Les Chants de Carmora


 

CHANT IX

LE PRINCE VARDEN

 

L’hôtel du pays d’Ardan dressait au cœur d’une grande place, face au palais, ses façades orgueilleuses, prétentieuses comme l’était le prince lui-même. Il avait une entrée surmontée d’un auvent, sur lequel une flèche s’élevait jusqu’à deux cents pieds du sol ; cette entrée donnait sur une cour carrée que longeait une énorme façade intérieure, avec des colonnes, des galeries, des fenêtres en saillie, et puis une toiture couverte de tuiles polychromes en terre cuite, vernissée, pleine de figures géométriques, et des épis de faîtage dorés à la feuille d’or.

Le prince Varden, un matin, vint déambuler dans la végétation de la terrasse la plus élevée.

Trois semaines avaient passé depuis qu’il avait regardé dans le miroir ; c’était l’automne. Les pétales des fleurs mortes faisaient des mosaïques ternes sur les dalles des terrasses, et ils se soulevaient paresseusement aux soupirs de la brise, par à-coups. Dans les rues, les feuilles tombaient continuellement. Autour de la Cité, dans la campagne, des brouillards persistants s’appesantissaient au fond des gorges, ou bien se mêlaient dans les pâturages aux haleines des bêtes. Les arbres avaient jauni ; l’herbe gelait le matin ; et les pluies semblaient au loin des murs de vapeur, que le vent dispersait en larges brumes.

Mais des cris, en contrebas, tirèrent Varden de ses pensées. Les portes lentement s’écartèrent, deux hommes entrèrent dans la cour ; le prince reconnut Aénor et son fils, Dorán ; il les avait convoqués la veille ; il les attendait avec impatience.

Une seconde avant de s’effondrer devant le miroir, une espèce de ravissement l’avait foudroyé, et tout soudain s’était éclairé. Il était seul depuis, à Carmora, à connaître le retour de Fergus, et d’autres choses encore, dont la pensée le gênait d’une manière intolérable.

« Fimbolt ! » appela-t-il.

Un écuyer parut.

« Fais monter dans ma chambre le prince et son fils. »

Il ne regrettait point d’avoir corrompu Métélès. Des plans inimaginables mûrissaient dans sa tête, grâce à la connaissance qu’il possédait désormais d’une partie de l’avenir ; cependant, pour une raison inexplicable, il s’affaiblissait de jour en jour, tel qu’un homme privé de nourriture. Et il se sentait plus seul, plus triste, plus vain. Il n’avait plus que son fils pour entretenir son amour, et sa nièce pour aviver sa haine.

« Seigneur ! »

Il se détourna. Aénor s’inclinait au seuil de la grande chambre. Dorán, en arrière, semblait pris d’un accablement extraordinaire. Une douleur indicible apâlissait sa figure ; il baissait la face, et ses prunelles restaient longuement immobiles, tandis qu’il avait l’air de songer à des amours mortes.

Mais le prince lui-même sûrement les avait troublés par son apparence ? Ils s’étaient figés avant de s’avancer. Il se regarda discrètement dans une glace, tout en les menant au centre de la pièce. Sa chemise ouverte laissait voir son torse, d’un blanc de marbre, comme ses mains, et comme son visage. Sa barbe en poussant avait gonflé par le dessous, pareille à un nuage large et recourbé. Il se montrait robuste encore, mais vieilli depuis quelques jours considérablement, et il avait l’allure morne et l’œil soucieux ; il ressemblait à l’un de ces vieillards que l’on voit parfois sur les places, ou au coin des carrefours, voûtés, presque aveugles, qui ont connu les marches, les campements, les batailles.

