Les Chants de Carmora


 

CHANT VI

CORRUPTIONS

 

La princesse Fégara, debout entre les piliers d’une galerie surélevée, contemplait le quartier désert du palais. Des arbres morts étendaient leurs longues branches nues en direction du ciel. Le jour finissait juste ; il n’y avait pas d’étoiles, et la lune pâle semblait un reflet dans l’eau. Elle apparaissait au milieu d’un trou de clarté, autour duquel roulaient d’amples sillons de nuages, épais comme de la mousse.

Une énorme pénombre commençait de noircir les cieux ; dans la cité, des flammes, qui vacillaient çà et là derrière des carreaux, faisaient des braises rougeoyant dans l’abîme.

Les fumées des cheminées projetaient des traînées de brume, qui s’élevaient en se dissipant. La princesse apercevait encore, par-delà les plates avancées du palais au long desquelles s’étalaient de vastes terrasses, la haute statue d’Asgrim monté sur Nélios aux ailes déployées, l’arc du triomphe sous lequel était passé son père au retour de Tullia, et même la colonne d’Älfadom en blocs de marbre blanc, où étaient accrochés en quinconce les boucliers des vaincus, peints de manière à raconter la victoire du roi sur les älfes des Faëlins. La ville, derrière, était répandue sur des gouffres et des collines. D’abord, les formes des murs, des façades et des angles se découpaient dans les ténèbres ; mais plus le regard s’éloignait, plus la cité devenait indistincte ; elle se changeait en un amas de maisons en pierre ou en bois, jetées les unes par-dessus les autres, traversé par des rues, crevé par des places et des jardins ; parfois, un large bâtiment, un temple, un collège ou un mausolée, déplié dans l’encombrement des demeures, paraissait avoir écrasé tout un quartier. Au bout de la ville, juste avant la noire marée des champs, on devinait les murailles à une vague délimitation, d’où surgissaient des tourelles.

Tout cela dormait dans un calme effrayant.

La princesse ne portait qu’une robe ouverte aux manches, et sur la tête un large anneau en bronze doré, décoré d’arabesques de couleurs. Un vent léger s’engouffrait dans les plissures de sa robe. Elle était pieds nus, immobile et blanche ; ainsi encadrée dans la voussure de l’arche, elle avait l’air d’une idole.

Autour, il n’y avait personne. La galerie s’allongeait tant que les arcs, les piliers disparaissaient peu à peu dans la noirceur indéfinie des ombres ; mais la lumière du soir, qui pénétrait entre les arcades, éparpillait par intervalles des coulées grises, pareilles à des taches de cendre étincelante contre les dalles. Au plafond, les ogives, croisées, ressemblaient à des araignées monstrueuses, tapies dans l’ombre de la nuit.

Elle entendit l’écho de pas se rapprochant. Maldar parut.

Ses bottes le rehaussaient ; des boucles de bronze retenaient, par-dessus une longue tunique brune fendue aux jambes et serrée à la ceinture, un plastron de cuir orné de motifs en arabesques ; sa lourde cape en col de fourrure, tombante, plissée telle qu’un rideau, était attachée au niveau de l’épaule droite par un fermail incrusté d’améthyste ; elle enveloppait ses épaules, ses bras, puis s’arrêtait à la ligne des talons. Ses cheveux, sa barbe ruisselaient contre son visage ; ses yeux ronds, d’un vert étonnamment clair, flamboyaient dans l’obscurité.

« Que veux-tu ? » demanda-t-il.

Elle le fixa de ses prunelles pâles ; elle ressemblait à son père : une petite bouche pincée, un nez plutôt fin, et un visage aux traits durs, avec deux grands iris d’un bleu glacial.

« Mon oncle est trop fort, répondit-elle en soupirant, même pour nous deux. Mellëador est parti… Nous sommes si seuls ! »

Il allait répondre ; mais soudain, il y eut des clameurs dans la ville, et comme un bruit de cavalcade. Ils regardèrent.

