L’Histoire du romantisme par Théophile Gautier

Théophile Gautier photographié par Nadar
Théophile Gautier photographié par Nadar

Nous analysons toujours le romantisme avec le recul des ans. Mais qu’en disent les principaux concernés ? Il faut lire le rapin Gautier pour le savoir. Né en 1811 et mort en 1872, Théophile Gautier est un homme pivot et paradoxal. Il est un homme pivot parce qu’on le retrouve partout dans l’histoire littéraire et artistique du dix-neuvième siècle. Fidèle de la première heure au « maître » Victor Hugo, il est aussi intime de Nerval, Balzac, Flaubert, Baudelaire et d’une manière générale de presque tous les écrivains et artistes du romantisme. Ses nombreux articles et portraits constituent un témoignage unique de l’un des plus grands mouvements de l’histoire des arts. Il est aussi un homme paradoxal car malgré son amour immodéré et nostalgique pour la génération romantique des années 1820 et 1830 – ceux du « Cénacle » –, sa vie politique et artistique s’inscrit souvent dans une réaction au courant de son époque. Ainsi, pourtant intime et disciple de Hugo, il se rallie au régime de Napoléon III après le coup d’état de 1851. De même, pourtant fidèle aux préceptes nouveaux du romantisme, il publie en 1835 Mademoiselle de Maupin dont la préface devient l’un des manifestes de « l’Art pour l’art » – une doctrine qui est exactement le contraire du romantisme : prôner le beau au lieu de l’utile, se débarrasser du Moi lyrique. Pourtant, fait doublement paradoxal, Hugo lui-même défendra ce roman contre les critiques, ce roman dans lequel Gautier écrit ces phrases qui devraient faire horreur à l’auteur des Feuilles d’automne :

Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. […] Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature.
(Mademoiselle de Maupin, T. Gautier, 1835.)

La politesse sera rendue par Gautier ; devenu poète du Parnasse avec Émaux et Camées (1852), il publiera en 1867 un courageux éloge de Hugo dans son Rapport sur les progrès de la poésie… Gautier meurt en 1872, conscient d’appartenir déjà à l’ancien monde et alors qu’il vient à peine de terminer son Histoire du Romantisme.

1. Naissance

Gautier s’arrête peu sur la gestation du romantisme. Quelques lignes à peine évoquent Chateaubriand, Goethe et Madame de Staël car l’auteur du Capitaine Fracasse, avant que d’être un théoricien, est un peintre des situations et des sentiments. Il préfère à une définition complexe et rébarbative du romantisme la description très subjective d’un ressenti général lié à une période d’effervescence artistique.

Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie.
(Histoire du Romantisme, T. Gautier, 1874.)

Dans son hommage à Chateaubriand, pourtant, Gautier parvient à donner en quelques lignes seulement une définition presque complète du romantisme :

Chateaubriand peut être considéré comme l’aïeul ou, si vous l’aimez mieux, comme le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme il restaura la cathédrale gothique ; dans les Natchez il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne. Par malheur, à cet esprit si poétique manquaient précisément les deux ailes de la poésie — le vers ; — ces ailes, Victor Hugo les avait, et d’une envergure immense, allant d’un bout à l’autre du ciel lyrique. Il montait, il planait, il décrivait des cercles, il se jouait avec une liberté et une puissance qui rappelaient le vol de l’aigle.

L’histoire, la nature, l’étranger, le lyrisme, tout le romantisme est déjà en germe dans les écrits précoces de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe.
Mais une doctrine ne fait pas un mouvement ; il faut encore des écrivains suffisamment organisés pour se soutenir et vaincre, au combat physique s’il le faut, la veille garde des classiques. Victor Hugo, proclamé chef de file, sera le général de la nouvelle armée. Pour Gautier, la rencontre avec Hugo est donc décisive.

Deux fois nous montâmes l’escalier lentement, lentement, comme si nos bottes eussent eu des semelles de plomb. L’haleine nous manquait ; nous entendions notre cœur battre dans notre gorge et des moiteurs glacées nous baignaient les tempes. Arrivés devant la porte, au moment de tirer le cordon de la sonnette, pris d’une terreur folle, nous tournâmes les talons et nous descendîmes les degrés quatre à quatre poursuivis par nos acolytes qui riaient aux éclats.

