Les Chants de Carmora


 

CHANT VIII

LE MIROIR AUX AVENIRS

 

C’était l’aurore à Belgarod.

Le prince Varden quitta l’hôtel qu’il habitait par une porte dérobée, seul, sans escorte ni cheval, déguisé en bourgeois. Une sorte de gros col à fourrure lui montait jusqu’au bas du visage ; un long bonnet noir, enfoncé sur sa tête, devait dissimuler sa chevelure, opulente et par là même trop reconnaissable. Il marchait à pas rapides, la tête basse, tel un homme qui se rend à une réunion secrète.

À l’ouest, le ciel demeurait opaque. Mais vers l’est, les nuages dispersés commençaient de rosir ; la ville en contre-jour s’aplatissait étrangement, comme si elle eût été dessinée à l’encre. Au loin, des lueurs rouges frappaient sur un côté les coupoles du temple d’Odéryr. La mer des toits restait toujours plongée dans l’obscurité ; mais ceux qui étaient surélevés comme des îles dans l’océan, les dômes des monuments, les couvertures des sanctuaires, étaient nimbés par les rayons poudreux de l’aube. Les lances des guetteurs, sur les beffrois, projetaient par intervalles les premiers éclats du soleil. Le fleuve ronflait sourdement ; la ville s’éveillait à peine, le moindre bruit résonnait dans les rues. Les ombres des tours, gigantesques, se prolongeaient sur des étendues démesurées.

Le prince s’éloigna de la haute façade du palais, puis se faufila parmi les venelles, sous les tunnels formés par les encorbellements des maisons à colombages. Il traversa hâtivement le marché des Griffons, longea les halles, dépassa le sanctuaire de Gelmyr. Il avait fait un détour pour ne pas avoir à passer par la place des Cormorans, où se dressait la tour du chevalier Gaëlys, thane de Fégara ; mais surtout, il ne voulait pas emprunter la voie supérieure d’Érimon. Après le sanctuaire, il suivit la ligne du plateau de Bréas, au bout duquel était bâti le châtelet du Macha, qui d’en bas paraissait un vaste amas de tours rondes, et pénétra dans le quartier de Rodhan.

Il entra dans une demeure dont la façade était cachée des regards par des arbres aux feuillages touffus ; il s’agissait d’une petite fortification, avec des tourelles aux angles, des volets ferrés, une enceinte qui protégeait une cour.

Le plafond, à l’intérieur, était soutenu par une charpente formée de grosses poutres parallèles ; des chandelles brûlaient sur des meubles, une cheminée massive occupait presque tout un mur. Un ample tapis, rouge, s’étalait par-dessus les dalles de pierre ; il y avait une table, un coffre, des faudesteuils et d’autres sièges plus larges, avec des accotoirs couverts de tissu vert.

Un homme l’attendait. Les plis de sa robe jaunâtre lui pendaient jusqu’aux chevilles. Son visage chauve, bouffi, tranché de rides, avec de gros plis sous les paupières, était pareil à celui d’un dogue. Un mélange d’antimoine, d’ocre et de cendre maquillait les contours de ses yeux ; mais la sueur avait fait couler le fard, si bien qu’il paraissait pleurer des larmes d’ombre. Ses deux mains reposaient contre son ventre énorme ; des breloques, qui pendaient par grappes à ses poignets, tintaient chaque fois qu’il secouait les bras.

C’était Métélès, le grand-prêtre d’Aémyr.

« Monseigneur », dit-il en se relevant, la tête inclinée légèrement ; mais Varden ne répondant pas, il demeura debout, les bras ballants.

Le prince se dirigea vers les fenêtres et regarda dehors. Comme la demeure était bâtie sur un exhaussement, cette partie de la salle donnait sur la rue. Il rabattit les rideaux, après s’être assuré que personne ne l’avait suivi.

« Qu’a-t-elle dit ? » demanda-t-il en se retournant.

Le grand-prêtre lui répéta tout des confidences de Fégara. Elle craignait Ambor, le nouveau prêtre de Vilivé ; il fallait se méfier de Sirus le Borgne, il allait peut-être trahir ; la garnison de Selfoss n’était plus sûre. À ce moment, le pontife parut hésiter ; puis, il ajouta que la princesse lui avait semblé préoccupée par quelque chose.

