Les Chants de Carmora


 

CHANT VII

LA RÉVOLTE

 

L’île d’Alfällon ployait sous le joug du royaume de Carmora. Le roi Felgar, quand il eut conquis l’île, confisqua les territoires de l’aristocratie et les distribua à ses propres féaux, qui les abandonnèrent eux-mêmes à leurs cadets, le plus souvent ; puis, il détermina leurs familles à les rejoindre pour s’y établir. Les années suivant l’invasion, des colons, par milliers, débarquèrent sur les côtes ; les vaincus indignés n’avaient pas la force de les arrêter : ils avaient perdu leur roi, leurs seigneurs et leurs terres.

Felgar cependant craignait les rébellions de ses propres fidèles ; alors, afin de les affaiblir, il divisa les grands domaines, en multipliant les propriétés ; il leur imposait aussi de tenir à disposition un nombre constant de soldats par compagnies, avec ordre d’écraser les moindres désobéissances. Comme il redoutait par-dessus tout les soulèvements de la populace, il établit un servage d’une rigueur terrible. Les serfs étaient soumis à des corvées excessives, on prélevait sur leurs gains des impôts exorbitants. Ils ne pouvaient se marier sans l’accord de leurs maîtres ; leurs meubles, leurs demeures ne leur appartenaient point ; ils ne pouvaient quitter les terres où ils demeuraient. Des châtiments exemplaires punissaient les entorses les plus infimes ; c’étaient des coups, des mutilations, parfois des mises à mort ; les chevaliers livraient les fautifs à la mendicité ; ils n’hésitaient pas à s’en prendre aux familles.

Le peuple souffrait. On importa des lois en vigueur au royaume de Carmora, mais on les rendit plus sévères. Nul ne pouvait plus s’en aller librement, à peine de voir ses biens entrer en possession du seigneur voisin. Les condamnations pour les crimes entraînaient la confiscation des objets, des richesses, des propriétés du coupable. Les héritages dus aux proscrits tombaient entre les mains des maîtres.

Les taxes étaient oppressives. Les paysans devaient verser le « cadeau de la pâture » à chaque solstice (une mesure d’orge par feu, avec une cuisse de bœuf de trois hivers et un baril de beurre), les maîtresse de maison l’« écheveau de la dame » (autant de lin teillé que l’on pouvait en saisir entre le doigt le plus grand et le doigt le plus long), les pêcheurs le « ballot du rivage » (cinq poissons). Les droits fluviaux, les péages étaient prohibitifs.

À toutes ces exactions s’ajoutaient des mesures vexatoires. Ainsi, le régent pouvait réquisitionner les hommes à son gré, afin de bâtir sur ses terres. Au tribunal, le témoignage d’un seul cadet infirmait les témoignages de dix Alfälloniens.

Felgar, malgré tout, savait qu’il faudrait à la couronne de Belgarod des générations d’une emprise terrible, avant qu’elle ne puisse relâcher son étreinte. Pour asseoir sa domination, il destitua les prêtres, les juges, les administrateurs des villes et des terres ; il les remplaça par des fidèles au royaume de Carmora, à qui il conféra des pouvoirs exceptionnels, tout en les exhortant à faire preuve d’une sévérité des plus implacables.

Il voulait absorber l’île dans son royaume, l’incorporer, l’amalgamer entièrement. Alors, il força les prêtres à conduire les cérémonies dans la langue de Carmora ; il contraignit les précepteurs, les rhéteurs, les maîtres, dans les écoles et les universités, à n’enseigner que cette langue ; il fit traduire dans le dialecte nouveau les livres des bibliothèques ; et il interdit l’usage du parler d’Alfällon dans les ordonnances, les chartes, les chroniques et les jugements des magistrats.

Avant de partir, il confia la terre conquise à son cousin, Harald, avec le titre de régent ; et il lui recommanda de régner comme un tyran.

Il y eut des émeutes.

Le régent déporta les populations des villages, prit des mesures épouvantables, ravagea ses propres terres. Il brûla les châteaux, dévasta les récoltes, égorgea les troupeaux.

Tout s’arrangea, provisoirement.

Les Alfälloniens, découragés, se soumirent. Mais ils continuaient de haïr silencieusement l’ennemi qui les accablait d’une si pénible servitude. Les femmes refusaient d’épouser les envahisseurs ; on apprenait la langue nouvelle, mais l’on s’entretenait dans l’ancien langage, obstinément ; les corvéables rechignaient à la tâche. Dix ans se passèrent ; et la haine demeura vive dans la conscience de tous les hommes.

