Les Chants de Carmora


 

CHANT II

LE TOURNOI DU CHAMP-DES-LYS

 

Le soleil se levait derrière la crête des collines, et, tandis que le brouillard se dissipait, les flèches des tours brillaient, avec les corniches des temples, les bronzes des façades, et les coupoles du palais de Belgarod. Les immenses tentures, appendues aux créneaux des murailles ou aux balustrades des grands hôtels, lavées par la rosée, frémissaient ; elles scintillaient à la lumière de l’aube, car des gouttelettes perlaient contre leurs amples surfaces. Le vent frais gonflait, comme des voiles, les drapeaux fixés à des hampes au sommet des monuments ; il remuait les guirlandes de fleurs étirées au travers des rues, entre les maisons particulières ; des grelots bourdonnaient entre les pétales. Depuis le Lorymon, la partie la plus élevée de la ville après le palais, on apercevait les draperies rouges, bleues et or étendues par-dessus les places afin de protéger les étals ; elles faisaient des taches de couleur disséminées dans le désordre des habitations. Des étendards superbes et vastes enveloppaient les statues, tels que des manteaux d’empereur.

La galerie d’Issëan disparaissait sous un ensemble bariolé de toiles, attachées les unes à côté des autres tout au long des arcades ; chacune représentait les armes d’une maison ; il y avait des bandes et des croix, des orles et des pointes, des burelles et des girons, des cotices potencées et contre-potencée ; et puis des bœufs, des dragons, des aigles et des paons, des cors, des coquilles, des lunes et des étoiles, des clefs, des cœurs, des navires et des couronnes. Les gens contemplaient ces armoiries avec de grands yeux émerveillés, en vagabondant nonchalamment à l’intérieur de la partie couverte.

Une lice était dressée en contrebas de la ville. Des palissades en bois, plantées au milieu d’un champ plat, encadraient une sorte de rectangle, d’un quart de mille en longueur, de la moitié en largeur ; il y avait deux entrées, bâties au nord et au sud. De part et d’autre d’une barrière de vingt toises, faite de planches dressées à la verticale, s’élevaient des galeries montées sur des hourds, en forme de tours, partagés en loges et gradins, décorés de tapis, de bannières, de banderoles et d’écussons. De longs draps, d’un gris uniforme, masquaient les charpentes ; des dorures avaient été appliquées sur les poutres extérieures des installations principales ; des rubans, des écus étaient suspendus aux frontons, et des triangles de soie bleue camouflaient les ouvertures des tympans. C’étaient les places des thanes, des leudes, des grands seigneurs. Des épis en orbe garnissaient les angles, ainsi que les faîtages des toits ; partout, des drapeaux s’agitaient.

En plein milieu de ces galeries, sur le côté oriental, on apercevait, à l’intérieur d’un carré plus spacieux, aménagé sur une construction à part, un trône en ivoire de morse, avec un haut dossier et des ornements sur la traverse, des têtes de baleine au bout des accotoirs, des entrelacs sur les joues, et par-dessus l’assise, un coussin en cuir rembourré, de couleur pourpre : il s’agissait du trône destiné au roi.

Des échafaudages étaient construits à l’extérieur du champ clos, avec des passerelles et des accoudoirs, qui dépassaient la hauteur des estrades. Autour, jusqu’au fleuve au nord et la ville à l’est, la campagne était recouverte de pavillons, tantôt circulaires et tantôt carrés, en toile blanche, bandés de jaune, de vert ou de rouge, disposés en cercle ou en allées, avec des festons, des broderies, et des huppes de grosses plumes multicolores. Il y avait aussi des tentes plus réduites, en peau, entourées de cordes tendues, avec parfois des sortes de vélariums en saillie.

Cependant la matinée s’avançait. Par la ville, par la campagne, par tous les chemins, des gens allaient en direction de la lice ; et une telle foule déambulait entre les avenues du camp, qu’il ressemblait à un faubourg.

C’était le jour de la maître-épreuve du tournoi du Champ-des-Lys. Dix ans avaient passé depuis la bataille de Tullia, et le royaume, pacifié, prospérait ; mais la chevalerie était plus volontiers habituée à faire la guerre, et, ces derniers mois, un ennui profond avait commencé de l’accabler. Alors, un matin, le monarque avait dépêché aux quatre coins du royaume des hérauts d’armes, afin d’annoncer la tenue d’un grand tournoi pour le solstice d’été.

L’avant-veille, à l’heure du souper, les officiers d’armes de la couronne avaient claironné « la veille du tournoi, où prouesse sera vendue et achetée au fer et à l’acier ! » Le lendemain, en guise d’épreuves, les écuyers, comme annoncé, avaient combattu les uns contre les autres, pour s’entraîner, avec des armes plus légères et faciles à rompre. Puis, la nuit avait passée ; et le grand jour, enfin, s’était levé.

La ville à présent se déversait dans la plaine. Le peuple affluait continuellement, pareil à une rivière. La multitude se pressait aux murailles, dans la partie où elles donnaient sur la lice. Le chemin, depuis les portes de Garaód jusqu’à l’entrée du champ, disparaissait sous le monde amassé ; et il était bordé d’un bout à l’autre par les étalages des marchands nomades, qui criaient comme des bateleurs. Partout, on se reconnaissait, on s’embrassait, on se donnait la main. Les tribunes étaient prises d’assaut ; des assistants criaient les annonces régulièrement ; les sergents maintenaient l’ordre, examinaient les qualités ; les hérauts tranchaient les querelles de placement, et les maréchaux accueillaient personnellement les princes, les anciens, les seigneurs les plus vénérables.

