Le théâtre de Sartre est comme une synthèse de la confrontation entre celui de Corneille (thèse) et celui de Racine (antithèse). Explications :
La thèse et l’antithèse
Tout le théâtre de Corneille et de Racine tourne autour des questions de liberté et de responsabilité. Le théâtre de Corneille est un théâtre de l’individu : la volonté finit toujours par l’emporter et l’homme triomphe à la fin. Ainsi, dans le Cid, Rodrigue est confronté à un dilemme : venger son père ou vivre son amour pour Chimène. Il se retrouve plongé dans une situation désespérée, jusqu’à ce qu’un deus ex machina – son combat héroïque et victorieux contre l’invasion des Maures – ne vienne fort à propos dénouer le nœud cornélien. Chez Corneille, le héros exerce sa liberté mais ne s’en voit pas reprocher les conséquences – en d’autres termes, il n’est pas responsable. Ainsi, Rodrigue peut choisir de tuer le père de Chimène et se marier finalement avec sa promise à la fin de la pièce. Le théâtre de Racine, au contraire, est un théâtre des passions : des femmes soumises à des forces supérieures ne peuvent jamais échapper à leur destin. Ainsi, Phèdre est par avance condamnée à mort par une malédiction divine. Chez Racine, le héros est responsable – il subit – mais n’est pas libre – il est soumis à des forces qui le dépassent. C’est ce qui fait la cruauté tragique du théâtre classique.
Sartre, imitant le classicisme, reprend à son tour les vieux mythes grecs. Mais nous allons voir qu’il en tire des conclusions différentes.
La synthèse : Sartre
Récapitulons. La thèse de Corneille est la suivante : l’homme est libre mais n’est pas responsable. Racine écrit l’antithèse : l’homme est responsable mais n’est pas libre. Sartre n’a plus qu’à faire la synthèse : écrire des pièces où l’homme est pleinement libre en même temps que pleinement responsable de ses actes. Comme Cocteau, Anouilh et Giraudoux, Sartre utilise les vieux mythes grecs pour symboliser les drames de son époque. Et pour cause : les mythes grecs ont souvent une morale universelle et intemporelle.
Dans Les Mouches, pièce écrite en 1943, Clytemnestre et son amant Egisthe ont assassiné Agamemnon – le père d’Oreste et d’Electre. Ces derniers décident de se venger en assassinant les meurtriers de leur père : ils ont choisi de se révolter.
En choisissant d’exercer leur liberté, de ne pas se soumettre et de se révolter, Oreste et Electre sont aussi devenus responsables de leurs actes : car pour Sartre, toute liberté implique la responsabilité. Comme Antigone de Jean Anouilh, cette pièce de Sartre, écrite en pleine occupation allemande, fait écho à l’actualité. Egisthe représente l’occupant allemand. Clytemnestre représente le régime collaborationniste de Vichy. Oreste et Electre symbolisent la résistance. Oreste et Electre réagissent différemment au double meurtre. Electre, accablée par le remords (les mouches), finit par se repentir et les mouches abandonnent enfin leur poursuite. Oreste, au contraire, refuse catégoriquement de se repentir et clame sa liberté. Il assume pleinement son choix d’avoir tué Egisthe et Clytemnestre. Il part de la ville, suivi par les mouches qui continueront à jamais à le tourmenter.
Conclusion
La synthèse de Sartre est la suivante : soit nous assumons notre liberté et nous en acceptons les conséquences. Ainsi, Oreste est poursuivi par les mouches (le remords), accepte donc sa responsabilité, mais demeure libre. Soit nous refusons toute responsabilité mais alors nous demeurons soumis. Ainsi, Electre en se repentant refuse d’assumer sa responsabilité : en n’étant plus responsable, elle n’a certes plus de remords, mais elle n’est plus libre (elle reste dans la ville). De même, pendant la Seconde Guerre mondiale, les hommes ont eu le choix : résister au péril de leurs vies ou se soumettre. Ceux qui se sont cachés derrière des excuses pour ne pas résister sont appelés par Sartre des « salauds ». Pour Sartre, « l’homme est condamné à être libre ». Et il ajoute : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation ».
Lectures conseillées :
- Le Cid, P. Corneille, 1637.
- Phèdre, J. Racine, 1677.
- Les Mouches, J-P. Sartre, 1943.