À Belgarod, le roi rendit son dernier souffle. Par hasard, au même instant, une insurrection nouvelle éclatait près de Tullia. Les féaux de Carmora, fidèles au régent, acculés, se réfugièrent au château de Tilsa. Les rebelles se ruèrent au siège ; on se défendit ; le château tomba. Dès lors, la colère emporta toute humanité. On se rappela les injustices des tribunaux, les horribles châtiments, les massacres et les dévastations, les taxes et les vexations ; et, surtout, la défaite à Tullia ! On éleva des croix sur les collines autour de la citadelle, et les chevaliers furent crucifiés.

Les tempêtes ébranlaient l’océan formidablement ; il ne s’apaiserait qu’avec l’arrivée du printemps, six mois plus tard ; Harald ne pouvait espérer aucun secours de Carmora ; il expédia des ordres à ses garnisons, et se prépara à faire la guerre.

Il avait pensé qu’une seule compagnie, de trois cents hommes, suffirait à exterminer les révoltés ; elle fut refoulée. Alors, une sorte de fièvre gagna les différentes provinces ; au nord surtout, les soulèvements se multipliaient ; les gens de l’île assiégèrent Elfennys, Nivaren et Timanas, libérèrent les captifs. Il y avait parmi eux des leudes fameux, des thanes populaires, emprisonnés injustement ; dès qu’ils furent libres, ils appelèrent leurs étendards ; des courriers partirent dans toutes les directions.

Les séditieux, pendant quelque temps, craignirent de se retrouver seul, à cause de la terreur des châtiments. Ils virent d’abord accourir des hommes seuls, puis des bandes, des tribus ; une multitude afflua bientôt, et chaque jour on apprenait de nouveaux ralliements.

L’île tout entière s’embrasa.

La rumeur qu’il s’engageait une grande guerre s’était répandue à travers les terres ; de la Pointe-aux-Cerfs jusqu’au pic de Roëryn, les cœurs se gonflèrent d’espoir à l’idée que, peut-être, arrivait le grand jour où l’on allait renverser la domination implacable de l’ennemi, Carmora ! Un rien suffisait à convaincre les populations de rejoindre la révolte ; on exagérait les victoires ; on rabaissait la puissance des conquérants ; les prêtres affirmaient que les augures prédisaient leur défaite, et on les croyait, simplement par désir que ce fût véritable. Une confiance énorme engageait tout le monde à prendre les armes.

Au sud, le thane Eldoël assaillit la garnison de Golvaren ; puis il fit décapiter les défenseurs. Le régent, Harald, quand il apprit cette nouvelle défaite, redouta d’être perdu irrévocablement. Alors, ne désirant plus commettre la même erreur, il réunit tout ce dont il aurait besoin pour une campagne : des hommes, des bestiaux, du bois et des fourrures ; et, pour avoir plus d’armes, il ordonna la réquisition des forges.

Il voulait effrayer pour longtemps les populations, dans l’espoir qu’elles haïssent les rebelles par les ravages dont ils auraient été la cause ; puis, quand ils se retrouveraient seuls, les anéantir en bataille rangée.

Il se porta vers le nord, car c’était là que la révolte prenait le plus d’ampleur. Il reprit sans difficulté la région comprise entre Valmenhir et la Pointe-aux-Cerfs. À chaque fois qu’il emportait une cité, un hameau, il les châtiait par des représailles furieuses. Les villages disparaissaient entièrement dans des tourbillons de fumée ; les villes étaient pillées, les puits empoisonnés ; les habitants étaient pendus, les meneurs empalés ; les animaux des troupeaux étaient massacrés, et l’on déversait dans les greniers des hordes de rats. Puis, le régent, quand il n’eut laissé plus que cinq fermes au Régiador, entreprit une vaste manœuvre d’encerclement, en contournant le col de Darragel.

Le régent rencontra l’armée des séditieux aux abords d’Helgadhir ; il écrasa commodément les hommes d’Eldoël, fourbus, d’ailleurs très inférieurs en nombre. Sa colère déborda contre le thane rebelle ; il le décapita, et planta sa tête au sommet de sa lance, tel qu’un pennon ; il la brandissait pendant ses chevauchées ; il la laissa pourrir ainsi jusqu’à l’achèvement de sa terrible campagne.