Les bourgeois ouvraient les fenêtres, se penchaient dans les rues. Des trompettes retentirent cependant que des groupements, massés aux bords des rues, poussaient des cris. Varden surgit de l’angle d’une rue. Il était monté sur un cheval noir ; sa cotte en mailles d’or dépassait de son surcot, teinté aux couleurs de ses armes ; son épée formidable pendait d’une large ceinture à boucle incrustée. Il brandissait, sous les regards du peuple, un étendard avec le blason du royaume. Les princes d’Erland et de Dorinessa, Galéad et Aénor, cavalaient autour de lui, ainsi que son fils Téagan, bouffi d’arrogance, et le gros prêtre de Valinari, accompagné de toute l’escorte de ses servants. Une foule de petits seigneurs suivaient derrière.

Les gens l’acclamaient : « Vive le prince ! » On alluma des flambeaux. « Vive le prince Varden ! » Il y eut des applaudissements, on lui jetait des pièces, une jeune femme offrit des fleurs. Le seigneur du pays d’Ardan traversa la rue au trot, en agitant son étendard, et tout aussitôt disparut dans la ville.

Maldar avait senti son cœur battre sous l’effet d’une colère immense.

« Je le tuerai ! dit-il dans un murmure. Je le tuerai, lui et tous ses hommes !

— Non ! répondit Fégara. Ta bravoure peut te valoir la gloire ; elle ne peut te faire accomplir l’impossible ! Tu pourrais désarçonner mon oncle au tournoi, et même sur un champ de bataille. Mais ses armées ? Ce serait notre ruine, tu le sais ! »

En bas, les groupes se dispersaient.

La popularité du frère de Felgar n’avait cessé de s’accroître. Il dépensait des sommes considérables afin d’infléchir à sa cause les corporations les plus influentes, celles des bouchers et des talemeliers, celle des tisserands, celles des pêcheurs et des armuriers. Aux temples, il faisait déclamer les orateurs à son avantage ; des crieurs publics, des prêcheurs hideux, maigres, fanatiques, se hissaient en pleine journée sur des estrades élevées aux places les plus fréquentées, parfois à deux rues du palais, pour se répandre en invectives contre Fégara. Ils lui reprochaient son goût du luxe, sa paresse, son incapacité à gouverner ; ils l’accusaient encore d’avoir volé la couronne, et même d’avoir empoisonné son père et ses frères.

« Que faire, alors ? » demanda le prince.

Un silence profond s’établit.

« Une idée m’a traversé l’esprit, répondit enfin la princesse. Mais je ne sais… »

Elle s’interrompit ; Maldar s’approcha ; et, d’une voix caressante :

« Quelle est-elle ?

— Il y a dans les bas-fonds des Mines, chuchota-t-elle en baissant les yeux, une vieille femme… »

Le prince pâlit, recula d’un pas ; il la contemplait la bouche béante, avec de l’horreur dans ses yeux grands ouverts.

« Lobélia !… »

Sans doute, elle parlait de la sorcière ! Elle l’aurait connue dans sa jeunesse, quand son père l’avait engagée dans la voie des traditions mystiques, et qu’elle s’était formée aux mystères de la religion !

« Par les dieux, reprit-il, tu n’y penses pas ! Sais-tu seulement ce que l’on raconte à son propos ?

— Mais elle peut nous servir, répliqua Fégara. Elle est puissante, et nous sommes riches ; elle nous obéira, par cupidité. Et nous triompherons ! »

Maldar secouait la tête. Il répondit :

« C’est elle, qui triomphera : nous tomberons dans ses charmes. C’est la fille d’Océis ! Elle devient serpent chaque fois que la lune est pleine ; elle pratique la magie noire, elle fait danser les braises. Et elle porte un flambeau, par lequel elle conduit les hommes à la folie ! Lui as-tu déjà parlé ? Lui parles-tu encore ? Tu ne dois plus la voir ! »

Sa voix tremblait.