Accolé à la lice, à l’intérieur d’un espace clos, un débitant servait des boissons dans des coupes ; derrière, les armuriers, les forgerons tapaient les enclumes, si bien qu’il retentissait dans l’air à chaque instant comme des coups de carillons. Des valets couraient, des enfants s’ébattaient ; et l’on voyait parfois, à l’écart des groupements, un prêtre qui considérait toute cette agitation d’une moue dédaigneuse.

Déjà, les galeries se remplissaient. Les ménestriers, en plein cœur du terrain, jouaient la même musique invariablement, légère, sémillante ; elle se confondait avec la grande rumeur publique.

Mais au fur et à mesure que le soleil montait, une sorte d’excitation, lancinante, fébrile par moments, gagnait la foule : les chevaliers bientôt entreraient dans la lice. Les regards à tout propos se tournaient vers les ouvertures. Et, bien qu’ils ne dussent défiler qu’à l’heure de midi, dès qu’un cheval apparaissait, les bras s’étendaient, et de grands soupirs s’exhalaient des galeries.

Tout à coup, une colonne d’officiers pénétra au milieu du champ, s’aligna dans la longueur de la barrière, et fit retentir un formidable tapage de trompettes. C’était l’annonce ! Des hourras s’élevèrent ; le roi Felgar parut, les jouteurs pénétrèrent dans la lice.

Ils portaient des armures brossées qui rutilaient, alourdies aux épaules par de grosses plaques en acier ; des gantelets de fer, volumineux, enserraient leurs mains jusqu’aux poignets ; leurs heaumes, avec des cimiers en forme d’animaux, de trèfles ou de cornes, et sur le sommet des tortilles prolongées de lambrequins bouffants comme des ruisseaux, lustrés, scintillaient. Ils tenaient dans la main droite des lances longues de dix pieds, garnies à la pointe de rochets à trois dents, d’où pendaient les penoncels. Leurs écus, en bois tapissé de cuir ou de corne de cerf, avec un quadrillage en relief pour esquiver mieux les coups, pendaient aux armures par des courroies.

La plupart des chevaux étaient protégés sous des bardes en cuir retenues entre elles avec des laçages, renforcées sur le chanfrein de ferrures clouées, avec de grandes œillères pour défendre le dessus des yeux ; certains avaient des caparaçons de mailles, et des chanfreins en métal ; tous étaient ensevelis, jusqu’aux sabots, sous des robes armoriées.

Les écuyers suivaient derrière ; ils brandissaient les énormes bannières ; ainsi réunies, multipliées, elles faisaient comme des vagues en tissu, qui roulaient dans l’envergure du ciel.

Les chevaliers défilèrent pas à pas, d’abord les seigneurs des régions les plus lointaines, spécialement mis à l’honneur, ensuite les thanes, les leudes et les princes, selon leurs rangs, leurs pays, leurs fortunes. Il y avait des cris, le public applaudissait. En même temps, des spectateurs continuaient de survenir.

Un jeune seigneur, accompagné de son père, entra vers ce moment dans l’une des galeries des hourds, où se tenait le public. Un surcot de couleur pourpre, fermé sur le devant par des boutons d’or, dont les ourlets des manches étaient brodés en bandes, aux meubles de ses ancêtres, dissimulait sa tunique bleue. Une cape noire, liée juste au-dessus de la poitrine par une fibule en bronze, incrustée d’ambres et de grenats, le drapait à hauteur des épaules ; et une petite lyre, ornée de gravures entrelacées, pendait à sa ceinture. Ses cheveux bouclés, bruns, accumulés sur sa tête, lui tombaient jusque derrière la nuque ; et l’on distinguait dans l’entrebâillement de ses lèvres des dents blanches, pareilles à l’écume des mers. Il était, malgré sa condition, un an trop jeune pour être autorisé à descendre dans la lice ; ses grands yeux dans son visage fin, avec des prunelles vertes, s’attardaient sur les lances, sur les chevaux, sur les écus des duellistes, et les contemplaient avec une espèce de passion juvénile.

C’était Dorán, le fils d’Aénor, le prince de Dorinessa.

« Regarde, lui dit son père, toute cette splendeur ! »

Et il montra les tentures, les draperies, les tapisseries, et finalement la lice éclairée par le plein soleil, d’un long geste du bras. Dorán leva la tête ; il commença d’admirer tout cela, et aussi les tribunes, les charpentes, les guirlandes et les ornements. Involontairement, il baissa la tête en direction de l’assistance.

Son regard se figea.

Elle avait paru dans la galerie d’en face. Elle portait, sous un manteau jade à la clarté du jour, une longue robe déployée en ondes, serrée au buste, bouffante en dessous de la taille, avec des lisérés flambants comme du bronze, et des anneaux d’argent autour des bras. La courbure de ses hanches retenait délicieusement une ceinture décorée de points d’or, qui s’abaissait, et dont le prolongement garni de parangons ballait au long des jambes. Un ample collier, qui bruissait autour de son cou tel qu’un feuillage pris dans un vent léger, avait l’air contre sa gorge d’une pluie de diamants. Elle n’avait ni bagues à ses doigts, ni boucles à ses oreilles.

