Les Chants de Carmora


 

Ô toi qui reposes entre les boucliers suspendus
aux murs de ma demeure, descends, ô harpe !
que j’entende encore ta voix.

Ossian, Temora

 

CHANT I

TULLIA

 

L’herbe de la grande plaine de Tullia était toute mouillée d’embruns. Ce matin d’automne, le vent soufflait si fort, qu’il soulevait l’océan par-dessus la terre. Les vagues immenses de la mer tempétueuse caressaient les ventres des goélands ; puis elles s’éclataient contre les grèves avec fureur, en projetant dans les airs des gerbes d’eau salée, cinglantes, épaisses comme des avalanches. Des nuages gris, çà et là virant au noir, roulaient dans la largeur du ciel. La houle rugissait, et dans les intervalles du soleil, il pleuvait à torrents.

Au nord de la plaine coulait la Marque, dont l’eau bourbeuse, secouée par les pluies, tourbillonnait à gros remous. Des arbres épars, qui avaient poussé aux bords du fleuve, ployaient sous les coups de vent.

Un pont de pierre aux arches monumentales, tout en ruine, enjambait le courant tumultueux : il était recouvert de lierre, de mousse, de cymbalaire ; des touffes de végétation pendaient de ses ouïes béantes, poussaient entre les moellons, les descellaient. Le milieu s’était effondré : une passerelle de bois, branlante, comblait le trou ; pour la soutenir, l’on avait assemblé à la place de l’arche centrale des armatures en grosses poutres, à demi pourries, et qui grinçaient continuellement. La rivière s’écrasait contre les éboulements ; elle roulait par-dessus les pierres enfoncées dans la vase.

Au bout de la route prolongeant ce vestige, un village perché sur une petite hauteur, sorte d’îlot dans la campagne, apparaissait minuscule sous la formidable tempête qui ébranlait le ciel. Les volets battaient au vent contre les façades ; la paille des toits s’envolait ; les moutons effrayés bêlaient dans les enclos.

Des champs mornes s’étendant au sud, sur des milles, finissaient par se mêler dans l’horizon à la grisaille des cieux ; ils étaient couverts de bruyères, de chardons, de fleurs qui tachetaient leurs ondulations d’éclaboussures mauves, bleuâtres et jaunes. Il n’y avait personne, comme au désert ; mais un arbre fléchi par une rafale, ou une masure isolée, surgissaient ici et là, dans un creux, sur un tertre.

Cependant les bords de la plaine disparaissaient sous deux vastes armées, l’une en face de l’autre immobiles, avec des chevaux, des soldats et des lances, et des étendards éployés qui s’agitaient telles des flammes au bout des hampes. Tout cela était disposé dans un ordre effrayant, imperturbable, menaçant. Quand les rayons du soleil passaient entre les déchirures des nuages, les casques des hommes scintillaient comme la mer miroite au crépuscule.

C’étaient à l’est les troupes de Felgar, le roi de Carmora (« la terre de montagnes et de rochers ») ; à l’ouest, celles de Fergus, le roi d’Alfällon (« l’île des älfes »).

Trois mois plus tôt, Felgar avait revendiqué pour lui l’Éorland, la terre de sa sœur, Vinvela ; elle avait été mariée au roi Fergus, mais elle venait de mourir. Le roi de l’île ayant protesté que cette terre était sienne par héritage, il lui avait déclaré la guerre. Felgar, sans doute, avait prévu que le roi d’Alfällon ne consentirait point à la lui rendre ? Sa demande n’avait été qu’un prétexte, en vérité ; car il ne désirait que s’emparer de la grande île, convoitée avant lui par toute la succession de ses pères.

Donc, il avait réuni ses compagnies, traversé le détroit du Pocéide, et débarqué quelques jours auparavant à Vëolé, au pays d’Alfällon. Fergus aussitôt avait convoqué les siens, puis était parti à sa rencontre.

C’est à Tullia qu’ils allaient livrer bataille.

Fergus défilait maintenant au grand galop devant les lances qui formaient la première ligne, monté sur un destrier portant des bardes à l’encolure, des flancards de fer, une corne sur le chanfrein. On apercevait au loin sa chevelure qui dépassaient des paragnathides de son heaume d’airain, incrusté de pierres rondes, orné d’arabesques d’argent, surhaussé d’un cimier bigarré en plumes de lagopèdes. Un manteau bleu retenu aux épaules recouvrait à demi son armure noire, sertie d’or ; une épée suspendue à la ceinture, avec un pommeau où scintillait une escarboucle, lui battait la cuisse. Il avait accroché un large écu de bronze aux couleurs de ses armes, au rebord de sa selle, entre l’encolure et le flanc de son cheval. Il tenait dans la main droite une lance de frêne au bout de laquelle pendait son étendard, trois fanons blancs sur fond de sable, avec de longues franges qui tombaient jusqu’à terre.

Deux cavaliers s’approchaient de lui, ses fils, Varlam et Féodor. Il s’arrêta.

« Père ! dit l’un d’eux. Vos ordres ? »

Il les considérait d’un air attendri, comme on contemple des nouveaux-nés. Ils n’avaient pas encore de barbe, mais leurs cheveux blonds descendaient par-dessus leurs épaules en multiples cascades, blondes avec des reflets noirs. Ils tiraient sur les rênes de leurs montures pour modérer leurs ardeurs, car elles tournaient sur elles-mêmes, et se cabraient en hennissant.

« Féodor, répondit Fergus, place les boucliers devant, les piquiers derrière ; les Carmoréens chargeront les premiers ! Varlam, prépare tes chevaux, tu perceras leur flanc ! »

Ils partirent ; le roi les suivait du regard, et dans ses yeux miroitaient des éclats lumineux presque indiscernables, pareils aux étoiles dans la nuit.

C’étaient les enfants de Vinvela, venus au monde inespérément, par une double bénédiction du ciel ; ils ressemblaient à leur mère ; ils en étaient la continuité, et il les aimait passionnément, ainsi qu’il avait aimé sa femme passionnément. Il n’avait pu en avoir d’autres, malgré ses désirs ; alors, il les avait d’autant plus choyés, et les avait élevés comme s’ils étaient des enfants des dieux, réservant l’aîné pour sa propre succession, le cadet pour une glorieuse alliance. Son amour pour eux l’aveuglait ; à force de les hausser au niveau des divinités, il avait fini par les croire immortels.

Mais un doute commençait de le saisir. Il scrutait l’ennemi à chaque instant, blême, la bouche close et les sourcils abaissés : le rassemblement innombrable des lances faisait une forêt dans la plaine habituellement déserte. Il eut le pressentiment d’une défaite ; toutes ses illusions se dissipaient, tous ses mensonges, toutes ses espérances. La pensée de ses fils l’accabla soudain ; il redoutait de les voir périr, et regretta de les avoir entraînés dans cette bataille.

Une lente ondulation balançait les troupes de Carmora ; son cœur se glaça ; il les observa plus intensément, le cou tendu, les prunelles fixes. Le balancement s’intensifia, on leva des drapeaux, il y eut des clameurs ; et le roi Felgar parut devant ses hommes.

Il montait un cheval des Faëlins, les montagnes du sud : une bête monstrueuse, grosse de deux mille livres, musclée comme un taureau, blanche comme la neige ; des perles, appendues au frontail, faisaient entre ses oreilles dressées comme les scintillements d’un diadème ; et des pierres de différentes tailles, des plaques d’airain luisaient aux bandes de son poitrail.