Bien des mystères entouraient la sorcière ; mais l’on n’ignorait point qu’elle savait l’art des poisons, et certains même la prenaient pour une divinité obscure, exilée, maudite. Elle vivait avec les pauvres, dans une demeure inconnue ; et puisqu’elle changeait d’apparence à son gré, nul ne connaissait son visage véritable.

Si le prince se récriait tant, c’est parce qu’il sentait inconsciemment que l’idée le séduisait, et la possibilité de s’y abandonner l’épouvantait.

« Même ton oncle en a peur ! » ajouta-t-il, comme argument dernier.

Il se disait que la princesse n’avait point sérieusement envisagé la chose, et que sa propre résolution allait bientôt lui paraître odieuse. Mais elle s’obstina :

« Eh quoi ? Tu es le plus téméraire, le plus brave des chevaliers ; et tu aurais peur d’une vipère ? »

Elle lui montra comment la sorcière pourrait leur être utile. Son oncle, Varden, n’était puissant que parce qu’il était riche ; les hommes qui se laissaient corrompre étaient lâches toujours, et couards ; on le cernerait de cadavres, et il se découragerait. Quelques têtes justement, qui méritaient bien de tomber, les empêchaient de dominer le Conseil. Samador, le prêtre de Vilivé, ne commandait-il pas aux prêcheurs des temples ? S’il tombait, on ne sermonnerait plus tant contre eux lors des cérémonies ; ils n’auraient plus qu’à faire jouer leur influence, pour que son successeur leur soit moins défavorable. Le prévôt des marchands ne pouvait-il en une heure échauffer les corporations, provoquer des émeutes, menacer le palais ? On le disait puissant, car nécessaire ; sa mort sèmerait le trouble parmi les guildes et les confréries. Quant aux crieurs publics, on leur ferait boire des philtres, et ils ne pourraient plus prononcer un seul mot sans cracher des clous de fers !

Elle invoqua toutes les raisons possibles. On pouvait bien sacrifier ceux qui, par malice, déchiraient le royaume ; est-ce qu’ils n’étaient point responsables des famines et des épidémies ? Puis, les suppôts du prince d’Ardan menaient les provinces à la guerre ; l’on courrait au-devant de malheurs tragiques, si l’on répugnait trop à les contrarier par des crimes secondaires, insignifiants, et justes par là même.

« Qu’importent les morts ! Si Belgarod resplendit comme avant, si la couronne brille de nouveau de son éclat d’or ! Si la paix règne à Carmora, si la prospérité revient, si notre règne est grand ! »

Elle frémissait, la peau tendue, apparemment prête à se fissurer.

Maldar, depuis la galerie, considérait l’arc de triomphe dont le sommet dépassait des toitures. Il s’appuya des deux mains contre la rambarde, subjugué tout à coup par une hallucination. L’arc brûlait, la ville grondait d’un bruit de guerre ; et par un discernement inexprimable, comme dans un rêve, il comprenait que cette guerre s’étendait par-delà les murs, les fleuves et les provinces, et dans le royaume jusqu’au bord de l’océan.

Il ferma les yeux ; la vision se dissipa.

« Paroles ! dit-il. Vanité ! »

Il avait repris ses esprits. Il pensa qu’il était idiot de s’être laissé entraîner à de telles divagations. Et, dans un ricanement :

« La trouveras-tu seulement, si tu la cherches ?

— Mais je l’ai déjà trouvée, répondit Fégara. Pourquoi crois-tu que je t’ai fait venir ici ? »

Elle s’écarta :

« La voici ! »

Lobélia sortit des ténèbres.