Elle avait un visage d’une beauté indescriptible, idéal, céleste, dont il n’avait jamais vu de semblable auparavant, pareil aux figures des déesses qu’abritent les niches des temples. Des lueurs mystérieuses, presque indiscernables, scintillaient dans ses yeux bleus, profonds comme des océans ; ses lèvres étaient plus roses que des plumes de flamants, ses cheveux paraissaient des rivières de lumière, qui tombaient en cascades jusqu’au bas de son dos, et rayonnaient comme des soleils — par-dessus, elle avait déposé une couronne de fleurs, des roses blanches.

Elle croisa son regard, et ses joues s’enflammèrent.

Il se détourna ; puis il affecta de s’intéresser au décor de la lice ; mais ce n’était qu’un prétexte pour encore la contempler. Un charme inattendu, l’ensorcelant, le retenait à elle irrépressiblement. Il sentait tout le ridicule de son désir ; et pourtant, une volonté supérieure, implacable, lui interdisait de trop longtemps détourner les yeux. « Qu’ai-je donc ? se disait-il. Que m’arrive-t-il ? »

Il voulut savoir qui elle était, d’où elle venait, où elle habitait. Et s’il s’agissait d’Ellyana, « l’aimée universelle », pour qui s’étaient battus jusqu’à la mort Vingol et Fallëris ? Sans doute elle avait quitté sa tour, et pour la première fois reparaissait au monde ? Ou peut-être elle était une « alma », l’esprit d’un endroit supérieur, une fille des dieux ?

Mais un vieil homme voûté, hideux, avec des yeux pâles et des cheveux grisâtres, venant auprès d’elle, passa son bras autour de sa taille ; il murmurait à son oreille ; une rage mêlée d’envie saisit Dorán.

« Qui est cet homme ? » demanda-t-il à son père, le souffle court.

Aénor scruta l’inconnu.

« C’est Godélor, le seigneur d’Astarel. »

Et, après un silence :

« Il est avec sa jeune épouse, Ceanna, la fille de Thorkel. Elle est belle, n’est-ce pas ? »

Le murmure des voix s’intensifia dans les galeries, une nouvelle troupe de ménestrels pénétra à l’intérieur de la lice, le roi se leva ; et Varden, le frère du roi, entra suivi de son fils, Téagan.

Un dragon d’or aux ailes déployées servait à son casque de cimier ; le lambrequin, tout blanc, retombait jusqu’à la selle ; et son surcot bleu, armorié, descendait aux genoux, laissant à découvert ses longues jambes couvertes de plaques d’airain. Il tenait dans ses mains, qui disparaissaient sous des gants argentés, les rênes de son cheval, bleus également. Son fils derrière se rengorgeait de la façon la plus hautaine, les sourcils relevés, la bouche pincée. Ils saluèrent le roi Felgar sous les clameurs. Puis, les derniers jouteurs paradèrent dans le tumulte qui s’intensifiait, Maldar, le prince d’Iscarod et du Mordarën, qui avait épousé la princesse Fégara, et Vagan, l’un des jumeaux du monarque — le second, Halldor, ne devant point participer au tournoi.

Dorán s’était laissé distraire. Quand il se retourna, Ceanna avait disparu.

 

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Les dames du tournoi élurent le juge de paix ; les maréchaux, les assistants rejoignirent leurs places, et la course de la lance commença.

On ouvrait les barrières ; cinq chevaliers paraissaient : les tenants ; ils faisaient le tour des galeries de leur pas le plus noble. Les dames se penchaient par-dessus les rambardes ; elles donnaient leurs faveurs, une écharpe, un voile, une manche ; ils s’en emparaient, les portaient sur leur cœur, puis les attachaient à leur lance ou à leur cimier. Après qu’ils s’étaient ainsi pavanés, ils appendaient leurs écus aux palissades, et patientaient. Cinq autres chevaliers se présentaient : les survenants ; ils réitéraient le manège, et marchaient lentement devant la file des tenants ; ils les observaient attentivement ; puis, ils touchaient l’un des écus de la pointe de la lance, et ce geste signifiait qu’ils provoquaient un duel.

Alors, les jouteurs se plaçaient chacun à une extrémité de la longue barrière ; au signal, ils s’élançaient. Il ne fallait pas ployer ; au contraire, il était préférable de porter le plus loin possible la lance en avant, afin d’atteindre l’armure. Des hérauts, à intervalles réguliers, gardaient les yeux fixés sur les combattants, et rapportaient ce qu’ils avaient vu le plus fidèlement, lorsqu’il s’élevait des contestations.

Les rivalités se succédèrent jusqu’au coucher du soleil ; les lances volaient en éclats ; souvent un seigneur, projeté de sa selle, tombait en arrière et demeurait immobile au sol ; le public à chaque instant poussait des soupirs, des cris, des huées. Au crépuscule, il y avait par terre, dans l’herbe du champ, des drapeaux déchirés, des tronçons de lance, des écus fendus ; c’était comme après une bataille.

Alors, le public ordinaire se dispersa ; mais les seigneurs se dirigèrent vers le palais, car ils étaient conviés, pour fêter l’ouverture du tournoi, à partager un festin dans les jardins de Felgar.

