Les Chants de Carmora


 

CHANT V

MELLËADOR

 

L’orgueil de Varden, démesuré, l’excitait contre sa nièce d’une haine inaltérable. La princesse lui rappelait sa déconvenue devant les murs de Belgarod ; elle était le rappel de son impuissance, une humiliation dont il se vengeait en la honnissant. Mais, surtout, il ne pouvait l’imaginer portant la couronne, sans être aussitôt dévoré d’une inconcevable envie de la posséder à sa place. Pour lui, le cadet, toute sa vie, ce désir n’avait été qu’une chimère ; il le touchait maintenant du bout des doigts, et seule Fégara empêchait qu’il s’accomplisse ; alors, parce qu’elle était le dernier rempart à ses prétentions les plus élevées, il la maudissait, et ne rêvait que de l’anéantir.

Il invoquait devant ses féaux de vieilles coutumes ; il prenait à témoin le cadavre du roi Felgar : il citait des promesses qu’il aurait faites de son vivant, mais dont on doutait de la réalité, et qui d’ailleurs se contredisaient. Cependant, plus il y pensait, plus il croyait au bien-fondé de ses prétentions, par une sorte de convoitise qui l’obsédait. La couronne avait toujours été mâle ; il était fils de roi, frère de roi ; pourquoi donc lui refuser ce titre, et le droit de le transmettre à son fils ?

Il s’imaginait déjà régnant sur Carmora. Il posait devant son miroir tel qu’un souverain, à l’antique, une couronne en sapin sur la tête, drapé jusqu’aux talons dans les replis lourds d’une longue toge de pourpre. Emporté par ses propres songes, il se représentait comme le fondateur d’une dynastie régénérée, puissante, millénaire. Cette image le pénétrait d’enthousiasme ; et puisqu’il touchait au pouvoir, même partiellement, elle devenait une idée fixe. Enfin, il voyait dans les morts simultanées de Felgar, d’Halldor et de Vagan un présage du ciel, dont la signification lui était évidemment favorable, et que ses prêtres interprétaient à son avantage.

Fégara demeurait impassible à ses colères ; cette indifférence l’exaspérait.

« Mais je la ferai tant ployer, disait-il à son fils, qu’un jour, elle se brisera ! »

Il avouait à Téagan, fasciné en même temps qu’épouvanté par son acharnement terrible, n’avoir conclu la paix que pour diminuer le royaume de l’intérieur, afin de mieux s’en emparer ; et il promettait de l’affamer, de le dévaster, de le brûler depuis la mer jusqu’aux montagnes, pour jouir seulement d’y voir sa nièce agoniser dans les trous des ruines, entre les fumées des incendies !

« Mais la couronne sera mienne ! »

Elle avait perdu de sa gloire, pourtant. Le gouvernement, en effet, était échu à la fois au prince et à sa nièce. Ils étaient moins que des rois, des régents ; et, comme la force du royaume résidait habituellement dans la figure de son roi, leur aversion réciproque affaiblissait la couronne de jour en jour.

Ils avaient nommé vingt membres chacun, qui formaient le Conseil de la cité. Trois fois par lune, ils se réunissaient dans une salle du palais, large, circulaire, bâtie de manière à symboliser l’unité du monde, avec une grande table ronde et des sièges en ivoire. La princesse Fégara, d’ordinaire, ouvrait la séance en adressant des paroles de reproche à son oncle : le thane d’Aspär était félon ; à Calyador, Féder avait succédé à son père sans même chercher la confirmation de la couronne ; plusieurs cités, au sud principalement, ne reconnaissaient plus depuis longtemps la suzeraineté de Belgarod ; il fallait convoquer l’ost, qu’attendait-on ? Dans certains quartiers, des prêtres accusaient Maldar de n’importe quoi pour discréditer le Conseil, d’adultère et de sorcellerie, et même de faux-monnayage : d’où provenaient ces rumeurs ? On recevait de l’île d’Alfällon les nouvelles les plus inquiétantes : était-ce lui qui fomentait les révoltes ? Et elle continuait la liste inlassablement, l’accusant de tous les crimes, lui imputant également la responsabilité des grêles et des tremblements de terre. Le prince attendait qu’elle eût fini ; puis, il balayait les griefs de sa nièce dédaigneusement : elle exagérait les menaces ; on l’avait mal informée ; elle mentait pour le calomnier !