Elle marchait vers lui en glissant, pareille à un serpent. Son visage fardé, avec du vermillon appliqué sur les lèvres, et autour des yeux, un noir qui renforçait l’éclat profond de ses prunelles vertes, le figeait. Ses cheveux, attachés en longues tresses tenues par des anneaux de bronze, lui tombaient jusqu’aux reins. Elle portait sur la tête un diadème en or, d’où pendaient des guirlandes avec des pommes de senteur. Des cercles argentés entouraient les hauts de ses bras, et retenaient, avec les bracelets de ses poignets, des chaînettes en perles, auxquelles étaient suspendues des runes et des amulettes. Elle n’avait pour tout vêtement qu’un voile couleur de jade, traînant à ses pieds, lié au-dessus des hanches par une fibule, et orné au bassin d’arabesques flavescentes. Une énorme parure, qu’elle portait autour du cou, s’étalait entre ses seins : elle avait l’air d’une coulure d’or, qui charriait des joyaux rouges, verts et jaunes.

« N’aie pas peur, disait-elle d’une voix caressante, Maldar, mon prince, viens à moi !

— Arrière ! » s’écria Maldar.

Elle s’avançait, il ne pouvait s’enfuir ; il demeurait le dos appuyé contre une arche de la galerie.

« N’es-tu point las des injures, poursuivit-elle, des querelles, des affronts ? Ah ! Tu as bien raison ! L’humiliation que Varden inflige à ta nièce rejaillit contre toi ; il l’emportera bientôt, et tu disparaîtras des chroniques, renversé sous le poids énorme de sa gloire !

— Non ! Non !

— Mais cette fatalité n’est pas irrévocable ; il est possible encore de la tourner en ta faveur ! Donne-moi des colliers, de l’or et des parfums, et je te ferai roi ! Tes mains ne seront point salies, ni ton honneur souillé. Ta femme recouvrera les droits sacrés de sa race ; elle régnera, et tu siégeras sur le trône à ses côtés ! Rappelle-toi ton retour triomphal à Belgarod, après Tullia ; et les clameurs du tournoi, quand tu brillais dans la lice ! Est-ce que tu ne mérites point de porter la couronne ? Tu défilerais dans ton char sous les applaudissements du peuple ; l’on t’obéirait, l’on te craindrait, l’on te célébrerait, jusqu’au pied des montagnes ! Viens ! Viens ! »

La galerie parut s’éclairer d’une lueur éblouissante, comme si un morceau du soleil y était descendu. La sorcière tendait les bras, ses bijoux étincelaient ; et, comme le prince la contemplait, il lui semblait que mille étoiles scintillaient dans son regard vaste, et qu’il contenait tout un univers.

 

۝

 

L’un de ces crieurs, qui prêchaient sur les parvis des temples contre Fégara, essoufflé curieusement pendant son discours, tituba, fit trois pas en avant, tomba au sol ; puis, il porta les mains à sa gorge et mourut dans des convulsions, avec des flots d’écume débordant des lèvres. On en retrouva peu après un second, étendu par terre, la bouche béante.

Tous parlèrent d’empoisonnement ; la panique se répandit. Samador, le prêtre de Valinari, persuadé que l’on chercherait à l’assassiner, entra dans une terreur folle. Comme il suspectait le monde entier, il s’enferma dans son temple ; il fit goûter ses boissons, ses plats, ses desserts ; mais il commença de soupçonner même ses goûteurs. Alors, il eut l’idée de s’immuniser contre les poisons, en en buvant chaque jour de petites quantités. Cela finit par le tuer.

Le seigneur de Laggo se vantait ouvertement d’être capable de séduire la princesse ; et il ajoutait qu’il la déshonorerait quand il le voudrait, afin de prouver sa débauche. Un soir, il s’effondra, avec au ventre des douleurs intolérables, et en crachant par filets du sang noir comme de l’encre ; au matin, il était mort. Un thane de la Ligue, Tybalt, osa bientôt dénoncer la princesse ; il la traita de félonne, de parjure, de meurtrière. On le retrouva dans son lit le lendemain, inerte, avec du venin sur les paupières, sur les lèvres, et dans les creux des oreilles.