La troisième tentative sera la bonne ; Gautier rencontre enfin « Victor Hugo, lui-même dans sa gloire. » De cette rencontre va naître une amitié qui ne s’éteindra jamais malgré l’exil et les divergences de vue.
Les prestigieuses amitiés de Gautier lui permettent de constituer le « Petit Cénacle » qui regroupe Nerval, Borel, Nanteuil, Vabre, Maquet, O’Neddy et Bouchardy. Tout est fin prêt. La bataille contre les classiques peut commencer.

Telle était la situation de nos esprits ; les arts nous sollicitaient par les formes séduisantes qu’ils nous offraient pour réaliser notre rêve de beauté, mais l’ascendant du maître nous entraînait dans son lumineux sillage, nous faisant oublier qu’il est encore plus difficile d’être un grand poëte que d’être un grand peintre.

2. Apogée

En 1827, dans la préface de Cromwell, Hugo théorise le drame romantique. Sa vision nouvelle du théâtre est moins novatrice que baroque. Hugo prône une esthétique contraire au classicisme qui perdure depuis Racine et qui s’essouffle de plus en plus – Voltaire, déjà, semble vieilli dans ses tragédies. Le drame romantique se définit donc tout simplement par le contraire du théâtre classique : mélange des registres, versification audacieuse, rejet des règles traditionnelles – les trois unités, la bienséance –, thèmes liées à l’histoire et à l’étranger. Cette préface enchante les admirateurs de Hugo et provoque l’ire des vieillards classiques. Heureusement ou malheureusement, Cromwell, trop long, est injouable. La querelle est ajournée.
Trois ans plus tard, en 1830, sort enfin le drame romantique tant attendu : Hernani. La première est prévue pour le 25 février et promet d’être agitée. Les classiques viennent en masse pour huer et se moquer de cette monstruosité dramatique. Les romantiques sont bien décidés à ne pas se laisser faire. Recrutés par les fidèles zélateurs hugoliens, ils investissent le théâtre pour contrer les invectives de leurs ennemis. Parmi eux figure évidemment Théophile Gautier, sanglé dans son odieux gilet rouge d’un mauvais goût provocant.

Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce qu’on appelle le tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d’Albert Dürer et un gilet aussi rouge que la muleta d’un torrero andalou, exige un autre courage et une autre force d’âme que de monter à l’assaut d’une redoute hérissée de canons vomissant la mort.

Ce gilet rouge marquera l’histoire du romantisme car il est bien plus qu’une faute de goût. Il symbolise la réaction, la provocation, la mode baroque face au bon ordre classique.

Hernani commence. Dès le premier vers, qui termine sur un rejet, la salle s’enflamme.
Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique ; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s’allumaient aux avant-scènes, et la salle s’emplissait peu à peu. Les portes des loges s’ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s’installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s’asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoi qu’on ait reproché à notre école l’amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait.
L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle ; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, doña Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
« Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier
Dérobé. »
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel.
– Eh oui ! dès le premier mot l’orgie en est déjà là ? On casse les vers et on les jette par les fenêtres ! dit un classique admirateur de Voltaire avec le sourire indulgent de la sagesse pour la folie.
Il était tolérant d’ailleurs, et ne se fût pas opposé à de prudentes innovations, pourvu que la langue fût respectée, mais de telles négligences au début d’un ouvrage devaient être condamnées chez un poète, quels que fussent ses principes, libéral ou royaliste.
– Mais ce n’est pas une négligence, c’est une beauté, répliquait un romantique… C’est bien à l’escalier / Dérobé. Ne voyez-vous pas que ce mot dérobé rejeté, et comme suspendu en dehors du vers, peint admirablement l’escalier d’amour et de mystère qui enfonce sa spirale dans la muraille du manoir ! Quelle merveilleuse science architectonique ! Quel sentiment de l’art du XIVème siècle ! quelle intelligence profonde de toute civilisation !
L’ingénieux élève de Devéria voyait sans doute trop de choses dans ce rejet, car ses commentaires, développés outre mesure, lui attirèrent des chut et des à la porte, dont l’énergie croissante l’obligea bientôt au silence.