Autour de la table, on s’animait. Les membres, de vieux princes, leudes et thanes, ou chevaliers-prêtres aux paupières tombantes, ensevelis de bijoux, tous gros et riches, inébranlables et comme toujours ennuyés, s’éveillaient soudain ; furieux, ils se soulevaient de leurs sièges, criaient debout, les bras levés en l’air ; ils vociféraient des injures, le visage rubicond, la barbe tressaillante, en tapant les poings sur la table, et leurs bonnets branlaient sur leurs têtes.

« C’est par ta faute, disaient les uns, qu’il nous manque un roi ! Voleuse ! Félonne ! Et tu oses nous accuser !

— Traîtres ! répondaient les autres. Menteurs ! Vous aviez juré d’être fidèles ! »

Le prince Varden, bondissant d’une rage irréfrénable, se répandait en invectives contre Maldar, contre la princesse, contre leurs liges. Il ne pensait qu’à la couronne, et toutes ses frustrations s’exprimaient en emportements ; il hurlait à faire trembler les murs du palais. Son ardeur entraînait ses hommes, effarait les autres ; il prononçait des malédictions, il appelait les dieux constamment. L’opposition entretenait son irritation ; il en exécrait d’autant plus les adversaires de son triomphe ; quand il roulait ses yeux fous, en gesticulant, les torches pâlissaient, et même son fils, Téagan, se tassait sur sa chaise.

Il fallait réunir la majorité pour adopter la moindre mesure ; elle était rare ; le gouvernement, empêché, paralysait l’administration du royaume, et les provinces se divisaient.

À cause des pluies, le bétail au nord succomba, les récoltes pourrirent, une famine commença. Le prince d’Iscarod et du Mordarën, Maldar, époux de Fégara, supplia auprès du Conseil qu’on lui expédiât grain, malt et farine. Le prince Varden disait que c’était un stratagème ; il l’accusait de chercher à ruiner la Ligue ; il ordonna de n’envoyer aucune réserve. Alors, on vit des bandes de voleurs courir les routes, des pillards s’en prendre aux chevaliers, aux voyageurs, aux marchands. Les seigneurs appauvris ne pouvaient plus défendre leurs terres ; elles demeuraient en friche, et les châteaux, saccagés, étaient abandonnés. La misère peu à peu s’étendit. Des chèvres amaigries, solitaires, sautillaient entre les débris des hameaux démolis ; des moutons marchaient en boitant le long des chemins, la laine pendante, le cou décharné. Des ours, qui étaient sortis de leurs cavernes, repus par les charognes, s’affalaient dans les enclos déserts ; et des loups rôdaient dans les champs où pourrissaient les restes.

Puis, le Conseil supprima les taxes sur les biens des foyers, établies par Felgar afin d’entretenir la guerre, mais qui n’étaient plus justifiées. L’Assemblée des Riches, réunion des bourgeois, des marchands, des chefs des corporations, disposait du pouvoir de rejeter les décrets du gouvernement ; elle l’exerça, car le trésor était vide. Le roi seul avait la capacité de passer outre ; il n’y en avait plus ; il fallait l’accord des deux régents. Le prince Varden courtisait les corporations ; il accepta une alliance ; et, malgré les supplications de Fégara, de ses fidèles, du Conseil majoritaire, il décida finalement de ne point donner son accord.

Mais le peuple avait cru que la suppression des taxes était définitive ; des émeutes éclatèrent. Le prince paya les meneurs, couvrit les coupables, fit haranguer contre sa nièce. L’ampleur de la rébellion dépassa ses attentes ; à Belgarod, les haines se réunirent contre Fégara, à cause de la propagande ; il y eut des maisons renversées, des quartiers incendiés, des gens massacrés. Les hommes de la princesse, dès qu’ils sortaient dans les rues, étaient pris à partie par la foule. Des pauvres envahirent même les jardins du palais ; cependant ils n’osèrent point en enfoncer les portes ; ils aboyèrent contre Maldar, contre la fille de Felgar, ignoblement ; il fallut faire intervenir la Garde pour les disperser, et la révolte s’apaisa.