C’était dans la « maison de Riméor », la partie occidentale, celle qui datait du grand-père du roi. L’on y accédait par un escalier de pierre, avec deux vases d’argent sur les départs de rampe, d’où débordaient des touffes de verdure, et des barreaux semblables à des colonnades. Un épais buisson d’une taille considérable, constellé de têtes de roses, camouflait les limons.

En bas, sur un large espace en dalles de galets plats, des valets avaient disposé des banquettes en chêne revêtues de peaux de mouton, et des tables parées de nappes en lin, brodées aux franges d’ornements en fils d’or. Ils soulevaient des vases énormes remplis d’hydromel, et les déversaient dans les coupes que leur tendaient les hôtes ; d’autres apportaient, depuis les cuisines fumantes, des plateaux avec des légumes rôtis, des viandes badigeonnées de sauce au miel, ou des choux baignant dans le lait de chèvre.

Tout autour, on distinguait des arbres, des plantes, des fleurs de couleurs changeantes ; mais la magnificence du jardin se perdait dans l’ombre grandissante. Au-delà d’un petit pont à trois arches, qui enjambait une sorte de rivière artificielle, émeraude à cause de la végétation, une partie du palais apparaissait.

Le bâtiment, d’un blanc de lune, avec des façades circulaires et des galeries ouvertes, s’élevait sur plusieurs étages, en retrait les uns des autres. Le lierre couvrait les murs et débordait sur les parapets, ornés de frises en relief. Il y avait des remplages aux fenêtres, avec des mouchettes et des soufflets ; et en hauteur, sur le dernier niveau, une tourelle arrondie en dôme. Au milieu, entre deux sculptures, une porte rectangulaire, massive, avec six rangées verticales de clous à têtes de diamant, s’ouvrait et se refermait constamment, pour laisser passer les serviteurs.

Mais la nuit tombait ; l’édifice ne devint plus dans l’obscurité qu’une masse noire monumentale, éclairée çà et là par des chandelles. Les servants, accourant, firent brûler les flambeaux ; puis, ils apportèrent des cuves en métal montées sur des trépieds, remplies de braises rougeoyantes, et allumèrent les lampes à huile de baleine ; elles enflammèrent les vasques de bronze. Alors, ils fichèrent des torches dans des sortes de cônes creux, plantés dans la terre. Mille lueurs tremblantes illuminèrent les jardins ; elles léchaient les feuillages ; leurs reflets ondulaient contre les statues de bronze ; et il monta dans les airs des fumées grises tourbillonnantes.

L’ivresse aussi, montait. Le vin coulait incessamment ; les voix devenaient plus fortes, et partout, des rires éclataient dans les ténèbres. Les leudes, fiers de s’exhiber, parlaient du tournoi. Ceux qui allaient y participer promettaient d’accomplir des exploits considérables ; les plus âgés les dédaignaient ; de leurs airs de conteurs, ils s’amusaient à les effrayer, graves et terribles, par des fables, des légendes, des histoires anciennes. Quelques thanes avaient déjà pris part aux duels ; exaltés encore, ils mimaient leurs prouesses avec de grands gestes, debout sur leurs chaises, sous les exclamations.

Au milieu de la nuit, l’ivresse retomba, le désordre s’atténua ; et les convives, lassés, se répandirent dans les jardins.

Dorán flânait dans une allée bordée de conifères, en compagnie d’Aénor ; toute la soirée, il avait été comme absent, toujours songeur et les prunelles fixes ; il n’entendait rien de ce que lui disait son père ; il ne pensait qu’à la jeune femme dont la beauté l’avait étourdi. Les vapeurs du banquet redoublaient ses transports ; il croyait de plus en plus avoir contemplé une apparition ; dans sa crédulité, il se la représentait telle qu’une déesse véritable ; et, entraîné par la superstition, il en arrivait même à se demander s’il n’avait pas rencontré une fille de Riguëla… ou peut-être une incarnation de la vierge divine ?

Déambulant au hasard, ils descendirent un second escalier de pierre, et commencèrent de contourner une grande pièce d’eau, ronde comme un miroir. Autour s’étendait une pelouse, avec divers sentiers qui faisaient plus loin des méandres, au long desquels vagabondaient des gens, à pas ralentis.

Ceanna, tout à coup, surgit d’un chemin opposé. Ce fut comme un coup de tonnerre ; le cœur de Dorán bondit dans sa poitrine.

Mais elle lui sourit fugacement, et, dans la clarté des feux, il vit battre ses paupières, s’entrouvrir ses lèvres, trembler sa main. Elle le frôla tandis que son père, Aénor, le visage tourné, s’émerveillait de la beauté des jardins ; il eut à peine le temps de se résoudre à la rattraper, qu’elle s’était évanouie dans les ténèbres.

 

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Le tournoi du Champ-des-Lys continua d’exciter les passions du peuple. L’après-midi, les jongleurs conteurs d’épopées, les seigneurs, les bourgeois, les pâtres et les paysans se mêlaient aux alentours de la lice, s’attardant aux boutiques de boissons, aux caravanes des marchands. On buvait au roi et aux duellistes. Le soleil brillait dans l’azur du ciel ; les drapeaux chatoyaient, les chevaux s’ébrouaient ; puis, le tintamarre des trompettes reprenait, les joutes recommençaient, le public s’extasiait en clameurs. La nuit, la lune étalait ses blancheurs fantomatiques aux cœurs des noires clairières, et les toiles des pavillons bruissaient indolemment.