Mais la destruction méthodique des régions révoltées, loin de leur faire haïr les rebelles, avait au contraire redoublé leur inimitié contre Carmora. Au sud, on se livra à une violence exacerbée. Les révoltés poursuivaient les envahisseurs jusque dans les temples ; ils les massacraient devant les autels comme des bêtes au sacrifice, et les pendaient ou les crucifiaient au bord des routes, afin de terrifier les autres. Le régent, malgré sa victoire, ne souffrait pas moins que ses ennemis ; il se retrouvait comme seul ; il s’avançait avec ses compagnies dans un territoire hostile ; il ne rencontrait partout que de la défiance. On murmura que les chemins, au sud, avaient été repris déjà, et qu’ainsi les hommes étaient encore plus isolés ; des bandes sans cesse harcelaient les arrières, les flancs de l’armée ; les défections se multipliaient. Les garnisons carmoréennes qui étaient demeurées dans la région reconquise, pour assurer la sauvegarde des routes, dépassées, furent emportées. Les survivants s’enfuirent dans les montagnes, dans les vallées. Il n’y eut plus personne pour défendre Valmenhir ; les rebelles s’y transportèrent, et la ville, à son tour, tomba.

Ce fut une stupéfaction ! Dans les terres, on ne cacha plus sa joie.

Les combattants, au nord, avaient reculé devant les compagnies du régent ; chez quelques-uns, des doutes même étaient survenus. La chute de la ville ranima leurs espoirs. Ils se réunirent à Modruganes ; de nouveaux renforts les rejoignirent, par milliers ; c’était le reste des hommes libres, des serfs, tous accablés pareillement d’impôts, de peines, de corvées, qui s’engageaient maintenant à cause des destructions continuelles.

On jura la mort d’Harald, puis on expédia de nouveaux messagers. Ils n’avaient pas atteints les premiers bourgs qu’arrivaient d’autres soldats, de Ferrëa, d’Elyanness, de Guéladon.

On abandonnait tout pour aller grossir les rangs des libérateurs. Des paysans paraissaient avec des fourches, et des mercenaires cupides, qui croyaient plutôt à la victoire des rebelles ; puis des bourgeois, armés de couteaux à viande, parfois de boucliers de fortune en peau de mouton. La masse grandissait tous les jours. Elle s’étalait tout autour de Modruganes, tumultueuse et considérable. Les pâtres donnaient leurs troupeaux, les femmes leurs bijoux, les vieillards leur expérience. On ne refusait personne, pas même les adolescents.

Harald cependant venait également d’apprendre la chute de Valmenhir ; plutôt que d’y retourner directement, il emmena son armée vers l’ouest, dans la direction du fleuve, là où on ne l’attendait point.

Il voulait par un détour gagner Modruganes ; il comptait en effet profiter du rassemblement des révoltés pour les anéantir, afin d’assurer ses arrières et de démoraliser les défenseurs de la cité royale.

Donc, il partit de Gormo et longea la rive du fleuve. Il le traversa au pont de Sindol, et profita des vastes plaines pour accélérer sa marche. Il croyait l’ennemi loin de Daguélor ; mais quand il y parvint, au début de l’après-midi, il aperçut devant lui l’armée des rebelles resserrée en longues lignes, gigantesque et bien ordonnée, qui agitait des drapeaux noirs.

Il ne l’avait pas attendue si proche ! Ses propres soldats, surpris dans leur élan, s’immobilisèrent. On put croire que le régent préférerait se replier ; il le pouvait, ses arrières étant libres. Il hésita ; il considérait l’adversaire ; tous le regardaient. Finalement, il sonna dans son cor, puis donna l’ordre d’avancer les boucliers, de placer les lances derrière, et d’aligner les premiers rangs en courbe, afin de présenter une défense plus avantageuse.

Les hommes de l’île engagèrent la mêlée. Ils se précipitèrent impatiemment contre le front des Carmoréens, en jetant des cris.

Les autres pensaient qu’ils allaient s’écraser contre le mur de leurs boucliers ; mais leur nombre était tel, qu’à force de se pousser les uns sur les autres, ils finirent par renverser les rangs de tête, et ils les piétinaient ignoblement. La confusion envahit la plaine ; les Carmoréens enfonçaient leurs lances, leurs flèches, leurs lames sans effort dans les parties découvertes des Alfälloniens, qui pour la plupart ne portaient pas d’armure, mais seulement des tuniques. Le sang éclaboussait les vêtements ; les masses s’abattaient comme une pluie ; par terre, il y avait déjà des cadavres qui gisaient, le visage blanc, les lèvres bleues. C’était à perte de vue un océan remuant de casques, de barbes, de drapeaux, d’épées, d’écus et de javelots. Et tout cela criait, tombait, se déplaçait.

Il parut que le combat s’achèverait rapidement, les hommes du régent étant mieux équipés, mieux disciplinés. Leur stratagème avait fonctionné ; à force de s’enfoncer, les rebelles s’étaient irrémédiablement engagés entre leurs flancs ; ils n’avaient plus qu’à les rabattre, et la victoire leur appartenait.