La bataille fut gagnée par les romantiques. Jusqu’à la toute fin du siècle, jusqu’à Cyrano de Bergerac dont la première représentation eut lieu en 1897, le romantisme domina le monde des arts et de la littérature.

3. Portraits

L’Histoire du Romantisme de Gautier n’est pas seulement la narration d’une suite d’événements. C’est d’abord et avant tout une galerie de portraits. Victor Hugo est le premier à faire l’objet d’un dessin particulièrement élogieux et d’une description physique correspondant assez bien aux représentations connues de sa jeunesse.

Ce qui frappait d’abord dans Victor Hugo, c’était le front vraiment monumental qui couronnait comme un fronton de marbre blanc son visage d’une placidité sérieuse. Il n’atteignait pas, sans doute, les proportions que lui donnèrent plus tard, pour accentuer chez le poète le relief du génie, David d’Angers et d’autres artistes ; mais il était vraiment d’une beauté et d’une ampleur surhumaines ; les plus vastes pensées pouvaient s’y écrire ; les couronnes d’or et de laurier s’y poser comme sur un front de dieu ou de césar. Le signe de la puissance y était. Des cheveux châtain clair l’encadraient et retombaient un peu longs. Du reste, ni barbe, ni moustaches, ni favoris, ni royale, une face soigneusement rasée d’une pâleur particulière, trouée et illuminée de deux yeux fauves pareils à des prunelles d’aigle, et une bouche à lèvres sinueuses, à coins surbaissés, d’un dessin ferme et volontaire qui, en s’entr’ouvrant pour sourire, découvrait des dents d’une blancheur étincelante. Pour costume, une redingote noire, un pantalon gris, un petit col de chemise rabattu, — la tenue la plus exacte et la plus correcte. — On n’aurait vraiment pas soupçonné dans ce parfait gentleman le chef de ces bandes échevelées et barbues, terreur des bourgeois à menton glabre.

D’autres artistes tels que Jules Vabre – possédé par Shakespeare –, Nanteuil, O’Neddy ou Borel, un peu tombés dans l’oubli, font l’objet de minutieuses descriptions qui passent souvent beaucoup par l’anecdote. Retenons le portrait de Nerval, le plus connu des compagnons de Gautier, qui fait l’objet de quelques belles lignes.

Il marchait de ce pas ailé pareil à celui de l’autruche, soulevé de terre à chaque instant et que le meilleur cheval arabe suivrait à peine. Ce n’était pas un homme de cabinet que Gérard. Être enfermé entre quatre murs, un pupitre devant les yeux, éteignait l’inspiration, et la pensée ; il appartenait à la littérature ambulante comme Jean-Jacques Rousseau et Restif de la Bretonne, et ne perdait pas son temps dans ses courses, qui toutes avaient un but d’obligeance ou de bonne camaraderie. […] Ce n’était pas chez lui mobilité inquiète, légèreté frivole, sautillement fantasque, mais agilité d’allure, aisance à flotter et à s’élever. […] À cette époque d’excentricité où chacun cherchait à se signaler par quelque singularité de costume, chapeau de feutre mou à la Rubens, manteau à pan de velours jeté sur l’épaule, pourpoint à la Van Dyck, polonaise à brandebourgs, redingote hongroise soutachée, ou tout autre vêtement exotique, Gérard s’habillait de la façon la plus simple, la plus invisible pour ainsi dire, comme quelqu’un qui veut passer dans la foule sans y être remarqué.

1872. Théophile Gautier dîne chez Flaubert. Son voisin Edmond de Goncourt l’entend murmurer : « Il me semble que je ne suis plus contemporain. […] J’ai le sentiment d’être déjà mort. » Il meurt en effet quelques mois plus tard en laissant derrière lui une histoire épique – et donc romantique – du romantisme français.

 

Lecture conseillée :

  • Histoire du Romantisme, T. Gautier, 1874.

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