 

۝

 

Mellëador, l’enchanteur, souffrait d’une peine écrasante. Il lui semblait avoir trahi Felgar ; il regrettait d’avoir poussé la princesse à un compromis tragique. Il se sentait maintenant coupable de toutes les misères ; et sa responsabilité lui pesait extraordinairement.

Un soir, il vint se recueillir à l’autel du temple d’Aémyr. La foule, dehors, célébrait Mashana, la première nuit d’automne, la fête du dieu des morts. Les gens défilaient sous la colonnade en granit du pronaos, déguisés de façon hideuse, et les flambeaux allongeaient démesurément contre la façade leurs ombres convulsives. L’or du soleil couchant crevait les masses noires du ciel gonflé d’orage ; ses derniers rayons, rougeâtres, enflammaient les tuiles de bronze de l’ample dôme.

Le magicien écoutait distraitement les cris, en marchant, d’un pas lent, d’une colonne à l’autre. Au-dessus des piliers, entre deux corniches, des fenêtres grillagées, entourées par des plaques de marbre et des rectangles de porphyre, tamisaient la clarté du crépuscule. La corniche supérieure soutenait une gigantesque coupole, revêtue de blocs en marbre également ; elle était constituée de cinq anneaux disposés les uns sur les autres, de plus en plus petits, dans lesquels on avait creusé vingt-huit caissons ; à l’intérieur de ces caissons, des étoiles en bronze formaient comme la totalité d’un ciel. La lumière du soir pénétrait à l’intérieur du monument, par l’oculus, en vapeur de cuivre ; mais elle s’affaiblissait tandis qu’elle retombait, et le dallage, en porphyre, orné de ronds et de carrés, demeurait largement plongé dans la pénombre.

L’enchanteur fit le tour de la rotonde ; à chaque fois qu’il passait devant les exèdres bordées de pilastres, il s’arrêtait devant les statues dans les niches, et les contemplait le regard triste : Vilivé, le géant de l’aurore des temps, né de la glace et du feu ; Gelmyr, qui chevauche le destrier des eaux ; Valinari, lié à trois pierres avec les boyaux de ses fils, pour avoir révélé aux dieux leurs secrets les plus honteux ; Odéryr, qui séduisit la fille du Monarque-de-sous-la-Mer, et s’empara de l’hydromel ; Skadidor, le dieu des mers et des tempêtes, le vainqueur de Nadir changé en dragon pour avoir volé l’or de son père ; Aémyr, le roi des dieux, la lance en main, la barbe tombante et le casque ailé.

« Ciel ! murmurait-il, en même temps qu’il admirait les statues. Terre ! Feu du soleil ! Eau de la pluie ! »

Cependant des yeux jaunes, qui brillaient dans les ténèbres des entre-colonnes telles des prunelles de fauve dans la nuit, suivaient sa marche fixement.

« Sors de l’ombre, Métélès ! cria l’enchanteur. Je sais que tu es là. »

Sa voix résonna dans le temple vide. Le grand-prêtre surgit de derrière un pilier.

L’enchanteur excitait sa jalousie ; Mellëador, pourtant, ne conseillait point les régents. Mais il lui prêtait des intentions cupides, et, dans sa propre avidité, craignait qu’il ne l’éclipse un jour. Par un orgueil déplacé, il voulait croire que le magicien était un menteur, un ignorant qui trompait son monde, et il se moquait de lui auprès des autres prêtres, quand il avait le dos tourné. En vérité, le sorcier le terrorisait, à cause des pouvoirs nombreux qu’il lui supposait.

« Sois tranquille, reprit Mellëador, je vais partir. Et cette fois-ci, je ne reviendrai plus.

— Monseigneur, répondit Métélès, vous nous quittez ? »

Il déplora son départ en termes superbes et grandiloquents. On allait bien le regretter, au Conseil ; qui mieux que lui savait interpréter les songes ? lire les augures, deviner les intentions des dieux ? Mais il désirait en même temps assouvir sa curiosité, et cherchait négligemment à savoir où il s’en allait, par des questions insidieuses.

Mellëador ne l’écoutait pas. Il parcourait d’un regard las les édicules tour à tour, et puis la coupole, dont la forme ronde figurait toute l’envergure de l’univers. La nuit changeait les couleurs, assombrissait même le cœur de l’édifice ; tout à coup, il frappa ses mains l’une contre l’autre, et les flambeaux s’allumèrent.