Le prince d’Iscarod, Maldar, uni à la fille de Felgar, brisa dix-huit lances sans tomber de cheval. Il galopait sous les vivats furieux. À chaque fois qu’il désarçonnait un adversaire, les applaudissements, les ovations faisaient trembler les galeries. La princesse Fégara lui jetait des fleurs, en riant à gorge déployée, transportée d’orgueil sous les regards multipliés ; le souverain, debout, battait des mains.

C’était le moment pour les hérauts de se faire valoir. Ils s’avancèrent dans le champ, et, montrant le prince du bras, crièrent d’une seule et même voix, par trois fois : « Honneur au fils des preux ! » Puis, comme les spectateurs enivrés de joie se levaient pour applaudir, ils ajoutèrent : « Largesses ! Largesses ! » et une pluie de pièces d’or dévala des tribunes.

Le prince toucha un nouvel écu, gagna l’extrémité de la barrière, éperonna. Son opposant avait la lance trop basse ; il blessa sa monture, qui, déviant brusquement, lui fit perdre l’équilibre. C’était une faute. Maldar était tombé ; il réclama contre son adversaire, en colère, après que quatre assistants l’eurent à grand’peine relevé du sol. Les électrices accoururent, supplièrent le juge de paix ; et celui-ci, armé d’une longue pique surmontée d’une coiffe, l’abaissa sur le heaume du coupable en signe de sauvegarde. Les deux hommes, humiliés malgré tout, quittèrent le champ.

Le spectacle des joutes n’intéressait plus Dorán ; il n’admirait que Ceanna. Il se délectait de la voir tous les jours ; elle aussi se sentait appelée, liée de chaînes indéfaisables aux mystères que dégageait son être. Elle se blâmait parfois d’éprouver des sentiments condamnables, et cela s’opposait au plein épanchement de sa passion naissante ; mais au fond, cette raison ne pesait guère, car elle ne servait qu’à justifier une timidité naturelle.

La passion finit par l’emporter.

Un matin, assise dans son fauteuil, elle s’abandonna aux caresses du soleil. Mais le bruit, la chaleur, l’épuisement l’oppressaient. Elle pâlit ; une ivresse la saisit. Elle avait fermé les yeux afin d’apaiser sa fièvre ; ce fut une rupture, un éclatement de toutes ses pudeurs, dans lequel jaillirent ses pensées les plus honteuses. Elle rêva d’un baiser voluptueux, mélancolique, suprême ; penchée dans ses bras, elle aussi l’entourant, elle tressaillait aux frémissements de sa peau, ses doigts s’enfonçaient dans l’épaisseur molle de ses boucles brunes, et elle brûlait au contact de ses prunelles, torrides et gigantesques.

Elle ne put endurer plus longtemps le continuel tapage de la liesse. Elle étouffait ; alors, elle murmura quelques mots dans l’oreille de son époux, Godélor, et quitta la galerie précipitamment.

Dorán se dressa sur son siège. Il abandonna son père, prétextant une raison.

Il courut pour la rattraper. Il l’avait aperçue allant vers le nord, là où le campement s’étendait ; il y pénétra. Il s’égara dans le labyrinthe désert des pavillons. Il cherchait au hasard, la gorge sèche, s’élançant dès qu’il lui semblait entrevoir un bout d’étoffe, un talon. Il s’arrêtait pour écouter, soulevait les toiles des tentes ; il était comme au milieu d’une forêt de voiles gonflées, au travers desquelles passaient les rayons du jour. Il songea qu’il n’allait jamais la retrouver ; une tristesse écrasante, proportionnelle à l’espérance qu’il avait eue d’un entretien, commença de le glacer, et il se mit à chanceler. Puis, tandis qu’il continuait d’errer au hasard, perdu dans l’immense enchevêtrement des installations, ils se heurtèrent entre deux tentes.

Il s’en était forgé une idée divine, pure, abstraite ; maintenant, il n’osait plus lui parler ; il se serait prosterné à ses pieds, les deux bras en avant ; mais la stupéfaction l’immobilisait.

Elle ne paraissait pas humaine, pas même mortelle ; elle s’était reculée dans l’ombre des tissus ; elle tournait la tête d’un air inquiet, comme aux abois.

« Il y a un charme secret, seigneur, dit-elle en chuchotant d’une voix précipitée, qui nous attire ! »

Il balbutiait, troublé, presque effrayé.

« Tu le nies ? » ajouta-t-elle, impérieuse.

Et elle le considérait avec l’autorité d’une puissance supérieure.

« Mais tu es mariée ! répondit-il. Et rien ne pourra casser cette union !

— Oui, mariée ! » soupira-t-elle.

Elle baissa les yeux ; Dorán restait devant elle, les tempes bourdonnantes, ne sachant que faire ; enfin, elle releva la tête et répondit :

« Je le fus malgré moi, et j’en souffre ! C’est un vieillard ! Moi… »

Quelqu’un venait ; ils se séparèrent.

Dorán demeura toute la soirée au balcon de sa chambre, à faire les cent pas sous la clarté des étoiles. Il n’habitait pas au camp ; il vivait avec son père à l’hôtel de Dorinessa, à l’intérieur de la cité. Le lierre autour montait le long des rambardes ; les piliers étaient couverts de mousse ; les amas de glycine, par l’effet des ténèbres, avaient l’air de ruisseler des balustrades.