« Salut à toi, Aénor, dit-il, et à ton fils qui sera glorieux ! Bénédiction ! »

Et il se mit, d’une voix faible, à leur exposer ses derniers revers :

Métélès n’avait point menti. La garnison de Selfoss ne leur appartenait plus ; et Sirus avait trahi, finalement. Varden, aussitôt, se répandit en imprécations contre le Borgne. Un moment, il parut terrible comme jadis, sous la charpente en lambris de chêne, avec ces dragons qui crachent les poutres traversières, et puis environné de ces tentures majestueuses qui cachent les murs et représentent les grandes guerres, les conquêtes, les triomphes. Il parlait de tendre des pièges à tous ces traîtres, de les confondre, de les massacrer ; il proférait d’ignobles injures ; il étouffait dans sa colère. Puis, essoufflé tout à coup, il s’effondra dans un fauteuil ; et d’une voix déchirante, dans une chute brutale de toute sa rage :

« Ah ! Je souffre ! Je suis malade ! Ma dernière heure approche ! »

Aénor s’était précipité ; mais le prince tendait le bras droit, et, la main sur le front :

« Laisse-moi ! Je vais mourir, et tu ne peux rien faire pour me guérir. Il faut se résigner ! Mais que ma mort au moins ne soit pas inutile… »

Alors, il commença de se lamenter. Il déplorait les malheurs du royaume, la disparition de Mellëador, l’abandon des dieux. Il envisageait la ruine prochaine de Carmora. En même temps, il n’épuisait jamais son ressentiment contre Fégara. Elle était voleuse, meurtrière, parjure ; elle pactisait avec les sorcières ; elle déshonorait la mémoire de Felgar ! Il rapportait des rumeurs insensées, inventait même des fables plus absurdes et plus déraisonnables : elle n’était point la fille de son père ; elle avait empoisonné les chevaux du tournoi du Champ-des-Lys !

« Elle tuera mon fils pour me faire mourir ! » répéta-t-il, au moins trois fois.

Qu’arriverait-il donc après sa mort ? Les hommes seraient les témoins des pires fléaux ! Et il récitait maintenant des passages de l’Eadda, des Gylfes, des livres sacrés, inlassablement, persuadé d’y lire partout les signes des temps, l’annonce des prémices de la grande catastrophe. On lui prêtait pourtant, d’ordinaire, des façons d’impiété.

Aénor et Dorán, silencieux, l’écoutaient se désoler. Son manteau, bordé de fourrure jusqu’aux talons, était tout secoué par les tremblements. Mais sa figure subitement s’éclaira ; il ouvrit grand les yeux ; et fébrile, le regard tourné vers la fenêtre :

« Écoutez-moi ! Fergus est vivant ! »

Le prince de Dorinessa, muet de stupeur, s’était reculé, les mains en arrière. Même Dorán avait relevé la tête.

Varden ajouta que le roi, longtemps, était demeuré enchaîné au fond des cavernes de Goétila ; mais que la révolte avait éclaté au pays d’Alfällon ; et, l’ayant découvert, on l’avait libéré.

« Fergus, vivant ? répondit Aénor. C’est impossible ! Qui vous a fait ces révélations ?

— Je le sais ! Il porte de nouveau la couronne. Il a brandi Talion reforgée ! »

Il se releva, et marcha quelques pas dans la pièce.

« Il essaiera de reconquérir son trône, reprit-il. Mais les cadets qui ont fui dans les montagnes se sont rassemblés. Ils préparent la guerre ; elle sera meurtrière et décisive. »

Il parlait avec les inflexions graves d’un oracle ténébreux. Aénor s’alarmait :

« Monseigneur, si ce que vous dites est vrai, il faut prévenir votre nièce ! Il faut oublier vos querelles ! »

Il voulut le persuader de convoquer l’ost. Il le pouvait, avant le printemps ; la houle s’apaiserait, on franchirait le détroit, on materait la sédition. Mais le prince secouait la tête, protestait, trouvait des contredits.

« C’est inutile ! Un homme que seule la vengeance abreuve est invincible.

— Alors, l’île est perdue ! »

Il ne voulait pas y croire. Cependant le prince le considérait d’un air étrangement calme.

« Aénor ! dit-il. Nous ne pourrons vaincre la fureur du roi. Mais nous pouvons au moins nous en servir à notre avantage. Belgarod ignore encore la nouvelle : c’est notre chance ! »

Il lui exposa son grand projet : il voulait qu’il aille avec son fils Téagan à la rencontre de Fergus, afin de lui offrir son aide. Nombre de cadets étaient des fils de leudes fidèles au pays d’Ardan : Maëlán, de Niméos ; Riwanon, de Modruvell ; Thurian, du Val d’Allen ; et tant d’autres ! Il obtiendrait d’eux de ne point tirer les armes contre le roi de l’île, favorisant ainsi sa reconquête. En retour, il obtiendrait de Fergus la promesse d’une alliance contre le parti de Fégara. Lui, pendant ce temps, jetterait la discorde au Conseil, dans l’espoir d’abord de détourner son attention, puis de l’empêcher d’agir ; et il chercherait à rallier la terre du Milliland, toujours indécise.