Le roi portait une armure en écailles de dragon parcourue de lignes de bronze et d’argent ; ses gantelets en fer noir étaient terminés par des pointes aux jointures ; un anneau d’or, qui ornait l’annulaire de sa main gauche, reflétait les pâles rayons du soleil irrégulièrement.

Son épée Vestigia, l’arme de ses ancêtres, dont l’on croyait communément que quand elle touchait la pierre, elle la changeait en ruine, retombait au long de sa jambe jusqu’à l’arrière de sa botte. Il brandissait une bannière gigantesque, de la taille d’une tenture : l’oriflamme de Belgarod, l’étendard de la cité royale de Carmora, aux loups blancs sur fond bleu de nuit.

Sous son heaume tout en arcs, sa barbe blanche, prise au vent à la manière d’un hanap recourbé, lui dévalait jusqu’au flanc. Une couronne d’or incrustée de grenats entourait le sommet de son casque ; le jour, qui crevait par intermittence les ténèbres des cieux, les faisaient resplendir ; et sa cape de couleur pourpre avait l’air d’un grand rideau tout en flammes, car elle voletait au vent et ses replis chatoyaient.

Ses yeux verts, dans lesquels fulguraient les éclairs d’une volonté terrible, s’attardèrent un instant au niveau de la plaine.

« Combien sont-ils ? » demanda-t-il à un homme qui se tenait à ses côtés.

C’était Fenval, gardien du Ravin, seigneur des mers froides et des pêcheries de harengs, champion des tournois.

« Sire, répondit-il, au moins dix mille ! »

Felgar demeura un instant silencieux ; puis il ordonna d’avancer, et l’armée s’ébranla lentement, les chevaux d’abord, au pas, suivis par la multitude de l’infanterie. Elle était divisée en trois, avec un centre en saillie et des flancs robustes.

Les princes portaient des capes noires avec des fourrures, les leudes des bottes entrelacées d’argent, les thanes des mèches blanches par-dessus leurs casques. Les soldats de Varden, le prince du pays d’Ardan et frère cadet du roi, qui venaient tous des territoires de la Ligue (Valgarod et Dorinessa, le Mor Tawel et le pays d’Erland), avaient des tabards sur leurs cottes, des boucliers de bois rectangulaires, des casques en pointe. Ceux du nord du fleuve Idir, descendus d’Elbërën et des pays d’Ellëriën et du Mordarën, portaient des tuniques de cuir, des capes, et plutôt des haches que des épées. Ils avaient suspendu dans leurs dos des boucliers ovales cerclés de bordures d’or ou d’ivoire, décorés par des plaques en argent gravées, peintes avec de l’ocre ou du charbon. Beaucoup tenaient d’une main des piques de hauteur variable d’où pendaient des gonfanons, et l’on voyait, accrochées à leur ceinture, des cornes d’ivoire entourées de cerceaux de bronze.

Lorsqu’elle fut à portée de flèche, l’armée s’arrêta, brusquement.

Les bannerets agitaient les bannières ; les pennons des chevaliers, pris dans les rafales du vent, remuaient en claquant.

Les chevaux piétinaient ; les hommes, dans leur impatience, se demandaient s’ils verraient le coucher du soleil, et l’angoisse montait, peu à peu. Autour, les capitaines couraient parmi les rangs pour les resserrer, en aboyant des ordres, tels que des chiens autour d’un troupeau.

Les lignes de front des deux armées étaient assez proches à présent pour s’entendre ; de part et d’autre, on se lançait des injures, des provocations, des menaces.

On attendit quelque temps.

Fenval, enfin, emboucha son cor et souffla dedans de toutes ses forces, puis leva sa lance. Alors, il y eut un vacarme énorme. Les soldats s’époumonaient ; les chevaliers frappaient leurs javelots contre leurs écus ; d’autres se battaient la poitrine. Les tambours, à l’arrière, éclatèrent comme le tonnerre.

Le roi fit sa harangue aux bannerets de tête, les hérauts la répétèrent dans les lignes inférieures, au milieu des cris. Puis, ce fut de nouveau un déchaînement général. Les seigneurs se haussaient sur leurs selles ; les mercenaires braillaient, ivres, les yeux exorbités ; les bœufs, qui tiraient les bagages, mugissaient comme au sacrifice.

« La bénédiction, sire, mon frère ! » dit le prince Varden.

Le roi leva les bras en l’air ; par un hasard extraordinaire, un éclair, au même moment, déchira les nuages dans un large éblouissement, et une pluie torrentielle s’abattit en cognant contre les cuirasses ; une bourrasque soudaine arracha de leurs hampes deux étendards appartenant aux compagnies de Fergus, et les emporta dans les airs. Les soldats de l’île d’Alfällon pâlirent davantage : à l’arrière, des hommes, plus lâches que les autres, s’enfuyaient déjà.

Un cavalier souffla dans un long buccin recourbé, tout en cuivre, avec un pavillon en gueule de baleine ; puis, on brandit des drapeaux fixés à de très longues perches ; à ce dernier signal, les Carmoréens s’élancèrent, d’un unique mouvement.

La plaine allait en pente légère jusqu’à l’ennemi. Ils la descendirent au grand galop, espérant briser les lignes et permettre à l’infanterie d’avancer. À l’opposé, les hommes de front, terrorisés, pliaient les jarrets ; ils s’apprêtaient en tremblant à recevoir la charge.

La bataille s’engagea.

L’aile droite des hommes de Felgar, commandée par Nagelrimm, le thane d’Yddrassel, arriva la première ; elle heurta violemment les rangs de Féodor, le fils aîné de Fergus.

Des deux côtés, le choc rompit les formations. Les chevaux, empalés contre les javelots, emportaient dans leur chute comme des avalanches de bras, de jambes, de cris ; les chevaliers désarçonnés volaient par-dessus la mêlée ; et, entre l’écrasement des bêtes, les soldats à pied se massacraient de la manière la plus atroce, au couteau. Le sang, qui coulait par larges flots, se mêlait dans la terre avec les rivières de la pluie. Mais l’impact se répandait tel qu’une onde ; il désorganisa les lignes arrières progressivement, et la mêlée fut générale. Les hommes étourdis tapaient au hasard, tout désorientés par la confusion ; ils abattaient leurs armes n’importe où, en haletant, tour à tour s’avançant et se reculant. Les épées, rencontrant les renflements des pièces d’armure, projetaient des étincelles ; une lame, parfois, s’enfonçait jusqu’à la garde dans le ventre à découvert d’un soldat en tunique, et, quand elle se retirait, les entrailles coulaient de la plaie béante.

La bataille se déportait sur le flanc gauche ; s’ils continuaient de les entamer ainsi, les Carmoréens risqueraient de tomber dans le piège tendu par leurs ennemis. Thyntoëll, l’écuyer de Felgar, aperçut à temps le péril à l’intérieur duquel ils s’enfonçaient ; il fit donner l’ordre de les interrompre ; et, pour leur permettre de se retirer, il leur envoya cent cinquante chevaux supplémentaires, à titre de renforts. Cette charge nouvelle permit tout juste de sauver du carnage les seigneurs les plus téméraires, ceux qui avaient pénétré trop loin dans les rangs adverses ; cependant Féodor poussa ses hommes, et ils bousculèrent dangereusement la cavalerie qui venait de surgir.

C’était la cohue.