Harald commanda aux chevaux de s’engager. Ils accoururent de part et d’autre de l’ennemi. Cela ne servit de rien ; les soldats, trop tassés, ne permettaient point l’avancée des bêtes ; elles restaient en dehors du combat. Les cavaliers tournèrent quelques temps à proximité des flancs, puis recommencèrent la charge ; mais ils culbutaient incessamment les hommes rangés au hasard, en foule compacte, et les destriers trébuchaient sur les morts. Ils renâclaient, ils se cabraient, ils secouaient la tête. Des blessés, en rampant, leur tranchaient les jarrets, ils s’effondraient, puis disparaissaient dans la cohue.

Le régent avait trop compté sur les chevaux ; la cavalerie massacrée, l’infanterie fut débordée ; et l’avantage, en un moment, tourna en faveur des Alfälloniens. Les hommes de Carmora, souvent, se retrouvaient seuls contre trois, quatre ou cinq ennemis ; ils tombaient à la renverse et se laissaient égorger, ou bien on les éventrait, à plusieurs, en même temps.

L’armée du régent diminuait ; les soldats fuyaient par bandes. Harald était monté sur un monticule qui dominait la marée guerrière ; il fut bientôt environné par un amoncellement de piques, de lames, de couteaux. On l’apercevait de loin pencher le buste en avant, et son épée décrivait de grandes courbes dans les airs, inlassablement ; mais ses ennemis montaient telles les vagues sur un rocher ; il chuta, les hordes le recouvrirent. Il était mort, sans doute ! Une terreur pétrifia les cadets. Cette fois-ci, la défaite leur semblait inéluctable. Ils lâchèrent leurs armes, leurs boucliers, et se dispersèrent dans les plaines, dans les forêts, derrière les collines.

Pendant toute la nuit, on célébra la victoire.

Une inquiétude cependant oppressait les rebelles. L’île regorgeait encore de soldats de Carmora. D’ailleurs, le royaume, quand il apprendrait la révolte, expédierait certainement des secours en innombrable quantité. Donc, l’île avant le printemps devait être reconquise ; mais les cadets, malgré leur défaite, demeuraient puissants ; ils se réuniraient, leur revanche serait formidable. Il se préparait une guerre immense ! Et dans les vapeurs de la fête on conjecturait mille plans, on entrevoyait mille dangers. Certains se mirent à regretter de n’avoir pas mieux exploité la victoire : il eût fallu poursuivre les fuyards et les exterminer !

Beaucoup parmi ces hommes espéraient une circonstance nouvelle, quelque chose qui eût pu les rassurer, un signe des dieux. Un vieux soldat, qui parlait bien, était monté sur une élévation. Il disait, le doigt levé, devant un rassemblement :

« Les augures avaient prédit Valmenhir ! On avait lu dans les runes la victoire de Daguélor !

— C’est vrai ! » crièrent quelques-uns.

Alors, l’orateur ajouta, d’un ton plus grave :

« Mais maintenant que bien d’autres épreuves nous attendent, le ciel est muet. »

Puis, comme des murmures s’élevaient, les deux bras en l’air :

« Dieux ! Entendez-nous ! Faites-nous signe !

— Un signe ! Un signe ! » hurlait la multitude.

Il y eut des bousculades ; les gens se retournèrent ; la foule s’écarta, et un homme parut.

Il semblait effaré. Il marchait en titubant, couvert de sueur, comme s’il avait couru. Ses cheveux étaient ébouriffés sur sa tête, il avait les yeux béants et la bouche tordue. Il marmottait des paroles incompréhensibles, en agitant les mains. Il s’avança jusqu’à l’orateur. Les flambeaux dans la nuit rougeoyaient contre sa face ; quand il se retourna, pour contempler la masse, il y eut des exclamations de terreur.

« Il est vivant ! » balbutia-t-il.

Le ciel dans l’horizon s’éclaircissait ; les bûchers sur lesquels on avait brûlé les cadavres terminaient de s’éteindre ; des gens ivres dormaient par terre, enveloppés dans leurs manteaux, au hasard de la plaine.

« Le roi Fergus est vivant ! Il gît dans les cavernes de Goétila ! »

À ces mots, les rebelles éclatèrent en rumeurs. Fergus ! Vivant ! On ne voulait pas le croire ! C’était peut-être son fantôme ? Mais l’on se pressa autour de l’homme, et il raconta.

