; mais j’avais signé mon engagement d’un faux nom anglais. Au régiment, je restai un inconnu. Nul ne savait que j’étais un écrivain. Et aujourd’hui (1946) je ne fais pas encore partie des « Écrivains anciens combattants ». Au front, j’étais soldat. J’ai tiré des coups de fusil. Je n’ai pas écrit. Je laissais ça à mes hommes qui n’arrêtaient pas de pondre, pondre, pondre, écrivant à leurs femmes : mère, épouse, copine, sœur, fiancée, amie, maîtresse, flirt, voisine, copine, rencontre, demoiselle de magasin ou serveuse de café et, à la dernière, cette nouvelle venue, la marraine de guerre, ce beau mensonge issu du cafard ou qui, peut-être, l’engendra.

Témoigner n’est pas que décrire, c’est aussi faire ressentir. Rendre au lecteur la sensation du combat et de la fraternité qui naît dans les tranchées, la solidarité aussi, face à la hiérarchie incomprise par ses subordonnés. Qu’a donc appris Cendrars pendant la guerre ? Ceci :

Être. Être un homme. Et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique, soldats, sous-offs, officiers, qui vinrent nous encadrer et se mêler à nous en camarades, des desperados, les survivants de Dieu sait quelles épopées coloniales, mais qui étaient des hommes, tous. Et cela valait bien la peine de risquer la mort pour les rencontrer, ces damnés, qui sentaient la chiourme et portaient des tatouages. Aucun d’eux ne nous a jamais plaqués et chacun d’eux était prêt à payer de sa personne, pour rien, par gloriole, par ivrognerie, par défi, pour rigoler, pour en mettre un sacré coup, nom de Dieu, et que ça barde, et que ça bande, chacun ayant subi des avatars, un choc en retour, un coup de bambou, ou sous l’emprise de la drogue, de l’alcool, du cafard ou de l’amour avait déjà été rétrogradé une ou deux fois, tous étaient revenus de tout.
Pourtant, ils étaient durs et leur discipline était de fer. C’étaient des hommes de métier. Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et pleine de cicatrices, comme la poésie.
On en a ou l’on n’en a pas.
Il n’y a pas de triche car rien n’use davantage l’âme et marque de stigmates le visage (et secrètement le cœur) de l’homme et n’est plus vain que de tuer, que de recommencer.
Et vivat ! c’est la vie…

2. Bourlinguer (1948)

Onze récits chacun liés à un port différent, voici ce qu’est Bourlinguer, le troisième tome de la tétralogie de Cendrars. L’Homme foudroyé présentait l’écrivain torturé ; La Main coupée le jeune soldat des tranchées ; Bourlinguer, lui, s’attarde sur le voyageur infatigable. L’auteur, cependant, n’abandonne pas sa grande quête proustienne de la lecture et de l’écriture ; sans cesse il mêle à ses souvenirs de voyage des réflexions sur son métier – son artisanat – littéraire.

À l’époque j’étais étudiant en médecine, mais j’étais plus souvent à Paris, à Londres, à Berlin, voire à Saint-Pétersbourg, où j’avais toujours un pied-à-terre, qu’à Berne, où j’avais pris mes inscriptions à la Faculté et étais censé faire ma quatrième année. Tout m’intéressait. Mais la vie indépendante que j’avais déjà menée depuis 1904 en Chine, en Perse, en Russie, le premier million que j’avais déjà gagné dans le négoce de la bijouterie et que j’avais déjà dépensé en voyages autour du monde ou claqué dans la vie nocturne des capitales, mes aventures faisaient que je ne pouvais me plier à aucune discipline et que la vie universitaire et mes condisciples, malgré la présence dans les Facultés d’un fort contingent de merveilleuses étudiantes russes, un essaim de filles enthousiastes, dont beaucoup valaient la peine que l’on s’occupât d’elles (ce que je n’avais pas manqué de faire), m’ennuyaient, à l’exception de la lecture dont j’ai toujours été et suis encore assoiffé ; mais la lecture savante n’ajoutait qu’un nouveau désordre, un désordre de luxe, le désordre de l’esprit, à ma vie désordonnée. Alors, quand j’en avais marre des cour, des grands livres qui ne se lisent que dans les bibliothèques, des macchabées des amphithéâtres, des malades de l’hôpital, des examens, je faisais un plongeon dans les bas-fonds ou prenais la mer…, mais j’emportais mes livres partout avec moi, des livres que j’avais achetés dans le monde entier, dix caisses immenses et immensément lourdes, que j’ai trimbalées dans tous mes voyages durant des années et pour le transport desquelles j’ai dépensé une fortune à la tonne kilométrique.