Un amas de cadavres occupait déjà la plaine ; on se battait en les piétinant. Partout, il y avait des hampes brisées, des boucliers tachetés, des drapeaux déchirés. Quand les chevaliers accouraient dans la mêlée inconsidérément, la terre tremblait, les lignes se déportaient brusquement ; mais souvent leurs chevaux s’écroulaient, ou bien les lances volaient en éclats ; alors, ils tiraient leur épée, et, la tenant à deux mains par le manche, martelaient de coups énormes les têtes, les dos, les épaules des piétons épouvantés.

Au centre, un chevalier de Carmora, vêtu d’une armure toute noire, dont le heaume avait deux ailes en or fixées sur les côtés, et qui montait un cheval bridé avec des rênes en mailles de fer, apparut avec une troupe de féaux ; il se jeta dans la bataille, sauvagement ; comme une météorite au milieu des astres, ou une charrue tirée par les coursiers des dieux, qui tracerait dans les nuages des sillons d’écume, il passait entre les casques à une vitesse épouvantable, en exterminant sans effort les gens de pied déjà éreintés. Mais il s’était engagé trop audacieusement, et se retrouva bientôt absorbé par le grand flot humain.

Un homme cria : « Tuez-le ! » en le pointant du doigt ; il y eut un resserrement, le massacre était imminent. Les fidèles du chevalier, acculés, se lâchèrent contre les guerriers de l’île. Redoublant d’ardeur, ils parvinrent à repousser la marée qui les entourait, avec une telle fougue qu’elle sembla refluer, pareille à un océan descendant la grève. L’homme qui avait crié était seul désormais. L’un des soldats du chevalier inconnu, un mercenaire peut-être, lui enserra la tête avec son coude et lui arracha son casque, cependant qu’un autre le frappait au couteau entre le menton et la ventaille, jusqu’au cœur. Le Noir avait admiré la prouesse ; il rallia ses hommes autour de lui ; beaucoup avaient perdu leurs chevaux. Ils se tinrent au coude à coude avec les piétons, et, enchaînés les uns aux autres par solidarité, poursuivirent la charge et provoquèrent des dommages immenses.

Non loin d’ici, les cent cinquante chevaux, envoyés par Thyntoëll contre Féodor, continuaient de subir des pertes irréparables. Le thane du Mor Tawel, Siward, se hâtait avec les siens afin de leur porter secours ; il piqua vers les ennemis tel un aigle affamé dans un vol de colombes. Il frappait ceux qui tentaient de l’atteindre de toute la force de ses bras, à droite et à gauche alternativement, et commettait un tel carnage, que le sang ruisselait sur sa cuirasse. Les seigneurs de Carmora s’imaginaient au tournoi ; ils rivalisaient ; Siward, qui mesurait du regard le chevalier noir, lui aussi s’engageant trop loin, manqua plusieurs fois périr.

Fenval le surveillait ; il cria au prince Féaran :

« Seigneur, le thane ! »

Le prince regarda dans la direction qu’il indiquait. Puis, il leva son étendard, ses hommes le rallièrent ; il engagea la charge. Au lieu de sa lance, il brandissait une longue masse garnie de clous, et la manœuvrait avec une force prodigieuse. Sa compagnie bouscula les défenseurs, sans toutefois suffisamment d’élan pour pouvoir les rompre. Avant que le prince eût pu rejoindre le thane, un mercenaire de l’île, armé d’un poignard, se glissa sous son cheval, lui planta son arme dans le ventre, et l’ouvrit dans la longueur ; l’animal poussa un hennissement indéfinissable, s’effondra, finit d’agoniser l’écume aux lèvres. Le prince, gros comme un bœuf, était tombé par terre ; son heaume avait roulé dans la piétaille. Il était si gras, son armure pesait si lourd, qu’il fut incapable de se relever ; et il restait couché sur le dos, telle qu’une tortue avec une carapace en fer, la face rubiconde. Ses fidèles se précipitèrent ; ils se mirent à plusieurs pour le relever ; puis ils le hissèrent, en ahanant, sur un nouveau destrier. Le seigneur poussait des « Han ! » et des « Ha ! » effroyables ; sa voix caverneuse résonnait dans l’air en échos tonitruants. Il renversait tout le monde, il tremblait, il soufflait ; son visage était devenu plus pourpre que le soleil au crépuscule. La sueur coulait contre son crâne, elle tombait en ardentes gouttelettes dans ses yeux gonflés. De gros filets blanchâtres coulaient, de sa bouche large ouverte, dans sa barbe broussailleuse. « Carmora ! Felgar ! » s’écriait-il dans son délire, la langue pâteuse, comme après une ivresse, en s’égosillant ; et, tout en rugissant ainsi, il ne regardait nulle part et partout, soûl de sa propre rage. Sa chute humiliante avait ravivé sa haine ; il souffrait cruellement à l’arrière de la tête, où il s’était cogné ; il jura de venger sa honte ! Il brandit une lance qu’un écuyer lui balança dans les mains, brocha des éperons, et se projeta au dru de ses ennemis. Il frappait sans voir et tuait à tour de bras, obsédé de meurtre, tel un fauve aux abois.

Cependant le centre, que menait le roi Felgar, avait eu l’occasion de se mesurer aux lignes d’en face, tandis qu’à droite Siward, Fenval et le Noir éclataient les cervelles à cœur joie.

Le frère du roi, Varden, prince du pays d’Ardan, la poitrine enflammée par la fureur, désarçonnait de sa lance tous les chevaliers qui croisaient son regard, et sa monture les foulait du sabot, quand il les avait jetés par terre. Mais il rompit sa hampe à force de la plier ; au même instant, son cheval vacilla, se cabra une dernière fois, puis expira, dans la confusion des armes. Le prince, se redressant aussitôt, planta son étendard dans l’herbe ravagée. Il tira son épée hors du fourreau, et, tout en se protégeant de l’écu qu’il tenait de la main gauche, la fit tournoyer comme les ailes d’un moulin dans une tornade ; chaque fois que sa lame écorchait la chair, le sang jaillissait dans l’air, et s’éparpillait en grêle par-dessus la cohue des hommes.

Les combattants pataugeaient au fond d’une espèce de boue d’où émergeaient des cadavres à demi, des membres, des étendards en lambeaux. Les pieds s’y enfonçaient jusqu’aux talons. Des soldats, qui avaient perdu leurs armes, trébuchaient contre les blessés, en s’empoignant à pleines mains.

Les retentissements des trompettes, les rugissements des cors faisaient un tapage assourdissant, ils s’entendaient par toute la plaine et jusque dans les rondeurs des casques, où ils achevaient de résonner. Cela se mêlait aux craquements des poitrines, aux exclamations, aux ronflements des tambours, et à la rumeur lointaine des prêtres, qui, de part et d’autre, chantaient des incantations continuellement. Les leudes, les princes, les thanes hurlaient en même temps pour appeler au secours, rassembler leurs alliés, ou donner des ordres. Les chevaux blessés poussaient des hennissements frénétiques ; des guerriers mutilés, écrasés sous la bousculade universelle, suppliaient en tendant leurs moignons sanglants qu’on les achève, les yeux rougis.

La bataille était rude, elle devint terrible.