Le prince du pays d’Ardan, encore une fois, se sentait impuissant. Il se mit à craindre pour sa propre vie. Il n’acceptait plus rien qui ne venait de ses cuisines ; il exigeait que les goûteurs mangent dans son assiette, devant ses yeux ; au moindre doute, il faisait tout jeter. Une fois, ses chiens périrent après avoir dévoré les restes.

Il tremblait pour son fils, surtout. Car son orgueil, étrangement, devenait moins égoïste à mesure qu’il vieillissait ; il ne recherchait plus tant la gloire pour lui-même, que pour son nom ; et il se prenait pour Téagan d’une affection plus fervente que jamais. Alors, il le gardait reclus dans ses quartiers, et même il lui refusait de tenir sa cour.

« Tu fonderas une dynastie ! Ta vie est trop précieuse ! »

Il voulut se servir des corporations pour soulever le peuple, envahir le palais, renverser sa nièce. Il convoqua Odmas, le prévôt des marchands. Ils résolurent d’agir ; mais un délire s’empara du prévôt. Et il se trancha la gorge avec son poignard, au bord du fleuve, en pleine journée.

Métélès, le grand-prêtre d’Aémyr, venait maintenant chaque jour rendre visite à la princesse. Elle le recevait à sa terrasse, parfois dans les jardins, au verger où grandissaient des pommiers. Les motifs entrelacés, brodés aux épaules de sa robe longue, disparaissaient entièrement sous l’épaisseur de ses cheveux dénoués. Le médaillon d’argent qui reposait contre sa poitrine, entre les échancrures plongeantes de l’étoffe, paraissait moins froid, moins pâle, moins dur que son propre visage, âpre et rigide comme celui d’une prêtresse.

Ils se promenaient en parlant. De grands tétras, rengorgés, caquetaient dans les buissons. Les arbres ployaient sous l’abondance des fruits. Le soleil attiédissait l’herbe, un vent chaud soufflait depuis l’azur du ciel. Il était impossible de deviner là l’ampleur des troubles dans la ville.

Métélès la flattait veulement. Il la comparait à son père, à cause de sa force d’âme, de sa sagesse immense, de sa générosité princière. Il ne doutait point qu’elle ne fût la plus légitime à régner sur Carmora ; d’ailleurs, elle en avait le droit absolu, puisqu’elle était la fille de Felgar. Et, la voix chevrotante, il lui jurait sa fidélité éternelle.

Fégara ne lui répondait même pas. Elle ne lui ordonnait que de rapporter les renseignements de ses espions, d’une sèche intonation. Il s’exécutait, dévoilant les moindres projets de Varden, lui décrivant tout de ses réunions secrètes, de ses confidences, de ses communications. Alors seulement, elle semblait se ranimer, et, quand il se taisait, lui tendait une coupe, ou bien une pomme qu’elle venait de cueillir. Il regardait ces dons avec horreur, et il y portait les lèvres en blêmissant, les yeux fermés ; puis il se retirait, le dos courbé, en marchant à reculons.

Mais la princesse restait le plus souvent mélancolique.

Le prince d’Iscarod, Maldar, la délaissait. Il ne sortait plus de sa tour. La sorcière se présentait dans sa chambre à tout instant, dévêtue par-dessus les hanches, couverte uniquement d’un drap noir frangé d’or, et ses cheveux étaient d’airain ; les paupières à demi fermées, elle allait vers lui d’un pas félin, pareille à une chatte, comme en équilibre sur un fil. Une toile légère, parfois, était suspendue à son épaule droite ; l’autre pan, en retombant, découvrait un sein. Mais toujours, un châle de soie restait déployé dans son dos, qui semblait tissé avec des fils du soleil, de la terre et de l’océan. Elle lui apparaissait belle comme la gloire, fascinante comme un nuage, terrifiante comme une tempête.