Cela se remarquait par le zèle nouveau qu’elle appliquait aux rituels. Elle jeûnait plus souvent, et plus longuement. Elle s’abstenait du vin, elle priait, elle répandait des parfums autour des statues des dieux. Une fois, il l’avait surprise en train de faire ses confidences à l’oreille de Maténas, la statue du temple de Riguëla.

Varden s’agaçait de ces détails.

« Et Samador ? coupa-t-il. Odmas ? »

Métélès n’avait pu rien apprendre au sujet des empoisonnements ; elle ne voulait pas avouer, et il ne pouvait insister sans risquer d’être démasqué. Il savait seulement que l’on murmurait le nom de Lobélia, l’ensorceleuse du quartier des Mines.

À ce nom, le prince haussa les sourcils, puis garda le silence un long moment. Et brusquement, d’une voix lasse :

« Ne te fais pas d’illusions, Métélès… Tu seras le prochain ! »

Le grand-prêtre pâlit. Cependant Varden lui jeta un sac de poudre d’or ; il le fit disparaître dans sa manche, à la façon des magiciens dans les foires, et reprit des couleurs.

D’habitude, le père de Téagan ne s’attardait pas ; cette fois-ci, pourtant, il resta dans la pièce. Les yeux dans le vague, il avait l’air d’étendre dans sa tête de vastes méditations. Métélès crut qu’il allait s’épancher dans un long discours endiablé, comme il le faisait parfois ; mais il dit simplement :

« Elle nous tuera. »

Alors, l’officiant leva en direction du prince son visage hideux. Il haïssait Fégara, parce qu’il en avait horriblement peur. Il avait entendu des rumeurs ; il tremblait pour sa vie. La prophétie de Varden lui glaça le cœur.

« Il n’y a qu’un moyen de l’arrêter », murmura le prince.

Et, comme l’autre l’interrogeait du regard, il ajouta :

« Ouvre-moi les portes du temple. Montre-moi le miroir ! »

Le prêtre tressaillit.

« Seigneur, vous n’y pensez pas ! C’est un sacrilège ! Le miroir est maudit !

— Foutaises ! » répondit Varden.

Il ne devait plus croire à cette vieille légende. La princesse lui avait tourné l’esprit, sans doute ?

« Mais ne vois-tu pas, reprit-il, que sa puissance n’aura plus de limites, quand elle nous aura tous assassinés ? Ceux qu’elle n’aura pu abattre par le poison, elle les livrera aux châtiments que l’on réserve aux félons ! Dis-moi : préfères-tu mourir écartelé, ou livré aux coups de la foule ? Ou peut-être exposé aux yeux du peuple, sur la roue des supplices ? »

Métélès le considérait plein d’effroi. Pourtant, il ne se décidait toujours pas, tant était grande la crainte que lui inspirait le miroir. Il discutait :

« Non, monseigneur ! C’est un objet frappé d’une magie noire, je le sais ! Il attire sur ceux qui le contemplent la malédiction des dieux ! »

Et puis, le prince saurait-il seulement en interpréter les reflets ?

« L’avenir est un art ténébreux. »

Il admit que lui-même n’en connaissait point les secrets ; et Mellëador n’était plus là !

Varden passait outre ses objections. Il voulut le corrompre. Il lui promit des améthystes, des escarboucles, et même un bec de griffon d’une valeur immense.

« Oublie tes peurs dans ta haine contre Fégara. Elle n’attend qu’une occasion pour te faire mourir : sauve ta peau ! Elle nous domine, et bientôt nous périrons tous. Crois-tu qu’elle sera clémente ? Mais si tu m’aides, je te couvrirai de gloire, d’honneurs et d’argent. Ta demeure sera un temple tout en or ! Et tu ne regretteras plus d’avoir été brave. »

Mais le prêtre continuait de balancer.

Le prince, excédé tout à coup par cette mollesse, laissa jaillir sa colère ; il menaça de l’écorcher, de le démembrer, de l’ébouillanter vif.

« Seigneur ! » suppliait Métélès en béant les yeux, pareil à une bête folle.

Varden continuait ses horribles menaces :

« Mes hommes t’arracheront les membres ! Ils les cloueront aux portes de Belgarod ! »

Le prêtre s’affaissait sur lui-même. Ni le risque qu’il encourait avec la princesse, ni l’attrait des richesses n’avaient pu vaincre son épouvante ; mais la promesse d’une mort odieuse par la main du prince, presque certaine si rien n’était décidé, commençait d’ébranler sa volonté. Puis, il se disait qu’il se contenterait de le conduire, qu’il le laisserait pénétrer seul dans la galerie secrète.