Cendrars est en réalité, paradoxalement – lui qui a fait des flammes l’origine de son pseudonyme –, un grand noyé. Un noyé, peut-être un peu anecdotique, des mathématiques –

Après cette grande préoccupation de ma vie, la lecture, qui se ramifie dans tous les sens et dont la prolifération faillit m’étouffer plus d’une fois, ma plus grande joie de l’esprit aura été mon application perpétuelle et désintéressée aux mathématiques. C’est mentalement la mer à boire. Peu d’hommes pratiquent cette ivresse.

– mais aussi et surtout de la poésie, jusqu’à l’ivresse et jusqu’au dégoût.

À quoi bon écrire, tout s’imprime en moi et c’est peut-être de la pure poésie que de se laisser imprégner et de déchiffrer en soi-même la signature des choses. La mer et la poésie. La poésie et la mort. Je m’en fous. Je fume. Je bois.

Bourlinguer révèle aussi la dépression de l’écrivain Cendrars. On le comprend : il divise en deux son existence : la vie, puis l’écriture. D’abord il mène sa barque, puis il écrit avant de mourir. En 1948 Cendrars écrit ; il a donc basculé dans la seconde partie de son existence, celle qui le cloue sur place et l’amène inexorablement à la mort. Cette vision de l’existence n’est pas tout à fait honnête : elle est en réalité une projection psychologique de sa production littéraire. Cendrars a été marqué par le syndrome de la page blanche pendant de très longues années. Quand il publie en 1945 L’Homme foudroyé et retrouve enfin l’élan de l’écriture, il est déjà tard ; sa vie est pour l’essentiel derrière lui ; il n’a plus qu’à s’abandonner à ses souvenirs, conforme en cela à une vieille tradition française, et revivre en esprit des époques qu’il réalise, qu’il idéalise et qu’il fantasme.

Écrire n’est pas mon ambition, mais vivre. J’ai vécu. Maintenant j’écris. Mais je ne suis pas un pharisien qui se bat la poitrine parce qu’il se met dans un livre. Je m’y mets avec les autres et au même titre que les autres. Un livre aussi c’est la vie. Je ne suis qu’un con. Et la vie continue. Et la vie recommence. Et la vie entraîne tout. Je voudrais savoir qui je suis ?…

« Un livre aussi c’est la vie. » Cendrars ne voit pas l’écriture comme une lente euthanasie ; au contraire, c’est véritablement une seconde partie de son existence. Mais il serait réducteur de réduire Bourlinguer, comme L’Homme foudroyé, à un traité de l’écriture ; car c’est dans ce troisième tome que Cendrars évoque le plus la question de la lecture. Comme tous les écrivains, Cendrars s’est en effet d’abord construit par des lectures ; il n’oublie pas de parler des siennes dans Bourlinguer et d’évoquer avec respect ceux qui l’ont influencé, comme Rémy de Gourmont :

J’aurais pu l’être, mais je n’ai jamais été des intimes de Rémy de Gourmont. Et pourtant, depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou de l’autre. C’est dire combien profondément j’ai subi l’emprise du maître que je m’étais choisi à vingt ans. Tout que ce que j’ai appris dans les livres c’est à ses livres que je le dois car j’ai lu tous les livres qu’il cite, mais j’ai surtout appris dans la fréquentation de ses propres ouvrages l’usage des mots et le maniement de la langue. Un livre comme Le Latin mystique a été pour moi une date, une date de naissance intellectuelle.

Comme Lamartine, Cendrars a appris à lire sur les genoux de sa mère. Il se remémore avec tendresse ses souvenirs et puis revient à son obsession réelle, celle de l’écriture qu’il porte comme un fardeau, comme une croix, comme une malédiction.

Il est vrai que c’est maman qui m’a appris à lire et que pour cela elle me prenait sur ses genoux. C’est tout ce que j’ai eu d’elle. Son cœur était ailleurs. Et depuis…, comme la grosse Félicie, je veux vivre, et j’ai soif, j’ai toujours soif… L’encre d’imprimerie n’étanchera jamais cette soif. Il faut vivre d’abord. Si aujourd’hui je me dépêche d’écrire c’est que je veux le faire tant qu’il me reste du feu dans l’esprit, car l’âge vient et je veux me libérer des deux, trois gros bouquins que je porte en moi et que je nourris depuis toujours, comme Charles Baudelaire Mon cœur mis à nu, qu’il n’a jamais écrit, ce qui est à la base de tous ses malheurs. J’ai dit que je pensais en avoir pour dix an. Durant ces dix ans, le monde aura fait peau neuve, j’en suis convaincu, et je veux encore en être. Je suis d’une famille où l’on vit vieux. La souche est solide. Je pense à ma vieillesse et je serai un homme comblé si je puis aller mourir, le jour dit, au point choisi et disparaître anonymement, sans aucun regret du monde, en pleine mer des Sargasses, là où pour la première fois la vie s’est manifestée et a jailli des profondeurs de l’océan et du soleil.