Lobélia l’obsédait. Elle s’allongeait dans son lit, entre les coussins, les lèvres entrouvertes ; et elle murmurait à son oreille :

« Je suis la maîtresse d’un héros ! »

Puis, elle le complimentait afin d’entretenir sa vanité. Elle déclarait d’une voix grave, de l’air de proclamer une vérité, qu’il était le plus pur, le plus grand, le plus noble ; elle le mesurait aux héros des poésies mythiques, aux chevaliers des sagas, aux dieux dans les batailles.

« Je connais l’avenir ! » lui disait-elle.

Il accomplirait des choses prodigieuses : il gagnerait des guerres, élèverait le royaume, et répandrait sa richesse plus largement qu’un fleuve se déverse dans la mer.

« Mais aussi tu entreras dans la forêt ténébreuse, et tu en rapporteras la tête de Férar, le sanglier géant ! Tu vaincras le dragon de la forêt de Dägor, et boiras son précieux venin !

— Comment vais-je mourir ? demandait Maldar, en haletant.

— Tu connaîtras tant la gloire, seigneur, que les dieux te changeront en constellation : tu t’éparpilleras dans l’univers, en soleils ! »

Elle l’enflammait d’un désir brusque. Ils s’unissaient. Puis il s’endormait, ivre de fatigue ; quand il s’éveillait, elle avait disparu.

Il se levait tout chancelant et marchait jusqu’à la terrasse, l’œil fixe, d’un air hagard. Les croisillons des fenêtres découpaient la lumière pourpre du crépuscule en rayures multipliées ; les reflets des plateaux d’argent, des dorures du baldaquin, des bijoux étalés faisaient des miroitements ; mais les plantes, dans l’ombre, semblaient des bêtes accroupies, avec de longs doigts hideux qui se prolongeaient.

Il s’accoudait à la rambarde et contemplait longuement la ville ; soudain, il pleurait et s’écroulait par terre, désolé, malade, le cœur vide, l’âme affamée de besoins nouveaux, à la fois lancinants et impérieux.

Il se représentait chaque jour sa propre apothéose, plus nette qu’un souvenir ; il se voyait debout sur le quadrige, avec les lauriers, les insignes, la liesse épandue. Mais, quand il marchait sur un objet qui traînait, il croyait avoir écrasé un serpent ; il regardait ses pieds, des couleuvres entremêlées se tordaient sur les dalles, et il perdait l’équilibre.

D’autres hallucinations le harcelaient. À la chasse, les animaux qu’il tuait possédaient les visages de ses victimes ; il entendait résonner dans sa tête des voix intolérables ; il apercevait des spectres dans les miroirs ; et le vin avait le goût du sang.

Il fit mettre à mort ses valets, parce qu’il crut surprendre entre eux des regards de connivence. Une nuit, il se prit pour Sinastar, le héros qui sauva des loups l’aigle Ganymère, s’éleva sur son dos jusqu’au ciel, et puis disparut dans le cœur du soleil.

« La terre s’éloigne ! hurla-t-il, debout sur sa chaise, les cheveux dressés. Les montagnes sont des collines, les fleuves des cordes, les forêts des ombres ! L’océan n’est plus qu’un lac ! »

Un vertige le tirait en avant ; il poussa un grand cri, et tomba à la renverse.

Il se figurait certains jours que ses os étaient fragiles comme du verre ; il s’enfonçait tout entier entre des amas de coussins, et refusait obstinément de sortir de son lit.

Il faisait des rêves terribles. Il se retrouvait perdu sur un rocher au milieu de la mer, battu par les vagues, et un dragon qui rôdait autour jaillissait hors de l’eau pour le dévorer ; quelquefois, il tombait dans un gouffre indéfiniment, et attendait de s’écraser à tout moment ; ou bien il flottait à l’intérieur d’un insondable néant.