Il regarda la ville. Les rides du fleuve miroitaient, la lune étalait contre les dômes du palais ses diffusions blanchâtres. Les végétations des terrasses faisaient partout des taches noires, des chauves-souris voletaient dans les toitures. Le silence régnait, et l’on voyait quelquefois une flamme vaciller derrière une fenêtre.

Godélor ! Il se représenta le seigneur d’Astarel dans toute son hideur, comme un génie mauvais se dressant pour lui interdire le bonheur injustement. Il l’admirait en même temps, par une contradiction terrible ; il enviait son autorité, sa richesse, sa vieillesse même, car il possédait Ceanna. C’était moins le désir d’un amour physique, qui lui faisait tant penser à elle, qu’une attirance religieuse, à certains égards inhumaine, envers l’objet d’une vénération.

Il échafaudait des stratagèmes atroces, inexécutables d’ailleurs, pour faire disparaître Godélor. Il engagerait le vieillard sur des sentiers solitaires au cours d’une partie de chasse, et, quand ils seraient seuls, il lui tirerait une flèche entre les omoplates. Mais c’était lâche. Il créerait plutôt les conditions d’un outrage, il le provoquerait en duel, il s’acharnerait contre lui, dans la lice. Mais s’il choisissait un champion ? Alors, il inventa de contraindre son père à déclarer la guerre à la cité d’Astarel, afin de pouvoir le tuer sur le champ de bataille ; mais il lui fallait un prétexte. Donc, il imagina d’engager une troupe de mercenaires et de ravager sa terre, en brûlant les châteaux, en décimant les troupeaux, en incendiant les récoltes.

Il était entraîné par un sentiment de toute-puissance ; il oublia les obstacles, ne vit que les succès. Cependant son exaltation diminuait à mesure que la nuit passait ; et bientôt il discerna, simultanément, toutes les impossibilités de ses vastes entreprises. Ce contrecoup le terrassa, et il s’affaissa tout en exhalant un profond soupir.

 

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Les jours qui suivirent leur première entrevue, Dorán et Ceanna se rencontrèrent de plus en plus souvent, en secret.

Les jardins du palais n’étaient jamais fermés. Ils s’y donnaient rendez-vous dans un coin oublié, le soir après les joutes, les nuits où le ciel était clair ; ils s’asseyaient sur le rebord d’un bassin autour duquel poussaient des anémones, des barbarées et d’autres plantes géantes, avec des feuilles grosses comme des flaques. C’était dans une espèce de pavillon en ruine ouvert à tous les vents, et l’on y pénétrait par une grille en fer noir toujours entrouverte. Il y avait de grands vases en pierre, des statues recouvertes de lichen, et des colonnes abandonnées qui ressemblaient à des tourbillons de verdure, parce qu’elles étaient enrobées de lierre en spirale. Par terre, des pétales de fleurs mortes gisaient sur des dalles ancestrales. Le palais, en contre-haut, cachait par sa démesure le troupeau des étoiles.

Dorán attendait Ceanna avec une sourde angoisse au fond de cette nature faussement sauvage, l’esprit embarrassé par de vieilles terreurs ; puis, quand elle apparaissait, il courait dans ses bras et n’y pensait plus.

C’était un amour chaste, courtois, réciproque. Ils l’eussent avili en l’épuisant trop tôt ; au contraire, leurs pudeurs l’épanouissaient, et il s’enflait comme l’élargissement d’une fleur au printemps.

Ils bavardaient jusqu’à l’aube, hâtivement, de leurs sentiments, de leurs inquiétudes, des moindres heures de la journée ; ils se contaient leurs secrets, et se livraient l’un à l’autre avec la frénésie des jeunes désirs. Ils se découvraient toutes les nuits des passions communes : ils avaient appris les mêmes comptines dans leur enfance, aimaient le même poème, celui d’Erevan et de Finnén, mangeaient les mêmes fruits.

Ils formaient à eux deux l’image même de l’amour naturel, mythique, enfant, tel qu’il devait être aux débuts du monde ; et rien n’était plus poignant que de les voir main dans la main, dans une commune adoration, pétrifiés dans l’ombre, telles deux statues figurant la tendresse. Ce lieu même, abandonné, sauvage, était propice à la discrète maturation de leur idylle. Des coups de vent soulevaient les pétales passagèrement ; les feuillages respiraient ; quand un nuage passait devant la lune, les ténèbres s’intensifiaient, et ils ne devinaient plus que les contours de leurs êtres.

Parfois, lorsque le temps s’assombrissait, la conversation prenait des intonations plus graves, et ils s’égaraient en souvenirs. Ceanna, les yeux vagues, évoquait sa mère, une femme sévère d’une pieuse austérité, mais habillée, les jours de fête, de robes dont les rubans s’envolaient en ondulant. Puis, elle racontait son enfance dans la campagne, à Glengardyll, et son émerveillement pour les jongleurs, les ménestrels et les poètes. Elle disait comment elle avait appris, avec son père, à monter à cheval ; et comment il lui était arrivé de le suivre à la chasse.

Un soir, elle raconta la disparition de ses parents, et la douleur perçait dans ses paroles ; Dorán, ému, l’écouta sans l’interrompre, le cœur battant. C’était pendant l’hiver. Le taureau du temple, au moment d’être sacrifié, s’était enfui dans la forêt. Son père, Thorkel, l’avait longtemps poursuivi ; alors qu’il allait le saisir, la bête s’était retournée, puis l’avait embroché par les cornes, en pleine poitrine. Sa mère en était morte de chagrin.