Cendrars opère peu à peu le cheminement de tout observateur de l’art. D’abord fasciné, il finit par se poser la question éternelle, débattue depuis Aristote, de la représentation. Qu’est-ce que l’art représente ? L’art peut-il seulement représenter ? Existe-t-il une représentation honnête et objective de la réalité ? Blaise Cendrars pense en réalité comme Maupassant dans la préface de Pierre et Jean : pour lui, la réalité est pleine de contradictions ; il faut par conséquent que l’écriture le soit aussi. La vie n’est pas linéaire, bonne ou mauvaise, juste ou injuste, riche ou pauvre ; elle est, voilà tout.

On ne vit pas dans l’absolu. Nul homme n’est coulé d’une seule pièce. Même un robot connaît la panne. Sans contradictions il n’y a pas de vie. Le cœur, le corps, l’âme, l’esprit, le souffle, tout peut être en contradiction dans le même individu et jusque dans son entêtement, l’intelligence est en contradiction avec la nature profonde de l’homme. La vie n’est pas la logique, l’art du portrait, la perspective, la création de l’écrivain, la ressemblance. Le monde est ma représentation et c’est pourquoi les journaux paraissent toutes les vingt-quatre heures, avec leurs fautes de français et leurs bourdes et leurs coquilles. Nous ne connaîtrons jamais d’autres traces de vie – vie de la planète, vie de l’individu – que ce qui monte à la conscience sous traces d’écriture. Des pattes de mouche. Parlez-moi de beau langage, de style et de grammaire. Et c’est pourquoi l’écriture n’est ni un songe ni un mensonge. De la poésie. Donc, création. Donc, action. Et l’action seule libère. Sinon, il se forme un court-circuit, l’univers flambe et tout retombe dans la nuit de l’esprit.

Cette conception de la mimèsis littéraire qui conduit Cendrars à voir l’écriture comme un témoignage l’amène de facto à considérer les témoins comme des génies littéraires. C’est pourquoi il fait l’éloge – qui paraît surprenant au premier abord – de Saint-Simon. Le mémorialiste n’a en effet pas le côté romantique du réaliste Balzac que Cendrars admire tant, il n’a que le pur réalisme puisqu’il décrit – il témoigne. Or toute la clé de l’écriture de Cendrars est là : une littérature pour témoigner. C’est encore une fois le côté proustien de Cendrars – l’auteur de la Recherche admirait lui aussi les mémoires de Saint-Simon.

Le grand Saint-Simon, l’homme de cour, je le considère comme le précurseur de Balzac, ses Mémoires étant plus formidables et beaucoup plus romanesques que La Comédie Humaine. C’est mon second maître après Rémy de Gourmont, pour l’usage des mots et le maniement de la langue, sans rien dire de ses histoires vraies…

Laissons Cendrars conclure cet article dans son style inimitable qui est celui d’un Proust – pour la longueur des phrases – mâtiné de Céline – pour l’usage de l’argot :

Depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m’a appris à lire, j’avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n’importe quoi, pourvu que cela soit de l’imprimé ! C’est ce que j’appelle être un inguérissable lecteur de livres ; mais il y en a d’autres, d’un tout autre type, la variété en est infinie, car les ravages dus à la fièvre des livres dans la société contemporaine tient du prodige et de la calamité et ce que j’admire le plus chez les lecteurs assidus, ce n’est pas leur science ni leur constance, leur longue patience ni les privations qu’ils s’imposent, mais leur faculté d’illusion, et qu’ils ont tous en commun, et qui les marque comme d’un signe distinctif (dirais-je d’une flétrissure ?), qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fasicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur la marché, comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.
Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se dépayser dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen Âge. Je crois qu’il en va de même pour la lecture, sauf qu’elle est à la disposition de tous, sans dangers physiques immédiats, à la portée d’un valétudinaire et qu’à sa trajectoire encore plus étendue dans le passé et dans l’avenir que le voyage s’ajoute le don incroyable qu’elle a de vous faire pénétrer sans grand effort dans la peau d’un personnage. Mais c’est cette vertu justement qui fausse si facilement la démarche d’un esprit, induit le lecteur invétéré en erreur, le trompe sur lui-même, lui fait perdre pied et lui donne, quand il revient à soi parmi ses semblables, cet air égaré, à quoi se reconnaissent les esclaves d’une passion et les prisonniers évadés : ils n’arrivent plus à s’adapter et la vie libre leur paraît une vie étrangère.

 

Lectures conseillées :

  • La Main coupée, B. Cendrars, 1946.
  • Bourlinguer, B. Cendrars, 1948.

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