Des Alfälloniens maniaient des piques avec des crochets au bout ; ils attrapaient les chevaliers par les jointures des épaules ou du casque, et les ramenaient vers eux, tout d’un coup ; ils chutaient en agitant les bras ; puis on voyait leurs chevaux, solitaires, galoper follement au travers du grand chaos. L’un d’entre eux fut comme happé par le tourbillon de fer, emporté, malgré lui, au fond du gouffre aux remous mortels. Il levait le bras pour frapper, quand il se sentit tiré par la manche, rudement, et puis aspiré dans la mêlée. Son pied droit était demeuré suspendu à l’éperon ; sa monture le traîna sur quinze toises avant qu’il ne parvienne à se dégager. Elle s’enfuit, disparut dans la cohue et finit découpée, équarrie par terre à la manière d’un animal de boucherie. Pour le chevalier, c’était comme descendre au royaume des morts. On ne lui laissa pas même le temps de se relever ; trois hommes, des misérables avec des visages hideux, se penchaient afin de le massacrer ; il ferma les yeux. Alors, ils le poignardèrent simultanément, au visage, au ventre, à la gorge et aux membres.

Siward en avait les cheveux dressés sur la tête.

« Tu veux finir comme lui ? » cria Fenval.

Il ne fallait plus qu’ils se dispersent.

Le thane leva son étendard à bout de bras, des deux mains ; il l’agita par-dessus sa tête ; puis, il réunit sa compagnie à celle de Fenval, et ils allèrent ensemble dans la nuée.

Le roi Felgar, à quelques pas, combattait toujours. Il perdait des hommes ; l’infanterie d’Alfällon affluait vers lui, et peu à peu elle le cernait. Son frère était à proximité ; il cria pour qu’il vienne le secourir.

« Tiens bon ! » répondit Varden.

Il ne put rien promettre de plus, car des vagues l’assaillaient, sans arrêt.

La garde du roi bientôt fut débordée complètement. Par hasard, une compagnie nombreuse de l’Ellëriën, apercevant au loin l’étendard au loup blanc qui se ballottait désespérément, tout déchiré, et semblait la dernière voile émergée d’un navire en plein naufrage, intervint à l’aide. Les chevaux, les soldats se regroupèrent avec une rapidité surprenante ; puis, serrés telle une légion antique, ils se ruèrent contre les ennemis ; ceux-ci ne pouvaient résister ; pris tout à coup entre deux fronts, ils se firent exterminer. Les cadavres refoulaient sur les côtés, en dégringolant les uns sur les autres. Le roi, en apercevant au loin cette sorte de cohorte qui se taillait un chemin dans sa direction, ordonna aux membres de sa garde encore vivants de se regrouper, puis d’opérer une charge afin de leur prêter main-forte. Ils allaient se rejoindre.

Mais les Elfennyens de l’île, habillés de peaux d’ours et qui se battaient avec des javelots en ivoire de morse, se rapprochèrent dans l’espoir de contrecarrer leur mouvement. Ils s’écartèrent du champ de bataille, si bien que l’on crut d’abord qu’ils battaient en retraite. Il y eut des huées jubilatoires ; elles cessèrent quand on les vit se rassembler avec une grosse unité de cavalerie : trois cents chevaux, bardés de plaques de fer, couverts de sang, et piaffant. Varlam, le fils cadet de Fergus, commanderait la contre-offensive personnellement.

Les hommes de Timanas, de Golvaren et de Gorfoledd, alliés, s’écartèrent pour les laisser venir ; ils s’ébranlèrent impétueusement en direction des Carmoréens ; ceux-ci, tout stupéfaits, se retrouvèrent soudain en ligne fracturée face aux bêtes qui les assaillaient, au grand galop. Ils voulurent s’enfuir, abandonnant là leurs épées, leurs drapeaux, leurs boucliers ; à peine avaient-ils tourné le dos que les chevaux les écrasaient. Ceux qui s’étaient dispersés à droite ou à gauche, isolés, ne pouvaient résister. Ils se laissèrent abattre sans résistance, les genoux au sol et les paupières closes, en murmurant des prières.

Le prince Maldar, du pays de Mordarën, se battait à côté de Varden. Il lui fit voir que la compagnie d’Ellëriën venait de se faire massacrer.

« Appelle tes hommes, et suis-moi ! » répondit le prince.

Il voulait profiter de la décomposition des Elfennyens pour les mettre à mal.

« Et le roi, seigneur ?

— Sa garde le protège ! »

En effet, il avait pu briser son encerclement. Maldar et Varden reformèrent leurs compagnies ; puis, ils se réunirent, et, tournant le dos au roi qu’ils étaient venu secourir, déferlèrent contre la cavalerie adverse.

La bataille durait. Les hommes s’affrontaient de plus en plus mollement ; partout, on en voyait qui titubaient, levaient les yeux au ciel, et puis s’effondraient. Les chevaux harassés glissaient dans les flaques de sang.

Varden avait parlé trop vite ; son frère le roi ne disposait plus d’assez de gardiens pour le protéger, et il ne pouvait se dégager. Mais aussi l’occasion était trop belle de le capturer. Toute une foule de mercenaires, se poussant, réussit à l’entraîner à l’écart ; on l’aperçut, de loin, qui s’éloignait pareil à une embarcation à la dérive. Les hommes, ramassés sous leurs écus, entouraient son cheval en baissant la tête ; l’animal cherchait à se dégager, il s’ébrouait, il se cabrait furieusement, en vain. Quand ils furent assez proches, ils tendirent les bras pour saisir le roi, et ils le tiraient afin de l’amener au sol ; la manœuvre échoua cependant, par la crainte qu’ils avaient de le blesser, ou pire, de le tuer. Mais une hampe à crochet passa par-dessus la foule, l’agrippa au niveau du col, le tira en arrière. Il tomba. Alors, ce fut contre sa personne un acharnement terrible, chacun espérant le prendre en premier, pour revendiquer la capture. Les vils se battaient entre eux, sous la pluie, et commençaient même à s’entre-tuer.

Le souverain ne demeura pas longtemps dans cette position ; un renfort inattendu lui survint : son porte-enseigne parut, avec l’écuyer Thyntoëll, les Esquiliens, et trois cents chevaliers d’Erland. Ils chargèrent les mercenaires d’Alfällon, et, les bousculant, les fauchèrent comme les paysans les blés. Felgar, dégagé finalement, bondit sur un nouveau cheval que l’on lui présentait, puis fit rugir son cor afin de rassembler ses troupes. On venait de retrouver l’oriflamme parmi les débris, miraculeusement ; il le brandit, des clameurs s’élevèrent : les dieux étaient pour eux ! Et la bataille repartit de plus belle.

Un chevalier de Carmora se trouvait non loin ; au bruit du cor, il se précipita au côté du roi. Il galopa au travers du flanc gauche des ennemis, et abattit des soldats jusqu’à ce que son cheval meure sous lui. Il n’eut pas le temps d’exécuter des prodiges : un homme, qui se défendait à outrance, passa son couteau dans l’œillère de son heaume, et plongea la lame dans sa tête, jusqu’à la cervelle. Il s’écroula les bras en croix.

La bataille continuait de faire rage, aigre, intense et fervente. Toutefois le front s’était désagrégé, la double ligne des hommes, jetés les uns contre les autres, ayant cédé : ce n’était plus une vaste mêlée concentrée sur une partie de la plaine, mais de multiples empoignades, éparpillées ici et là, au hasard des reliefs et des déplacements.

L’armée du roi Fergus était tenace. Le prince Féaran, à son tour, fut colleté par les crochets, jeté par terre ; il s’était à peine relevé, que son cheval était massacré sous ses yeux ; Maldar frappait constamment, mais les farouches guerriers de l’île, inébranlables, soulevaient obstinément leurs boucliers, et ne bougeaient pas. L’épée du seigneur d’Yddrassel, à force de tuerie, était rougie depuis le pommeau jusqu’à la pointe ; lui-même avait les mains trempées de sang ; quand il avait soif, il les léchait fébrilement, les yeux grands ouverts, en écartant les narines.