Dorán plongeait dans les profondeurs de ses prunelles, plus vastes que des royaumes, ouvertes sur l’univers, avec autour des mers turquoises, rondes comme des planètes. Il poursuivait mentalement la ligne de ses cheveux, et rien n’existait plus ; il mourait d’envie de se jeter dedans, de la manière dont un idolâtre se jetterait dans le soleil, afin d’en ressentir la puissance. Il rêvait au goût de sa gorge, de sa peau, de ses lèvres. Jamais il ne se lassait d’entendre le timbre unique de sa voix, suave comme le miel, mélodieuse comme un babil, légère comme une vapeur. Il enfermait ses mains dans les siennes, pour les réchauffer ; et quand malgré tout elle tremblait, parce que le froid se faisait trop intense, il l’enveloppait sous son large manteau.

Il jouait de la lyre en fredonnant des poèmes de sa propre composition, des histoires d’amour, des hymnes sentimentaux, d’un accent cristallin teinté d’inflexions à la fois tristes et lestes, graves et vivaces. Elle l’appelait le « forgeron des lais » ; elle l’écoutait les yeux fermés, la tête penchée insensiblement, les deux bras repliés sur la gorge, en balançant les épaules.

Il leur arrivait de demeurer silencieux ; ils se regardaient simplement, sans gêne aucune, tels un frère et une sœur qui ont grandi ensemble. Une nuit, ils entendirent des pas ; ils eurent tout juste le temps de se cacher derrière un bosquet. Ils crurent que l’on venait pour les surprendre ; ce n’était qu’un autre couplet secret, semblable au leur, qui passa sans les découvrir. Ils en rirent aux éclats.

Quand il pleuvait ou que le vent gelait les jardins, ils entraient dans le palais par des portes dérobées, et se cachaient dans les renfoncements des salons vides, à l’ombre des colonnes. Ils allaient dans les parties sacrées, celles auxquelles on ne pouvait accéder qu’en passant par les sanctuaires, et que la superstition seule gardait habituellement. Les rayons de lune, qui perçaient les nuages, embrumaient les salles d’une lumière froide, abyssale et laiteuse, et cela les excitait à la mélancolie. Alors Ceanna, en poussant des soupirs, rêvait d’une autre vie dans laquelle elle était plus heureuse, plus libre aussi. Elle avait épousé Dorán ; ils vivaient solitaires, dans l’insouciance des gens riches, voyageant d’un palais à l’autre, se délectant du bonheur d’être ensemble, jouissant des plaisirs simples d’une existence enchantée. Ils dormaient au même lit, mangeaient au même plat, et quand il montait à cheval, elle se tenait derrière et l’enlaçait. Leur histoire était telle qu’une extase interminable, sans automne, sans hiver, et elle se déployait, ample et merveilleuse, dans un monde fabuleux où la nature était douce, où toute la terre n’était que volupté.

L’étincelle qui, d’abord, les avait éblouis seulement, les dévorait à présent, semblable à un feu monstrueux, envahissant, inexprimable, un grand feu d’incendie. Ceanna éprouvait-elle un sentiment coupable, ce n’était qu’un état d’âme intéressé ; elle ne se désolait que pour entendre Dorán la consoler : elle l’écoutait alors lui déclamer les serments les plus doux, les plus terribles, en frissonnant d’un plaisir indicible.

Il voulut savoir si Godélor avait quelque soupçon. Elle croyait bien qu’il ne l’aimait guère. Ce n’avait été qu’une union d’intérêts arrangée par son oncle, après la mort de ses parents. Godélor ne lui adressait jamais la parole ; il ne la regardait pas ; d’ailleurs, ils vivaient séparément. Comme la passion de Dorán jurait avec sa froideur de marbre ! Lui trouvait de l’orgueil à se comparer avantageusement à ce riche seigneur, incapable d’évaluer l’extraordinaire trésor qu’il avait en sa possession. Mais sa haine grandissait en même temps que sa vanité ; et, pour une raison qu’il ignorait, il n’en désirait Ceanna que plus profondément, plus intensément.

 

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On arrivait maintenant au terme du tournoi. La joute ultime s’appelait la lance des dames ; les chevaliers s’étant le plus distingués revenaient dans la lice et rivalisaient tour à tour ; un tribunal décernait à la fin le premier prix, à l’unanimité des voix.

Le prince d’Iscarod, Maldar, soulevé par l’idée de remporter les suffrages, rompit quinze nouvelles lances contre ses adversaires. Il tremblait sur sa selle, à la fois d’enthousiasme, de fièvre et d’impatience. La princesse, debout, les mains serrées sur la rambarde, était raidie ; chaque fois qu’il passait devant elle, elle criait : « Frappe au cœur ! » toute rouge d’excitation.

Le frère du roi, le prince Varden, pénétra dans le champ. Son cheval, à la lumière du soleil, était brun clair comme les bois des élans. Le prince lui avait retiré son caparaçon ; mais il avait conservé le tapis de selle en velours, les rubans bleus autour des sangles avec des boules d’argent, et les longues étrivières couvertes de dorure, dans lesquelles il passait les pointes de ses solerets. Lui-même ne portait qu’une armure légère, avec une cotte de mailles, une tunique, et un bouclier fixé sur l’épaule.