Varden s’interrompit enfin, essoufflé de sa propre rage. Alors, Métélès répondit d’une voix tremblante, le dos courbé, comme s’il portait le fardeau d’une misère accablante :

« Attendez-moi derrière le temple, seigneur !… Au coucher du soleil ! »

Il parlait du temple d’Aémyr, où l’on gardait le miroir aux avenirs. On l’avait recouvert par le passé d’un voile en vadmel, une étoffe en laine de mouton, protégée par les incantations sacrées des sept prêtres des dieux majeurs ; puis, on l’avait caché dans une salle uniquement connue de Métélès, qui en possédait les clés.

Une fois seulement, il avait consenti à violer le secret : c’était pour une jeune femme dont la beauté l’avait séduit. Il s’était laissé charmer par ses yeux suppliants, dans lesquels les iris paraissaient des lacs, et que des buées larmoyantes grossissaient fabuleusement. Mais il avait toujours regretté sa faute ; il redoutait surtout les enchantements du voile.

Le jour se passa. Au crépuscule, le prince traversa de nouveau la ville et retrouva Métélès derrière le temple, dans un renfoncement des murs où il y avait une petite entrée dissimulée. Ils pénétrèrent à l’intérieur du monument. Le soleil rasant barrait le ciel de larges projections pourpres, qui retombaient en pluie d’or et de sang par l’oculus de la coupole. Les niches, derrière les colonnes, disparaissaient déjà sous la pénombre.

Ils franchirent prestement la salle circulaire, et s’arrêtèrent au niveau du bâtiment qui reliait le pronaos à la rotonde. Le prêtre jeta un coup d’œil discret à droite et à gauche ; puis, il découvrit d’un mouvement rapide, derrière une toile légère, une petite porte qui donnait sur un escalier, caché dans un pilier. Il ouvrit.

« À vos risques et périls, seigneur », souffla-t-il.

Il prit une torche et commença de monter les marches. Les murs étaient lisses comme dans une tombe ; ils marchaient l’un derrière l’autre, le souffle court, dans un espace à peine suffisant pour bouger les bras. Les flammes projetaient contre les parois des ondoiements ténébreux. Ils arrivèrent à un palier où s’élevait une seconde porte ; le prêtre la déverrouilla.

« Le miroir est derrière, dit-il. Je ne rentre pas. »

Sa voix résonnait dans la courbure de l’escalier. Il redescendit les marches en soulevant de la main les plis de sa robe bouffante, et la lumière en même temps disparaissait. Le prince Varden, seul dans l’obscurité, demeura un instant sur le seuil ; ensuite, il poussa la porte, le cœur agité par une sourde angoisse.

Il arriva dans une grande salle rectangulaire. Sur chacun des côtés, une rangée de colonnettes supportait une architrave, qui elle-même supportait de nouvelles colonnettes, par-dessus lesquelles pesait la charpente. Aucun flambeau n’éclairait la pièce ; mais l’une des longueurs du rectangle, percée d’une ouverture étroite, laissait passer une bande de lumière. Comme ce mur s’élevait face à l’ouest, et que le soleil s’abaissait, la salle se retrouvait tout illuminée de clartés rougeâtres. Il n’y avait pas de statues, pas de tentures ; la mosaïque au sol était à demi effacée par le temps, et la frise de l’épistyle avait perdu ses couleurs. Au milieu, une ample étoffe recouvrait un objet vertical.

L’ombre s’épaississant à mesure que le jour disparaissait, la nef avait l’air de couler dans un océan.

Varden ne pouvait détacher ses yeux du voile. Il scintillait curieusement, comme s’il ruisselait de perles d’eau. Ces miroitements, en s’agitant, formaient l’image particulière d’une femme ; elle dansait en balançant à la fois les hanches et les épaules, dans un mouvement s’harmonisant avec les tremblements du tissu ; des étoiles brillaient dans ses cheveux ; une planète tournait autour de son nombril.

La nuit tomba tout d’un coup ; l’étoffe, s’enténébrant, noircit d’une façon extraordinaire. Des éclats étincelaient à l’intérieur ; et le tissu paraissait plus profond que les failles de l’océan. Varden s’approcha. Les lueurs tournoyaient les unes autour des autres ; elles se mêlaient dans des fulgurations d’orage ; il en résulta une lumière informe, qui s’étira, et se répandit entre les replis du voile. Puis, le tissu reprit sa teinte originelle.