Les Alfälloniens, plus braves, plus forts, plus acharnés, se battaient avec une férocité trois fois supérieure à celle des Carmoréens ; à cent, ils résistaient contre trois cents, et il fallait déployer des efforts considérables pour seulement les contraindre à reculer. Mais leur opiniâtreté ne leur servait de rien ; ils étaient dépassés par le nombre ; de nouvelles vagues d’assaillants, dès qu’ils se dégageaient, se jetaient contre eux.

Le roi de l’île, Fergus, combattait avec toute l’énergie du désespoir ; il avait gardé son heaume, mais sa cape, lacérée, se soulevaient dans son dos, par lambeaux. Les hommes qui l’entouraient s’étaient disposés en cercle ; les jambes pliées, le dos courbé, ils se tenaient entièrement derrière de longs boucliers rectangulaires, dont la bordure inférieure traînait par terre. Seuls dépassaient les sommets de leurs casques, et, sur le côté, une pointe en fer qu’ils appuyaient contre une entaille creusée dans l’écu. Lorsque le roi jaillissait de cette sorte de roue, qui s’ouvrait tout à coup selon un mouvement convenu d’avance, les ennemis se glaçaient d’épouvante. « Il revient ! » entendait-on, confusément ; alors, ceux qui le pouvaient tournaient les talons, et déguerpissaient.

Il prenait variablement la lance, la masse ou l’épée ; parfois, il déployait sa garde en demi-lune ; puis il s’avançait contre une bande isolée, en faisant se rapprocher les extrémités, à la manière d’une tenaille. Quand il avait encerclé ses victimes, il frappait, et ne s’arrêtait pas qu’elles ne fussent toutes tombées. La formation se repositionnait en cercle, et repartait à l’assaut, en laissant derrière elle une accumulation de cadavres.

Cependant les rangs des Alfälloniens s’éclaircissaient de plus en plus ; le roi lui-même se décourageait. Il surprit ses fils, Féodor et Varlam, les capes déchirées, s’enfuir avec leurs hommes, de l’autre côté du terrain ; il en éprouva tout à la fois de la honte et du soulagement.

L’après-midi était passé quand son sénéchal accourut : ils étaient débordés ; il fallait sonner la retraite.

Le roi hésitait, incapable de se résigner. Hermoad, son écuyer, le suppliait :

« Sire, il faut céder ! Nos hommes meurent par milliers ! »

Il allait poursuivre, quand des cornes retentirent par-dessus la mêlée, d’un cri d’ivoire, lent et gémissant.

« Silence, Hermoad ! » dit le roi, en levant la main.

Et d’une voix extatique, presque dans un murmure :

« Ces cors ! Tu entends ?… »

Il les reconnaissait ; c’étaient les appels de ses fils ! Ils n’avaient pas déserté ; ils étaient allés chercher les fuyards, et tout à la fois les enveloppant, les menaçant, les raffermissant, ils les ramenaient sur le champ de bataille. Ses yeux s’agrandirent, il prit une longue inspiration ; un sourire illumina son visage. Déjà, des huées s’élevaient, les Carmoréens se figèrent ; et ils se regardaient avec terreur, comme s’ils s’attendaient à voir surgir quelques créatures des dieux.

Cent cinquante chevaliers, deux milles guerriers, parurent sur la crête de la colline, au nord-est. Les troupes de Felgar, éreintées, pivotèrent pour se rapprocher, afin de leur mieux résister.

« Cela ne finira donc jamais ! » jura Fenval, abattu par la fatigue.

Féodor gonfla la poitrine ; il souffla dans son cor un cri nouveau, sonore et terrifiant, et la brume se dispersa. Alors, suivi de son frère Varlam, des cavaliers, des gens à pied, il dévala la pente au galop jusqu’au champ de bataille, porté par les ovations multiples. La terre tremblait sous les pas des chevaux. Les mercenaires du pays d’Erland, exposés sur les flancs, livides, contemplaient le visage défait cette course de mastodontes qui se précipitaient. Ce fut la panique ; ils s’étaient à peine retournés que les destriers étaient déjà sur eux, et les anéantissaient en les culbutant.

La bataille reprit. Les gardiens de l’île, galvanisés, s’étourdissaient de leur propre obstination : avant la tombée de la nuit, ils firent tant de morts, que l’on ne pouvait plus faire un pas sans marcher sur les cadavres. Ils étaient emportés par une joie générale ; ils crurent même reprendre l’avantage, après avoir exterminé les mercenaires du roi Felgar.

Le roi Fergus, les yeux brillants, leva les bras en l’air, dans un geste triomphant ; et il repartit au combat, plein d’une vigueur nouvelle, éperdu d’espoir, le cœur gonflé par la fierté.

Mais les Carmoréens, ayant reculé, avaient pu s’étirer en une ligne bien solide, à triple front, avec les boucliers, les piquiers, les épées. Les renforts, mal tenus, trop concentrés, tentèrent de la briser par le milieu ; la ligne plia, et parvint à tenir le choc ; puis elle se referma, implacablement.

Féodor et Varlam se trouvaient pris au piège ; faute d’hommes et de place, ils ne pouvaient rompre les lignes d’encerclement. Les soldats se gênaient mutuellement ; ceux qui étaient sur l’extérieur, poussés contre les lances, tombaient les uns après les autres ; le reste piétinait, comprimé par le nombre. Leurs troupes s’amenuisaient.
Ils étaient montés sur un petit tertre ; leurs alliés mouraient en contrebas, facilement, par dizaines ; les deux frères s’essoufflaient dans leurs cornes à tour de rôle. Quelquefois, ils descendaient, combattaient, mais on les repoussait, et ils devaient remonter. Leur père, de l’autre côté de la plaine, avait commencé d’attaquer les Carmoréens par le flanc ; il essayait de passer au travers pour rejoindre ses fils ; en même temps, il dressait l’oreille, redoutant à chaque instant de ne plus entendre les vibrantes lamentations de leurs trompes.

Les cadavres, autour, couvraient désormais toute la pente du terrain ; les soldats marchaient dessus, les escaladaient, s’accrochaient aux membres, tout en allongeant leurs piques afin d’atteindre Féodor, Varlam et leurs fidèles encore vivants ; mais ceux-ci périrent les uns après les autres, et ils ne furent bientôt plus que deux.
Fergus s’arrêta pour les regarder ; au même instant, tous les hommes qui se pressaient autour du tertre s’immobilisèrent. Le roi de l’île, tournant la tête, vit s’approcher Felgar. Il y eut une hésitation ; on l’interrogeait du regard ; alors, il tendit le bras, donna un ordre bref ; et les Carmoréens, d’un grand mouvement, repartirent à l’assaut de la petite élévation.

Féodor, dressé de toute sa hauteur, tenant son épée à deux mains, taillait les ennemis en pièces. Il abattait sa lame devant, derrière, partout à la fois, en haletant, inépuisable. Un chevalier du Milliland le renversa, il tomba ; il se releva presque aussitôt, et, prenant un élan formidable, fit pivoter sa lame avec une telle force, qu’il le décapita d’un seul coup. La tête s’envola par-dessus la mêlée, et retomba cinquante pas plus loin, cependant qu’un gros torrent de sang noir dégoulinait du corps mort. Mais les autres se resserraient toujours ; Féodor tournait sur lui-même, les cheveux tourbillonnant, et, côte à côte avec son frère Varlam, donnait de grands coups vagues, en râlant horriblement. Les deux frères tapaient maintenant au hasard, exténués de plus en plus. Varlam, livide, avait la tunique labourée, le visage couvert de plaies ; le sang lui refluait dans la bouche ; il le crachait entre les écarts de ses dents brisées, puis dégageait du poignet les longs filets, qui ruisselaient sur sa face.

