Baudelaire au carrefour des esthétiques

Photoglyptie (woodburytype) d'un portrait de Charles Baudelaire par Etienne Carjat, 1862
Baudelaire par Carjat, 1862

Baudelaire est le poète français le plus connu et son recueil des Fleurs du mal est, encore aujourd’hui, étudié par tous les élèves de France. Pourquoi un tel succès ? Pour une raison simple et qui est liée, comme souvent, à la chronologie et au contexte. En effet, le recueil des Fleurs du mal est sorti en 1857, c’est-à-dire en plein milieu du fécond dix-neuvième, siècle du romantisme, du réalisme, du symbolisme et du Parnasse. Or, Baudelaire est au carrefour de toutes ces esthétiques. Étudier Baudelaire, c’est donc étudier la totalité du dix-neuvième siècle.

I. Le romantisme

Le dix-neuvième est d’abord le grand siècle du romantisme, ce raz-de-marée venu d’Allemagne et d’Angleterre qui a déferlé sur toute l’Europe. Les romantiques jouent la corde du cœur et du sentiment, par opposition à la rationalité du siècle précédent. Ils voient dans la pleine lune et les vieilles ruines des occasions de méditer longuement sur le Moi, et de quêter l’Absolu. Baudelaire aussi, par exemple dans ce poème (« Spleen »), interroge ses propres ruines, et se lamente – car le romantisme, en 1857, est déjà désenchanté, pour reprendre le mot de P. Bénichou.

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.

— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’Ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.

— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux !
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !

Dans ce poème à la veine encore typiquement romantique (« À une passante »), il brûle d’un amour spontanée pour une passante :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Les romantiques ont aussi la passion du voyage. Ils explorent l’homme dans « sa diversité historique et locale » (pour reprendre les mots de Paul Van Tieghem). Le thème du voyage, justement, parcourt l’œuvre de Baudelaire – comme dans ce poème intitulé « L’Homme et la mer » :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

II. Le réalisme

Baudelaire est déjà en retard sur le romantisme. Les Méditations poétiques de Lamartine, publiées en 1820, ne sont plus d’actualité. Non, l’actualité littéraire la plus récente, en cette année 1857, c’est la sortie, un an plus tôt, de Madame Bovary. Ce roman de Flaubert provoque un véritable scandale ; mais chacun a constaté son succès, le succès, aussi, de la Comédie humaine de Balzac, qui peint la société sans héroïsme ni romanesque. On se lasse des légendes, des ruines et des clairs de lune – aux fables se substitue le réel, souvent « médiocre », parfois cruel. Baudelaire, le premier parmi les poètes, ose ponctuer son recueil de ce réalisme fangeux. Dans le poème « Une Charogne », par exemple, il décrit le cadavre d’un animal en putréfaction :

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

Et le poète fait même des yeux vitreux des aveugles un sujet poétique :

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

C’est ce réalisme sordide qui gâche volontairement les épanchements lyriques de cet auteur presque romantique, comme par exemple dans ce poème intitulé « Brumes et pluies » :

Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau

Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s’enroue,
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.

Rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres.
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,

Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,
— Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.

Pari réussi pour Baudelaire. Le réalisme est trop licencieux. « Les Bijoux », « Lesbos », ne passent pas, et après Flaubert, c’est au tour de l’auteur des Fleurs du mal de subir un procès pour outrage à la morale publique. Baudelaire ne sera pas aussi heureux que son ami normand, car certains poèmes seront censurés à l’issue du procès. Depuis son rocher, Hugo dira, pour le consoler, après l’avoir félicité, que « la plus belle décoration que le régime actuel peut décerner, vous venez de la recevoir. »
Le recueil des Fleurs du mal est brumeux. Il est comme baigné dans une vapeur d’alcool et de fumée. L’impression que sa lecture nous fait est vague, imprécise, incertaine. C’est que ce recueil est aussi symboliste ; souvent, la description s’incline devant la suggestion.

III. Le symbolisme

Personne n’a mieux défini cette nouvelle esthétique que Jean Moréas dans son Manifeste du symbolisme : « dans cet art, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes. » Et il faudrait encore citer ces belles phrases d’André Beaunier : « Ce fut l’erreur d’un certain positivisme de croire qu’on expulse et qu’on relègue hors de la réalité le mystère. Il est dans la réalité même. » La poésie de Baudelaire est mystérieuse : ses descriptions sont forgées à grands coups de métaphores. La suggestion rend floues les Fleurs du mal, elle jette sur elles comme une espèce de voile vaporeux et liquoreux. « L’Albatros », qui transforme le poète maudit en « prince des nuées », en est l’exemple le plus parfait – et c’est pourquoi ce poème est l’un des plus connus de Baudelaire.

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Baudelaire est ici très en avance sur son temps, car le symbolisme ne connaîtra sa véritable apogée qu’une ou deux décennies plus tard avec, parmi bien d’autres, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Et pourtant, c’est tout le symbolisme qui est déjà contenu dans ce recueil. Ici, par exemple, où le poète compare sa maîtresse au serpent qui danse :

Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoile vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.

À te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.

Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !

Ou encore dans ce poème, « Correspondances », où Baudelaire joue avec les synesthésies :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

IV. Le Parnasse

Les années 1870 voient, sous l’influence de l’éditeur Lemerre, l’apparition d’un nouveau courant poétique intitulé le Parnasse. Ce mouvement est l’exact contraire du romantisme : il rejette le lyrisme et professe l’art pour l’art, en dehors de toute revendication politique. Les poètes du Parnasse – Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Heredia – travaillent les vers comme des sculpteurs de l’Antiquité classique. Une aubaine pour Baudelaire, qui collaborera d’ailleurs à la revue du Parnasse contemporain. Dans Les Fleurs du mal, déjà, se cachent quelques poèmes dénués de tout lyrisme, et qui semblent travaillés à la pointe de la plume pour aucune autre raison que la beauté, à l’image de celui-ci :

Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille ;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.

Un certain nombre de poèmes des Fleurs du mal, comme le « Madrigal triste », ont aussi été publiés dans la première revue de Lemerre.
Les vers de Baudelaire sont travaillés jusqu’à la perfection. Les sonorités rendent compte des idées, et les images fortes frappent souvent l’esprit du lecteur. Ceci explique l’attirance naturelle de Baudelaire pour ce beau mouvement que fut le Parnasse – et qui a aussi compté parmi ses membres Verlaine et Mallarmé.

Conclusion

Bien sûr, les Fleurs du mal sont d’abord et avant tout le recueil de l’amour, du désespoir, de la haine – un « livre atroce », pour reprendre les mots de l’auteur. Cet ouvrage mêle, comme l’alcool et la drogue, le plaisir et la volupté à la mort et à la folie. Mais d’un point de vue plus littéraire, il est aussi le point de rencontre de plusieurs esthétiques déjà nées ou à venir. Certains auteurs, comme Du Bellay, Hugo, ou Heredia, s’imposent dans une esthétique et la dominent. D’autres auteurs, comme Rousseau ou Corneille, sont des « ponts littéraires » qui semblent mener d’une esthétique à une autre. Baudelaire, lui, est un carrefour. En plein milieu du dix-neuvième, il est à la croisée du romantisme, du réalisme, du parnasse et du symbolisme.

 

Lecture conseillée :

  • Les Fleurs du mal, C. Baudelaire

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