« Oh ! souffla-t-il en levant la main, je trouverai bien la force de m’épuiser quelques mois encore en querelles, avant de rendre mon dernier soupir ! »

Il se rassit dans son fauteuil, et, tout en admirant les tapisseries, s’abandonna dans l’imagination du triomphe de son fils. Téagan marchait glorieusement à travers le Mor Tawel, joignait les compagnies fières du Milliland, provoquait la fuite commune des armées du nord ; puis il entrait victorieusement dans Belgarod, sous l’enthousiasme frénétique du peuple déchaîné, ivre, et délirant. Le prince entendait déjà les clameurs !

Il s’éveilla ; et prenant Aénor par le bras, d’un accent plus exalté :

« Tu rappelleras au roi notre ancienne amitié ; il fut un temps où Valgarod était sœur jumelle de Valmenhir. Il faut absolument réussir ! Un échec nous perdrait ! »

Aénor objectait toujours ; il doutait du succès ; d’ailleurs, on s’interrogerait sur leur absence. Est-ce qu’ils n’allaient point courir dans un piège ?

« Les cadets se prennent pour des roitelets ! Jamais ils ne consentiront à baisser les armes ! »

Varden dédaignait ces raisons. On trouverait bien des rumeurs à répandre pour expliquer leur disparition ; le roi de l’île rejetterait peut-être leur offre, mais il les traiterait avec honneur ; quant aux cadets, ils n’avaient aucun droit sur leurs terres, puisque leurs pères vivaient encore, et qu’elles leur appartenaient donc.

« Vous savez des choses que j’ignore, dit Aénor, en s’inclinant. Et j’ai juré de vous obéir ! »

Il s’agenouillait en même temps devant le prince, et lui baisait la main.

La nouvelle des rébellions allait se répandre d’un jour à l’autre ; puis le retour du roi frapperait les esprits, sans doute. Ils convinrent par conséquent de partir le plus rapidement, afin de prendre de court le camp de Maldar. Dans trois jours, il faudrait quitter Belgarod.

Le prince allait les congédier, lorsque Aénor sollicita une faveur dernière :

« Au nom du passé qui nous lie !

— Je te l’accorde déjà, répondit Varden.

— Seigneur, permettez-que mon fils prenne ma place. »

Dorán se raidit.

« Il saura mieux que moi mener toute cette entreprise, et sera de meilleure compagnie pour Téagan. Il fut adoubé voilà quelques jours. Mon sang coule dans ses veines, il ne manquera point de bravoure ! »

Le prince consentit, et un sourire presque indiscernable passa sur sa figure.

 

۝

 

Dorán, après avoir quitté l’hôtel d’Ardan, partit à cheval dans la nature, jusqu’aux vallées de Losmell où des brouillards clairs s’attardent dans la fraîcheur du jour, pareils aux brumes d’eau des cascades dans les montagnes. Il avait éprouvé le besoin d’aller vagabonder dans la campagne, afin de chasser sa mélancolie.

Son cheval trébuchait sur les racines qui traversaient les chemins, telles des veines, parmi les pierres étalées des écroulements naturels. Le soleil, passant entre les nuages par intervalles, répandait ses clartés d’or sur les sommets des collines, et sa lumière s’étendait sur l’herbe des prairies, entre les ombres des roches. Les arbres morts s’étiraient dans les airs en allongeant leurs branches, semblables à des épouvantails levant les bras ; mais il y avait aussi de grosses masses de conifères, tout en pointes, d’un vert assombri par la pluie, qui avaient l’air de trembler.

Il n’avait personne à qui parler ; son écuyer Gaëllon avait dû repartir à Dunabel, au pays de Dorinessa. Depuis, il se laissait aller, couché mentalement au fond d’une barque à la dérive, se moquant de chavirer. Les empoisonnements le laissaient de marbre ; il ne se souciait point de faire goûter ses plats, ni même d’espionner ses cuisiniers, par mépris de la mort ; en même temps, il obéissait à toutes les injonctions de son père, soumis dans l’abandon d’une torpeur indicible. Il s’était enfermé dans un mutisme qui n’était pas timidité, ni dédain ; il s’était simplement retiré du monde. Il déambulait dans l’existence comme un poisson nage dans l’océan, n’allant nulle part, n’attendant plus rien.