Il appelait Lobélia ; elle lui donnait à boire une tisane de ginseng, de miel de fleurs et de baies d’argousier, et d’autres choses inconnues. Il la buvait à pleine bouche tandis qu’elle fumait ; une langueur extrême, délicieuse, lui alourdissait les membres. Puis il fermait les yeux, et la sorcière saupoudrait sur ses paupières de la cendre de bois de renne ; alors, il était envahi de voluptés charnelles, et se coulait jusqu’à l’aube dans des mirages concupiscents.

Quand il sortait de ses appartements, de moins en moins souvent, c’était pour se livrer à des débauches frénétiques.

Un soir, il convia ses fidèles à un festin, qu’il paya sur l’or de la couronne.

La table du prince, en chêne, avait été dressée sur une longue estrade ; les convives, en contrebas, s’étalaient sur plusieurs divans, disposés comme des bancs, dissimulés sous des étoffes de soie et des coussins rembourrés de plumes. Ils allongeaient mollement les bras pour attraper les fruits, les galettes, les coupes ; et souvent ils heurtaient d’autres mets, car les planches étaient chargées de pains, de viandes et de fromages.

Les tapis, sur le sol, étaient recouverts par les ordures et les souillures du vin.

Un prince d’Ellëriën racontait les exploits de ses combats contre les Varages : il avait, disait-il, pillé trois bergeries, enfermé les bêtes avec les hommes dans un campement, mis le feu aux tentes — et, comme les scélérats l’avaient supplié d’arrêter le supplice, il avait ordonné à ses hommes d’uriner contre les flammes, afin d’éteindre l’incendie. Un autre narrait ses déboires avec les fils de Mägnor, au nord du pays d’Elbërën ; lui avait dû punir des soldats qui venaient de s’en prendre à une mère, à sa fille, mais encore aux chèvres du troupeau ; à la chute, des rires s’élevèrent, sonores, vibrants tels des cris dans la bataille.

Cependant la nuit s’étirait. Les flammes dansaient par-dessus les bords des braseros ; les braises montaient dans l’air au milieu des fumées, qui disparaissaient progressivement dans la hauteur du plafond.

Des esclaves, mode nouvelle introduite pour le festin et jusqu’alors inconnue, circulaient dans la grande salle entre les hôtes, les yeux bas. Les sortes de pagnes qui les revêtaient laissaient à découvert leurs chevilles, leurs poignets, et l’on y distinguait, à la lueur des flambeaux, les marques rouges de leurs conditions. Ils amenaient dans des plateaux des brochets, des morues, des volailles et du gibier, et puis des corbeilles de mûres, de myrtilles, de framboises ; d’autres, qui portaient des jarres énormes, remplissaient sans arrêt les vases, les coupes, et parfois les gorges directement.

Les ménestrels jouaient continuellement ; des groupes se formaient autour des amuseurs ; des disputes éclataient entre les bouffonneries. Les gens maintenant occupaient tout l’espace ; des hommes ivres étaient couchés par terre, et les effluves des haleines, des mets, des liqueurs s’exhalaient en émanations chaudes. Mais les plats se succédaient. On mordait dans les viandes à pleines dents, le jus dégouttait dans les barbes. Galléor, seigneur du Rindelhem, se fit vomir, mangea, et se fit vomir de nouveau.

Des ours, tirés par des valets qui les tenaient en laisse, grâce à des anneaux passés autour de leurs cous, jonglaient avec des brandons. Une courtisane avait surgi de derrière un rideau ; elle renversait un nectar sur le corps du thane de Tonthena ; elle en mettait dans sa bouche et le crachait dans la sienne ; il en tremblait de plaisir, la tête en arrière, les yeux révulsés. D’autres, en même temps, dansaient en cambrant les reins, presque nues ; et les hommes les regardaient fixement, les narines dilatées, la bouche entrouverte, la respiration lourde.