Le prince blêmit. Derrière, la porte s’était refermée, toute seule, mystérieusement. Alors, un nuage découvrit la lune. Une pâleur diffuse éclaira la toile d’un halo d’argent ; et un souffle du vent l’agita, faiblement.

Varden demeura quelques secondes interdit ; il saisit finalement un coin du voile, d’une main tremblante. Une dernière hésitation le fit s’interrompre. Puis il s’affermit, et, le tirant d’un geste brusque, découvrit le miroir aux avenirs.

Il se recula, horrifié, tandis que l’étoffe glissait silencieusement dans l’air, tel qu’un nuage en train de choir. Il s’était attendu à quelque chose de mirifique ; il ne se dressait devant lui qu’un double miroir en pierre d’obsidienne, encadré d’une fine bande en or et déposé sur un simple socle en bronze, pur, et lisse.

Il s’avança d’un pas pour le mieux regarder. Des écailles d’or crépitaient dans les reflets noirs. Il s’abandonna aussitôt dans une contemplation extatique, les yeux écarquillés, fasciné comme devant un phénomène étrange.

Des images défilaient avec une inconcevable rapidité, des manifestations singulières dont la signification lui échappait : d’abord, un navire cinglant par les champs, et son sillage ressemblait aux traces laissées par les socs des charrues ; puis, deux griffons, tenant dans leurs becs les morceaux d’une chaîne brisée, volant au-dessus d’une baleine qui nageait dans l’océan ; et une barque mortuaire emportée dans le courant d’un fleuve, une foule en liesse, un coucher du soleil.

Le prince perdit toute idée du temps ; la nuit pour lui s’écoula plus vite que le passage d’une comète ; et l’aube, dehors, commença d’apparaître.

Cependant Métélès, dans la rotonde, torturé par l’inquiétude, avait passé les heures à guetter aux portes, puis à inspecter les lampes à huile de baleine, les vasques de bronze, et à épousseter les statues des dieux. Après, ne supportant pas de ne rien faire, il les avait fait reluire, et prié à leurs pieds allongé sur le ventre, à l’intérieur des cercles des dallages. Harassé tout à coup, il s’était assis par terre, le dos contre le muret d’un édicule, immobile et le regard fixe. Enfin, peu avant l’aurore, moins accablé, il s’était relevé, et avait flâné quelques instants sous la coupole monumentale, en traînant les jambes, l’œil tourné constamment vers le ciel qui pâlissait, par-delà l’oculus.

Il redoutait la venue des auxiliaires ; elle était imminente à présent, et il perdait patience. Il s’approcha de la toile invisible qui masquait l’ouverture de la colonne. Il balança ; puis, n’y tenant plus, il entra et monta l’escalier quatre à quatre. Quand il fut au palier, il cria derrière la porte, d’une voix rauque, en la frappant du poing :

« Monseigneur ! Monseigneur ! »

Il colla son oreille contre le battant. Le prince ne répondait pas.

Le prêtre se retourna ; la pénombre décroissait même dans le creux du pilier ; des bruits vagues et lointains, les premières agitations de la ville, parvenaient jusqu’ici. Alors, il déchira avec les dents un pan de sa robe, et le noua autour de ses yeux ; puis il poussa la porte et pénétra dans la salle.

« Monseigneur ! » appelait-il toujours ; et il marchait à petits pas, le dos courbé, les bras dressés devant lui, en tâtant les colonnettes, l’architrave et les saillies du mur.

« Monseigneur, il faut partir ! Le matin se lève ! Nul ne doit vous surprendre ici ! »

Varden restait debout devant le miroir, les cheveux dressés sur la tête, confondu comme s’il eût rencontré un spectre, et qu’il lui avait annoncé sa propre mort. Le prêtre sentit qu’il marchait sur quelque chose de léger, qui pliait sous ses pas : c’était le voile. Il se pencha pour le ramasser, et, d’un grand geste, le jeta par-dessus les glaces. Enfin, il détacha son bandeau.

« Monseigneur ! » répéta-t-il encore, en se précipitant.

Le prince, évanoui, gisait par terre maintenant, et ne bougeait pas plus qu’un cadavre dans un tombeau.