Sa monture cependant le balançait. Il se perdit entre des vals pierreux. Il tourna longtemps à l’intérieur d’épais remparts en calcaire, anguleux, droits comme des corridors. Des rochers énormes s’avançaient en saillie jusqu’au bord des chemins, avec des allures vaguement monstrueuses ; par-dessus, des arbres en équilibre, penchés par le travail du vent, regardaient le fond des gorges tels que des guetteurs. Des colonnes ténébreuses enveloppaient soudain le jour ; de grandes ombres ensevelissaient les profondeurs des combes. C’était comme si on étendait de larges draps devant le soleil ; mais tout aussitôt, des faisceaux de feu, qui les déchiraient, vaporisaient de nouvelles lumières dans les couloirs de pierre.

Des fleurs d’automne s’épanouissaient çà et là entre des paquets d’herbes, faisant de petites taches de couleurs dans le paysage morne. Au ciel, un oiseau de proie, les ailes éployées, tournoyait lentement. Le chemin, parfois, remontait tout d’un coup ; Dorán surgissait au sommet d’un plateau ; puis il redescendait, et s’enfonçait encore dans les creux du défilé. Il croisa un pâtre qui menait ses bêtes. Souvent, il lui fallut franchir, au détour d’un sentier, un ruisseau qui ondulait en roulant.

Il finit par sortir des gorges, et lança son cheval dans les plaines. Belgarod avait depuis longtemps disparu derrière son dos. Il descendit au fond d’une vallée entre deux plateaux, et passa au milieu des ruines de Guéda, hantées par les tourbillons de la poussière. Il traversa les décombres au pas, puis dépassa un étang bordé de longs sapins où buvaient des élans, et poursuivit sa route. À force de chevaucher, il remonta au sommet d’une sorte de crête rocheuse, et s’arrêta un instant pour contempler le paysage. Le ciel se dégagea ; des plaines s’étalaient en lacs, des monceaux d’arbres s’agitaient, des demeures formaient des bourgs. Au loin, une petite chaîne montueuse bouchait l’horizon. De nouveaux torrents, de brume, dévalaient du nord.

Son cheval couvert de sueur, fatigué d’avancer, renâclait de plus en plus ; alors, il redescendit, le laissa à l’orée d’une petite forêt, et pénétra dans la lisière des bois. Il s’approcha d’une rivière. Des touffes de rubaniers émergeaient de la surface de l’eau, comme des mottes, avec autour des poignées de renoncules ; d’amples nénuphars flottaient mollement sur l’onde paresseuse.

Mais il y avait un endroit, sur la rive opposée, dont l’irréalité le saisit. C’était au pied d’un saule dans lequel chantait un rouge-gorge, et d’autres oiseaux qu’il ne reconnaissait pas. Des salicaires pourpres étaient dressées dans les joncs ; en contrebas, se pressant contre le bord de la rivière, des myosotis jaillissaient des frondaisons, et faisaient des flocons bleuâtres. Des roses, des coquelicots, des fritillaires, éparpillés en pluie rouge dans les lentilles, avaient l’air de gouttes de sang.

Dorán se figea. Un cadavre, celui d’une femme, remontait à la surface des flots. Sa robe immense, serrée au buste, se gonflait en nébuleuse, par l’effet des soupirs de l’eau. Une guirlande de violettes reposait contre son buste figé. Il reconnut Ceanna. Ses sourcils blonds s’évanouissaient presque dans la pâleur de son visage ; elle avait la bouche entrouverte, les lèvres bleues, le regard transparent. Elle était morte ! Le courant avait répandu ses cheveux derrière sa tête, ils se dispersaient telle une auréole. Dorán retint un cri ; il se précipita dans le ruisseau et la prit dans ses bras, mais la vision se dissipa dans les éclaboussures.

Le soleil se couchait ; la pénombre envahissait les bois ; et il sanglotait tout bas, solitaire dans l’eau trouble de la rivière.