Un vieillard, peu avant l’aurore, se leva tout à coup et prit la parole. Il paraissait plus vénérable que les autres ; on se tut pour l’écouter. Et d’une voix caverneuse, il raconta la bataille épique livrée par le roi Felgar, dans sa jeunesse, au roi Dargo ; comment il avait culbuté, avec une audace de dieu de la guerre, la chevalerie de Ragau, comment il avait soumis le félon Garédys, ravagé les tours et les places de son beau pays ; et puis comment il avait poursuivi le seigneur d’Erland jusqu’aux sommets des Faëlins, et, l’ayant enfin débusqué, percé de ses javelots, avant de retourner chez lui accompagné d’une incommensurable cohue d’hommes, et de faire la fête sans interruption pendant cent vingts jours. Puis, il narra l’invasion de l’île d’Alfällon, et la victoire de Tullia.

« Vive la reine Fégara ! » cria-t-il, pour conclure.

« Et vive le roi Maldar ! » répétèrent tous les autres comme un hommage, avec fièvre, en buvant de grosses gorgées de vin clair, en s’empiffrant comme des barbares.

Mais la nuit pâlissait. Il y en eut qui se déguisèrent en trolls, avec des cornes sur la tête et des queues fourchues ; enchaînés les uns derrière les autres, ils poursuivaient des femmes à demi dévêtues figurant des nixes, en tenant des torches allumées, et manquaient à chaque instant de flamber les rideaux. Ils poussaient des hurlements qui se réunissaient aux accords des lyres, des flûtes, des tambours, et retentissaient jusque dans les rues autour du palais.

Fégara, depuis sa terrasse, écoutait les rumeurs de la fête, les poings crispés, les lèvres serrées. Elle rentra ; puis elle détacha ses cheveux, les ébouriffa, se couvrit d’un voile usé, de vêtements pauvres, et descendit par différentes venelles jusqu’au quartier des Mines.

La nuit finissait ; les rues étaient désertes. Elle s’enfonça dans une impasse où flottait une brume continuelle, si épaisse que l’on n’en pouvait apercevoir le bout. Parvenue devant une porte en bois, branlante, elle la poussa, et pénétra dans une masure hideuse.

Elle était plutôt désordonnée. Des parchemins traînaient par terre, avec des fioles, des fleurs de bardane, des coquillages, des plumes, des os. Des grimoires, dans un coin, étaient rangés sur une étagère ; une sorte de banc, disposé devant, disparaissait à demi sous une couverture de feutre rouge, sur laquelle dormait un chat noir. Un peu plus loin, une bougie sur un écritoire achevait de se consumer, à côté d’un coffre de labradorites. Des amphores étaient alignées contre un mur.

C’était l’antre de Lobélia.

L’enchanteresse était assise à une table, sous une fenêtre en demi-cercle encadrée de rideaux noirs, ornés dans les plis de figures monstrueuses ; elle versait un liquide à l’intérieur d’une petite coupe, lentement, le visage concentré, les épaules voûtées.

« Partez ! » lui dit Fégara.

La sorcière s’interrompit.

« Pourquoi ? répondit-elle. C’est vous, qui m’avez suppliée ! »

Elle considéra la princesse avec des yeux flambants.

« Les remords ? »

Fégara blêmit.

« La jalousie ?… » reprit la magicienne.

Et tout d’un coup, elle se métamorphosa en une femme superbe, digne, orgueilleuse. Les manches béantes de sa large robe, blanche, bandée d’une ceinture tressée d’où pendaient des cordons, laissaient voir une tunique en écailles dorées. Ses cheveux étaient entortillés en longues nattes ; son visage avec une petite bouche pincée, un nez fin et un visage aux traits durs, où brillaient deux grands iris d’un bleu glacial, ressemblait à s’y méprendre à celui de Fégara.

La princesse se raidit. Lobélia, qui crut que sa rage allait éclater, présageait quelque chose de formidable ; mais elle répondit simplement :

« Sorcière !… »

Et elle s’enfuit, en courant, dans les premières lueurs de l’aube.