Après la bataille de Tullia, le seigneur d’Yddrassel avait conduit le roi aux falaises. Il n’avait pas eu le courage de le pousser dans la mer, à cause de la crainte qu’il lui inspirait : c’était le fils de Valdor ! il avait vaincu le dragon de Gaalband ! il avait fait la guerre aux centaures, il parlait à la tête de Rimir ! Alors, il l’avait mené jusqu’à la forteresse de Goétila, où il l’avait lié de chaînes. Et le roi pourrissait là-bas depuis plus de dix ans.

Des soldats, en effet, qui quelques jours auparavant étaient passés près du rocher, se souvenaient de cris étranges. L’euphorie se communiqua d’un bout à l’autre du campement. Les chevaux piaffaient, on ne parlait plus qu’en s’écriant.

« Le château n’est pas loin ! »

On courut aux bagages, on plia les tentes ; l’armée remua, s’ébranla puis s’étala en direction de Goétila, sous les longues ombres matutinales des collines.

Une grille obstruait l’entrée des caves ; on fabriqua comme un contre-poids, avec des manches de fourches, des planches et des tonneaux, et on la descella sans plus d’effort.

En bas d’un grand escalier, il y avait une seconde porte. Elle n’était pas fermée. On la poussa, et une effroyable exhalaison jaillit de l’ouverture béante.

Trois séries de colonnes, à rayures, avec des chapiteaux supportant des arches monumentales dont la hauteur, qui se confondait avec la roche, se perdait dans l’obscurité, formaient trois couloirs longs indéfiniment. L’humidité, telle qu’une pluie, perlait du plafond. Il n’y avait rien d’autre que les ténèbres et la solitude. Mais par terre, adossé à l’un des piliers, une forme vague était couchée.

C’était Fergus. Le vieillard, grisâtre comme une statue d’airain, décharné, restait collé contre la haute base de la colonne, la tête en arrière. Il tremblait de froid. Des chaînes de bronze, couvertes de mousse, étaient passées autour de ses chevilles ainsi que de ses poignets. Ses vêtements déchirés ne le cachaient plus qu’à peine ; on voyait ses côtes creuses qui se soulevaient péniblement. Entre ses cheveux hirsutes et sa barbe poussiéreuse, étalée sur le sol jusqu’à ses orteils, ses yeux rouges faisaient deux braises dans la pénombre.

Un rayon du soleil passa dans la galerie, et le captif apparut dans toute son horreur. Deux hommes se précipitèrent pour le secourir. Ils le délivrèrent. Le roi, sans un mot, soutenu par ses chevaliers, remonta l’escalier de la galerie.

La forteresse était bâtie sur un sommet pierreux, qui faisait comme une motte au milieu d’une plaine, avec l’océan derrière. Autour, les chevaliers, les mercenaires, les gens d’armes foisonnaient en s’agitant, les bannières largement éployées, tels d’énormes flots remués par le vent, qui battent un îlot.

Lorsque Fergus émergea des cachots, la foule poussa une immense acclamation.

Sa réapparition équivalait à la magie d’une résurrection ; c’était le symbole de la grande libération, et comme la promesse des triomphes à venir. Une émotion prodigieuse emporta les soldats ; les plus vieux le reconnaissaient, et se rappelaient les campagnes de jadis, quand il circulait parmi les rangs, trinquait avec les soldats et les galvanisait par sa présence, et le charme de ses discours. Toute la haine, accumulée contre l’ennemi du continent, passa dans un attachement sans bornes pour le souverain sorti du tombeau miraculeusement ; il était un nouvel espoir, et plus encore, l’arme invulnérable des succès futurs… le signe des dieux !

« Votre épée, sire », dit Hermoad, ému aux larmes.

Il lui présentait Talion. Elle avait été reforgée secrètement dans les ateliers de Mälar, après avoir été brisée à Tullia. Le roi la saisit, la tira hors du fourreau et la brandit.

Le soleil se répandait sur le versant d’une colline, par une trouée dans les nuages. Les goélands criaient sur les falaises. Les cors sonnaient, on agitait les étendards, les clameurs retentissaient. C’était la célébration d’une apothéose, le tumulte d’une consécration.

Fergus, tout courbé, sale, trempé comme un nouveau-né, tourna la tête et regarda vers l’est, par-delà la mer, en direction de Belgarod. Il gonfla la poitrine ; le soleil réchauffait sa face, il sentait le vent courir sur ses membres. Alors, les braises dans ses yeux se murent en deux longues flammes ; et le roi, dans la pensée que sa vengeance allait pouvoir s’accomplir, se dressa enfin de toute sa hauteur, superbement.