Soudain, ils perdirent l’équilibre ; la foule s’abattit sur eux, les engloutit ; ils disparurent. Quand elle s’écarta, ils gisaient morts l’un sur l’autre, les yeux révulsés, la langue pendue en dehors des lèvres. Fergus pâlit.

« Non !… » s’écria-t-il.

Il fallut le retenir, car il vacillait sur ses jambes. Par un effort extraordinaire, il était parvenu à rompre enfin le flanc des ennemis ; mais trop tard !

« Mes fils ! disait-il en balbutiant. Féodor ! Varlam ! C’est impossible ! »

Il ne pouvait croire à l’atroce vérité. Il demeurait la bouché bée, tremblant, le cœur déchiré par une tristesse intolérable. Le monde autour de lui s’effaça ; il tomba dans un abîme noir, silencieux, comme il doit être dans l’espace par-delà les étoiles. Et la pensée de ses fils, leur souvenir, demeurait seul dans son esprit défait, comme une clarté dernière.

Il laissa choir son épée, Talion, puis courut dans leur direction. Alors, les larmes jaillirent de ses yeux, telles que des eaux par la brèche d’un barrage ; et elles s’écoulaient irrésistiblement au long de ses joues.

Il embrassait ses enfants à pleine poitrine, en poussant des cris féroces. Il prenait leurs visages dans ses mains, et il collait son front contre les leurs, penché sur les genoux, le corps secoué par les sanglots. Il se coucha même entre eux, en gémissant, pareil à un chien lorsque meurt son maître. Et il se laissa prendre sans plus chercher à se défendre, stupide, inconscient des choses extérieures ; mais il ne voulait point quitter ses fils, et il fallut le rudoyer, afin de l’emmener plus commodément.

C’était fini.

La pluie décrut, et puis cessa. De grands coups de vent écartèrent les nuages ; le soleil couchant réapparut timidement avant de disparaître, éclairant obscurément la plaine de Tullia.

La nuit approchait enfin. Le champ de bataille, couvert de morts, commençait de se vider. Le roi de Carmora, désœuvré, galopa jusqu’au sommet d’une petite hauteur : il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir, en contemplant la débâcle. Sa victoire était totale. Quand ils l’aperçurent, les chevaliers, les piétons l’acclamèrent, cependant que les combattants achevaient de mettre en déroute les derniers résistants, ou d’égorger, coléreusement, ceux qui étaient trop las pour s’échapper.

Du côté de l’île, la débandade était générale, un retournement impossible. Le prince Maldar, obéissant à un dernier ordre du roi Felgar, appela ses chevaliers auprès de lui, en agitant son drapeau. Le soleil couchant projetait dans la plaine l’ombre immense du destrier cabré, avec par-dessus sa grande stature, et le cimier de son casque ; les derniers survivants, pris d’épouvante, coururent vers le fleuve. Ils titubaient, certains peinaient à se tenir debout ; ils avaient jeté leurs armes et s’étaient enfuis dans la même direction, vers le pont. Les chevaliers du prince les dépassèrent, et, se rabattant, commencèrent de former une ronde autour d’eux. En même temps qu’ils tournaient, leurs épées descendaient, et on les voyait remonter mouchetées de sang. Quand un insulaire parvenait à s’échapper, l’un des cavaliers quittait le cercle, galopait pour le rattraper, et, dans l’obscurité, on l’apercevait qui le fauchait silencieusement.

Le soir tomba. Le monarque ordonna à ses troupes de ne pas poursuivre les fuyards sur plus d’un mille. Puis, il tapota les flancs rompus de son cheval, et descendit au trot la colline jusqu’au plateau de Tullia. Il parcourut alors le champ de bataille, tapissé par les corps, sur le dos, sur le ventre, les membres écartés, ou bien repliés sur eux-mêmes.

Le ciel virait au bleu sombre, presque violet. Vers l’ouest, s’affaiblissant en teintes roses, il colorait de tons carnés les nuages légers, disposés en longues lignes les uns derrière les autres — à la manière de corps d’armée. Toujours plus à l’ouest, par-delà les falaises des bords de l’île, le soleil, tombant dans la mer, projetait en coulant ses appels remplis de désespoir, avec des reflets jaunâtres, pourpres et carmins.

La Marque débordait de sang ; les mourants finissaient d’agoniser, à côté des chevaux tressautant ; et le vent soufflait mollement contre les lambeaux déchirés des étendards, plantés dans les cadavres.

Mais le ciel s’était dégagé avec la venue de la nuit. La lune répandait des clartés blanches entre les filets des nuages.

La plaine était parcourue à présent d’une agitation tranquille, avec des cris brefs, et de longs râlements d’agonie. Des hommes titubaient dans la pénombre ; parmi eux, des mercenaires cupides étaient accroupis au milieu des débris, pareils à ces chiens errants, jaunes, maigres, les poils collés au corps, qui suivent toujours les armées en campagne. Des chevaliers s’étaient couchés ; trop fatigués pour se dévêtir, ils portaient encore leurs armures ; et leurs faces étaient si blêmes, que l’on ne savait plus s’ils dormaient ou s’ils étaient morts. Partout, des corbeaux planaient dans les ténèbres, recouvraient les cadavres ; on en distinguait perchés sur des corps, les ailes en arrière, qui plongeaient le bec à l’intérieur des entrailles. Des loups, ayant surgi des landes, fixaient du regard les moribonds, immobiles. Et des hommes dans un coin commençaient à creuser des fosses.

On alluma des flambeaux. Les lueurs rougissaient les cuirasses ; elles faisaient sur les boucliers convexes, abandonnés au sol, des moirures tremblantes.

Le roi déambulait rêveusement au travers des restes ; il considérait d’un air grave les soldats massacrés, raidis épouvantablement, la bouche béante et la gorge déchirée, le crâne éclaté, le ventre ouvert. Lorsqu’il reconnaissait un seigneur, il s’arrêtait, puis faisait signe qu’on emporte sa dépouille. Son cheval pataugeait dans les viscères. Des hommes pâles, la tunique traversée de grandes déchirures, mutilés, couverts de sang, rampaient jusqu’à lui, pleuraient doucement, les bras tendus. Felgar, par pitié, distribuait des ordres en leur faveur.

Tout à coup, il retint sa monture, et le cortège cessa d’avancer. Il contemplait les enfants de Fergus, la tête penchée, dans une attitude solennelle. Ils avaient les membres livides ; leurs yeux ternes reflétaient à peine les éclats du feu ; et ils demeuraient crispés dans des positions singulières, les bras, les jambes écartés en étoile. Des corneilles noires sautillaient sur leurs cadavres en battant des ailes, et se bousculaient avec des cris rauques.

« Médéric, dit Felgar à l’un de ses écuyers, brûle ces cadavres avec leurs armes, leurs targes et leurs parures, et adresse aux dieux des prières en mon nom ! »

Sa voix résonna dans l’air appesanti de la nuit ; elle se perdit entre les fumées, en échos réitérés.