Il fit tourner sa monture sur elle-même d’un mouvement gracieux sous les clameurs unanimes, car la populace lui vouait une adoration sans bornes. Puis, il ferma la visière de son heaume, brandit sa lance ; d’autres clameurs, qui éclatèrent, se répandirent jusqu’en dehors de la lice. Les galeries étaient combles ; les gens, pressés les uns contre les autres, battaient des mains.

Il avait touché l’écu de Maldar. Les deux hommes, au signal, partirent au galop. Varden, juste avant qu’ils ne se rencontrent, se dressa sur sa selle, pencha le buste, tendit sa lance brusquement. Maldar ne l’avait pas atteint qu’il était rejeté en arrière ; son cheval pliait sur les jarrets, chutait la tête la première et se renversait. Le prince, vidant les étriers, décrivit une courbe dans les airs, avant de retomber par terre. Il demeura cloué au sol ; il fallut l’aider à se relever ; et deux maréchaux, avec un bras chacun autour de ses épaules, le soutenaient tandis qu’il quittait le champ.

Son épouse Fégara, la fille du roi Felgar, la nièce du prince Varden, toisa son oncle avec des yeux fauves, la fureur au cœur. Mais elle se rassit dignement, blême, les lèvres scellées.

Cependant le triomphe de Varden ne dura qu’un instant, car un chevalier inconnu, vêtu d’un surcot pourpre sur une armure noire, dont le heaume, obstinément baissé, était prolongé d’un lambrequin en queue de dragon, le désarçonna. Il s’était fait surnommer le « Cimier » ; peut-être emporterait-il le premier prix ? — il paraissait invincible ; seul Vagan, l’aîné du roi, l’égalait en adresse. Ce dernier, justement, entrait dans l’intérieur du champ, afin de se mesurer au cavalier mystérieux.

C’était le duel que tout le monde attendait ; les arbitres l’avaient réservé pour le dernier jour.

Le roi s’était levé en apercevant son fils ; il s’approcha de la rambarde et le salua d’un mouvement pesant, tout hiératique et solennel ; le public retenait son souffle. Vagan paradait ; les demoiselles se pâmaient ; elles lui jetaient tant de faveurs qu’un écuyer, suivant derrière, devait les récupérer dans un large panier. On le montrait du doigt, il y eut des évanouissements. Il fit ainsi le tour des tribunes, puis revint tranquillement jusqu’au mur des écus.

Le « Cimier » demandait à se retirer ; mais le fils de Felgar pressa les flancs de son destrier, et, s’empressant, put toucher à temps le bouclier, de la pointe de sa lance. Le chevalier se recula. Vagan insista. L’autre descendit de cheval : il refusait de combattre !

La foule unanimement cria sa consternation. Les arbitres accoururent, il y eut des disputes. On s’en remit au juge de paix ; mais les électrices lui interdirent d’abaisser sa lance, et il fallut convoquer les maréchaux. Ceux-ci ordonnèrent au tenant de répondre favorablement à la provocation du survenant, par la menace d’une amende exorbitante. Le chevalier gardait la tête basse et les bras croisés ; ils déclarèrent qu’ils n’hésiteraient point à l’exclure des jeux, définitivement. Il persistait, alors ils voulurent lui retirer son heaume. Le « Cimier », cette fois, parut hésiter ; l’on crut pendant un moment qu’il allait s’entêter ; mais d’un geste las, enfin, il consentit.

Les trompettes rugirent. Le héraut leva son drapeau vert. Les cris redoublèrent, d’enthousiasme désormais. Des nuages gris s’épandaient au ciel ; ils se confondaient avec les fumées du camp. Un vent glacial, tout à coup, fit claquer les étendards des hourds.

Les jouteurs se positionnèrent. Un assistant poussa un grand cri, et ils s’élancèrent. Le « Cimier » releva sa lance peu avant l’impact, comme pour manquer son adversaire volontairement ; Vagan, l’imitant, leva la sienne également, et ils se percutèrent au niveau du visage. Ils s’étaient en même temps désarçonnés.

Le roi fit un pas en avant ; il écarquillait les yeux, muet d’horreur. Il n’y avait plus un bruit dans les gradins. Des hommes déjà se précipitaient.

Le heaume de Vagan, en éclatant, lui avait brisé le crâne ; il était mort. Le « Cimier » restait étendu sans bouger. Sa visière était froissée. Quand on la releva finalement, les maréchaux bondirent de surprise. C’était Halldor, le second des jumeaux du roi ; il avait désobéi à son père, et il était mort, lui aussi !

Fégara poussa un hurlement effroyable. Felgar s’était agrippé à la balustrade. Un long tressaillement l’ébranla, il blêmit ; et soudain, il s’écroula sur lui-même, la tête en arrière et l’écume aux lèvres.

La princesse s’était ruée ; elle le soutenait en sanglotant ; alors seulement, il rouvrit les yeux.

« Ne pleure pas », dit-il.

Il lui caressa la joue, d’un geste lent ; puis, un froid passa dans ses doigts, il se figea.

« Père ! » souffla Fégara.

Des jaillissements fulgurèrent dans ses prunelles, tels des éclats dans un incendie ; il parut épouvanté par quelque chose d’invisible.

« Cela commence ! cria-t-il en suffoquant. Fergus !… La vengeance !… »

Et il expira, dans un long et dernier souffle.