Il n’ordonna point de repartir ; il releva la tête, promena lentement ses prunelles menaçantes d’un côté et de l’autre. Ses hommes le considéraient avec angoisse.

« Où est Fergus, le roi de l’île ? » demanda-t-il finalement, alors qu’au ciel les étoiles brillaient plus intensément.

Nagelrimm fendit la petite foule des chevaliers victorieux qui l’entouraient. Il traînait derrière lui, attaché aux poignets par une chaîne de fer, comme un esclave, un vieillard muet qui gardait la tête basse.

« Sire, le voici ! »

Et il tira brusquement sur la chaîne, afin de faire avancer le captif ; puis, il le libéra et le poussa en avant, devant Felgar. Des corps gênaient ; un écuyer les roula du pied pour faire de la place ; aussitôt, un grand cercle se forma autour des deux rois.

Ils se dévisagèrent. Le roi de Carmora était assis sur son cheval ; il portait une couronne à quatre pointes, en or, incrustée de perles, d’anatases et de galènes. Les bourrelets de son armure, en écailles, brillaient aux vacillations des flammes. Deux bandes de fourrure blanche, qui recouvraient ses épaules, prolongeaient sa lourde cape. Il avait remplacé les rênes de son cheval par des écharpes en brocart, pourpres, avec des grelots et des motifs en fils d’argent. Son épée, Vestigia, était suspendue à sa ceinture, au côté gauche. Il gardait la bouche close, et scrutait le vaincu le menton relevé, en signe de dédain. Fergus, pâle effroyablement, avait l’air d’un roi mort exhumé du tombeau. Il paraissait à bout de souffle, égaré, assailli déjà par des représentations lugubres. Toute sa face exprimait la désolation ; en même temps, il penchait le buste en direction du vainqueur, les deux bras tendus en arrière, les poings fermés ; et des éclairs de rage émanaient de ses prunelles ardentes.

« Il a voulu mourir », dit le seigneur d’Yddrassel.

Il s’était jeté par terre sur le morceau d’une lame, afin de se trancher la gorge.

La plaine était redevenue silencieuse ; le camp s’endormait ; plus loin, les colonnes grises, qui montaient depuis les tremblements des feux, se perdaient dans les hauteurs du ciel.

« Brisez son épée ! » ordonna Felgar.

L’homme qui portait Talion la martela jusqu’à ce qu’elle se brise, puis jeta au sol les morceaux séparés.

« Brisez sa lance ! » ordonna ensuite le roi.

Un autre de ses gens rompit la lance, et déchira le pennon rageusement, comme animé par une vengeance personnelle.

« Désarmez-le ! » dit le triomphateur.

Un écuyer fit un mouvement ; sur un geste, il s’immobilisa. Fergus retira lui-même sa cuirasse ; il la balança d’un geste dédaigneux. Puis, il ôta ses gants, sa ceinture et ses bottes. Alors, Felgar descendit de son cheval. Il s’approcha pas à pas du roi de l’île ; comme le terrain descendait, il était imperceptiblement rehaussé. Le vent se levait ; l’air en tourbillons s’engouffrait dans les replis de sa cape ; elle battait contre ses mollets.

« Agenouille-toi et courbe la tête, dit-il d’une voix puissante, et je te ferai seigneur d’Alfällon. Tu conserveras toutes tes possessions ; tu seras riche et puissant ! »

Des murmures couraient parmi la foule.

« En échange, tu n’auras qu’à me jurer l’obéissance et la fidélité. »

Il fit un pas supplémentaire et tendit le bras ; au bout, sa main pendait ; un énorme joyau, incrusté dans une bague, luisait dans la clarté des torches.

Fergus tressaillit. D’abord, il abaissa les yeux vers la bague ; un ignoble sourire lui déforma les lèvres. Ses sourcils remontèrent, il redressa la tête, et sa bouche seule remua pendant quelques secondes. Il se rappelait le geste terrible du roi, quand, sur le champ de bataille, il avait ordonné à ses hommes d’assaillir ses fils. Un frisson agita sa barbe, il s’empourpra. Enfin, il leva les poings, et cria :

« Misérable ! Assassin ! C’est par ta faute si mes enfants sont morts ! Ah ! Envahir mes terres et tuer mes hommes ne te suffisait donc pas ? Il fallait que tu massacres ma lignée, que tu m’anéantisses ! Tu as des fils, un royaume, des trésors ; mais pour moi, tout est perdu ! Je n’ai plus rien que ma souffrance et ma haine ! Même les dieux dans leur courroux ne sont pas aussi cruels ! »

Il alla vers lui, on voulut l’interrompre ; mais Felgar, écartant les mains, fit signe qu’on le laissât faire. Et, lorsqu’il fut à deux pas, il reprit, les yeux béants, rouges, furieux :

« Mais j’aurai ma vengeance, fils bâtard de Garmor ! Je m’acharnerai contre toi ! Je te tuerai, je tuerai tes enfants, puis je brûlerai ta ville et ton palais, jusqu’à la dernière pierre ! Je le jure ! Que l’éternel repos me soit interdit, tant que tes fils vivront, tant que ta ville au ciel dressera ses tours ! Et si tu m’assassines, mon esprit reviendra pour te hanter ! »

Il était plus terrible qu’un spectre. Le roi de Carmora, surpris, se recula. Des corneilles apeurées s’envolèrent dans la nuit. L’épuisement, la pénombre rendaient sa menace plus épouvantable encore. Une stupeur pétrifia l’assemblée. Le vaincu s’affaissa, terrassé par cet ultime effort, et tomba sur les genoux. Felgar avait porté la main sur son arme ; il se relâcha. Puis, il détourna la tête du côté de ses hommes.

« Emmenez-le », murmura-t-il.

Et comme le seigneur d’Yddrassel, Nagelrimm, l’interrogeait du regard, il ajouta :

« Aux falaises ! »

 

۝

 

Dès le lendemain, le roi Felgar fit porter aux grandes cités les têtes de trois mille cadavres, par des soldats captifs qu’il avait enchaînés les uns aux autres. Il menaça d’extermination tout village qui refuserait de se soumettre, puis donna l’ordre du départ.

En quelques mois, il assujettit l’île d’un bord à l’autre, avec ses tribus, ses bourgs, ses châteaux. Il assiégea d’abord Valmenhir, dont le temple abritait le joyau de la couronne, une améthyste incrustée dans une couronne en ivoire ; il obligea la ville à lui verser douze mille sous d’or, et déclara qu’il reviendrait bientôt pour y brandir les insignes du pouvoir ; puis il asservit le nord, la Pointe-aux-Cerfs et les villes de Tirardan, de Nivaren et d’Elfennys, les vallées de glace avec les eaux ridées, turquoises lorsque le soleil est dégagé, dans lesquelles dévale la brume des rochers ; et les landes pleines de bruyères de Gorfoledd, jusqu’au roc de Goétila. Il ravagea le Niffalem, où des remparts de pierre, de tourbe et de madriers s’élèvent entre les parois des fjords, derrière des fossés profonds défendus par des tourelles.
Les gens dans les terres regardaient passer ces colonnes farouches en tremblant ; ils se prosternaient souvent, ils suppliaient, ils se lamentaient ; les femmes offraient aux soldats des paniers de myrtilles, des viandes ou des poissons, comme on fait des offrandes aux dieux afin d’apaiser leur colère.

Ensuite, Felgar s’empara de toutes les provinces situées par-delà les forêts décharnées d’Alisthane : les villes de Golvaren et de Timanas ; Helgadhir, entouré de geysers qui jaillissent en colonnes, et semblent des explosions de nuage. L’armée traversa les paysages onduleux de landes sauvages, et les larges plaines parsemées de troupeaux. Cependant les hommes s’ennuyaient de ne pas se battre ; ils marchaient interminablement, sous la pluie, de masures en hameaux ; irrités, malades d’ailleurs à cause des averses, ils longeaient en grommelant les contrées diverses de l’île ; mais ils s’amusaient à regarder les chevaux nains, avec des poils allongés et des robes tachetées, qui baissaient tranquillement la tête pour brouter l’herbe des prairies.

Ils allèrent ainsi jusqu’au pic de Roëryn ; la plupart du temps, les villes ouvraient leurs portes quand l’armée s’approchait ; elles se rendaient par avance, certaines de succomber à l’épreuve d’un siège, et d’être livrées au saccage. Mais plus les hommes s’enfonçaient au sud, plus était comblé leur désir de guerre ; à partir de Vaganys, où il y a des sanctuaires sur les îles au milieu des lacs, des citadelles, des bourgades voulurent se défendre exagérément. Felgar massacra les habitants, rasa les villes, égorgea les troupeaux. Pour l’humilier, il remplaça par un chien le thane de Melfelhem.

Il prenait en otage les parents des seigneurs, petits et grands, afin de s’assurer leur fidélité, par la crainte qu’ils auraient de les perdre. Il imposa des tributs considérables, six mille sous d’or à Nivaren, huit mille à Golvaren, dix mille à Timanas. Il confisquait invariablement les territoires aux vaincus, même les plus modestes, et les répartissait entre ses hommes qu’il jugeait les plus fidèles. Il n’abandonna les clés des grandes cités qu’aux plus tyranniques, avec ordre de supplicier les meneurs des moindres rébellions.

Il avait promis de revenir à Valmenhir ; il y retourna en effet, convoqua les leudes, porta la couronne et siégea sur le trône symboliquement, le sceptre en main, drapé du manteau souverain. Il demeura là jusqu’au printemps.

Aux premières floraisons, le roi profita des éclaircies pour mener l’armée jusqu’à la côte, en laissant derrière lui suffisamment de soldats et de garnisons. L’océan était calme ; il le traversa. Puis, il marcha jusqu’à Belgarod, royal, arrogant, triomphant. Le peuple accourait au bord des routes afin de voir passer les compagnies de Varden, de Maldar, du thane Siward, d’Aénor et de Galéad, et puis les morts glorieux, le prince Féaran, Thyntoëll, Fenval du Ravin, transportés dans des litières à dais d’où pendaient de longs draps noirs, qu’entouraient les porteurs des parfums.

La populace arrivait par tous les chemins, les vieillards, les femmes et les enfants, même les convalescents. Dans les villes, c’était la liesse ; on jetait des roses depuis les balcons ; les tambours ronflaient, les trompettes sonnaient ; les musiciens jouaient sur les carrefours ; des récitateurs, perchés sur des estrades au milieu des places, chantaient la bataille, la gloire du roi, et des hymnes aux dieux.

Felgar, en armure, monté sur son cheval immense, un collier de diamants autour du cou, marchait en tête de ses colonnes, la poitrine bombée. Il défilait dans les cris des foules ; son manteau magnifique, étalé derrière lui, retombait en plis lourds de part et d’autre de la bête. Il portait la couronne d’or de Carmora, dans laquelle il avait fait incruster l’améthyste de Valmenhir. Pour exciter encore l’ardeur publique, il brandissait à tout propos l’étendard noir aux armes d’Alfällon, et levait souvent la main, afin de saluer ses gens.

Il traversa ainsi le Mor Tawel, le fleuve Éadar, la terre du Milliland et la ville de Vadérys. Trois jours plus tard, l’armée, depuis le sommet d’une haute colline, aperçut les toits d’une cité blanche entièrement, avec des temples, des jardins, des monuments : c’était Belgarod.

Le roi voulait frapper l’imagination des habitants ; pour annoncer son arrivée, il avait envoyé quelques jours plus tôt les otages de la conquête, enchaînés par paires les uns derrière les autres à de longues poutres. Ils avaient pénétré dans la cité en titubant, fouettés par les capitaines. En même temps, les hérauts du monarque déclaraient partout la liste de ses victoires, de ses exploits, des pertes ennemies ; et ils criaient la reddition de l’île, sa chute finale dans la conquête irrésistible des armes carmoréennes, sa soumission définitive à la couronne.

Il entra dans Belgarod comme un dieu de la guerre, sous un tonnerre énorme d’acclamations et de fêtes. Ses jumeaux, Halldor et Vagan, l’attendaient aux portes de Garaód ; ils lui sautèrent dans les bras, et il les plaça devant lui, sur le dos de son cheval, après les avoir embrassés. Puis, le cortège passa sous l’arc du triomphe, rejoignit la place de Sora, franchit la galerie d’Issëan et le pont d’Orsaíd, dominé par la voie supérieure d’Érimon.

On était venu du Tangor, des halles, des Mines, du Macha et même du Lorymon pour assister à son entrée victorieuse. Les riches, les pauvres, les marchands, les prêtres, tous se bousculaient aux balustrades des terrasses, aux balcons surélevés des hôtels, des temples ou des maisons hautes, en poussant des hurlements de joie. La ville entière était parée : il y avait aux murs des tentures bariolées de différentes couleurs, et des guirlandes de fleurs aux façades, aux tourelles en encorbellement. Des parfums, qui brûlaient, s’évaporaient dans les airs en tourbillons blancs ; le vent les mêlait à l’odeur commune ; et il flottait dans l’air une odeur inexprimable, de sueur, de framboise et d’épicéa. Des colombes volaient dans les pétales.

Devant le palais, la cohue était déchaînée ; elle ondulait pareille à un océan plein de houle, mais un océan de tissus ; des femmes dansaient dans les écartements de la multitude, en se tordant comme des flammes de bougie. Des enfants, assis sur les branches des arbres, aux sommets des statues, versaient leurs applaudissements dans l’ivresse générale.

« Place ! Place ! » hurlaient les écuyers, en repoussant les gens agglomérés, avec des écus, des cordes ou des planches de bois.

Mais le tumulte tout à coup retomba, de proche en proche. Les regards, quittant le cortège, se détournèrent vers le parvis du palais. Il y eut des soupirs de ravissement. Une jeune fille, une splendide adolescente, venait de surgir d’une porte entrouverte.

C’était la princesse Fégara, la fille de Felgar.

Elle descendit à petites enjambées les longs degrés de pierre, en soulevant des deux mains sa robe écarlate, échancrée à l’encolure, évasée aux manches, et qui avait des ourlets en fils d’or sur les bordures du col. Sa longue ceinture de soie, blanche, traînait derrière, animée telle la flamme d’un feu sacré, immaculé. Des clochettes en or, qu’elle avait attachées à ses sandales, tintinnabulaient doucement ; ses cheveux noirs, déliés, battaient contre ses épaules, tandis qu’elle courait ; ses bracelets s’agitaient en se balançant, et les plissures fuselées de sa robe voletaient au zéphyr du printemps. Le roi laissa là ses deux fils ; il quitta la selle de son cheval, et se précipita pour embrasser sa fille, au milieu de la foule. Et les buccins du triomphe sonnèrent, à tout rompre, dans la jubilation du peuple.