La foule était partie. Le silence s’éternisait, lourd, suffoquant. Puis, le magicien se retourna :

« Regarde-moi, Métélès ! Ignores-tu qui je suis ?

— Maître ! dit le pontife.

— J’ai traversé les âges. J’ai sillonné le monde avec l’altière assurance d’un dieu, semblable aux älfes des montagnes, et les forêts pour moi étaient agréables comme des salons ! Ma sagesse, ma connaissance dépassaient celles des grands pontifes, et ma fortune aussi, et mon intelligence ! Les empereurs m’aimaient ! J’étais là quand les empires s’effondraient, quand les royaumes croulaient, et de mon absence ou de ma présence dépendaient leurs destinées ! »

Il parut s’agrandir. La lune levée enveloppait de sa pâleur les statues des dieux, et elles avaient l’air de s’animer au contact de cet embrassement. Les torches s’affaiblirent, comme si l’on avait étendu de grands voiles autour des flammes. Le prêtre se pétrifia d’effroi.

« J’ai préservé les hommes de bien des maux, reprit Mellëador, et les empires de bien des ruines. Quand la reine Iddala, pleurant, menaçait de changer le monde en un vaste champ de bataille, parce qu’un poison lui faisait aimer le premier fils du roi Dodélys, c’est moi, qui séchais ses larmes ! C’est moi, qui prévins le trépas du roi Maéldin ! Et c’est moi, encore, qui montrais au roi Felgar la voie qu’il devait suivre, s’il voulait imposer la paix avant le terme de son règne ! »

Il se tut. Blême, haletant, il n’avait plus l’air que d’un ancêtre fatigué ; la frayeur du prêtre se dissipa ; et il regarda l’enchanteur tel qu’il était véritablement, tout petit dans la grandeur du temple.

Mellëador, la tête basse, se sentait tiré par une pesanteur. L’empire, les royaumes, les guerres défilaient dans sa mémoire engourdie ; il se souvenait avec netteté des années de son enfance ; mais le monde aujourd’hui l’étourdissait, et souvent il lui paraissait plus lointain que ses premiers jours. Il ajouta, en s’appuyant d’une main contre l’un des piliers :

« Tu as raison, Métélès : je suis trop vieux ! »

Le grand-prêtre releva la tête et le contempla. Il souffrait lui aussi des aigreurs de l’âge ; il éprouva pour le vieillard une tendre pitié.

Mellëador promena à l’entour ses yeux éteints, courbé, maigre et les cheveux défaits ; son horrible serpent gisait dans les ramifications de son bâton, telle une écharpe abandonnée dans les branches d’un arbre effeuillé. Alors, il se dirigea lentement vers la statue de Skadidor, et répéta qu’il s’en allait. Métélès n’y tenait plus :

« Dites-moi où, seigneur ? »

Il espérait que son départ fût définitif. L’enchanteur lui jeta un regard insoutenable, lourd comme une montagne ; le prêtre entra la tête dans les épaules, en reculant. Et Mellëador répondit :

« Je traverserai, par-delà les Faëlins, les grottes de Roggadyr, les marais de Mollned, les cités en ruines de l’empire mort, et celles fastueuses des royaumes du Couchant, qui ont des panthéons tout en joyaux bâtis sur des collines de marbre, et des amphithéâtres circulaires, où des esclaves combattent à mains nues sous les hurlements du peuple ! Et puis la forêt de Célibore, plus grande qu’un pays, peuplée de singes immenses qui s’ébattent parmi les arbres, et d’araignées grosses comme des boucliers ! Je passerai le désert d’Ama qui recouvrit jadis la ville de Kerrys, parce qu’elle déplut à Volménia, le dieu du sable ! »

Métélès, effaré, ne savait plus s’il devait le croire ; mais il s’imaginait des choses merveilleuses, et soupçonnait plutôt l’enchanteur de cacher bien d’autres secrets.

« Et après ? demanda-t-il, essoufflé d’ébahissement.

— Après ? Je longerai le fleuve Bathana, qui charrie dans ses eaux tant de pétales, qu’il paraît de fleurs. Puis, j’entendrai le ronflement plaintif de la houle, quand elle s’écrase contre les grèves… Ce sera l’océan du Varasté. J’y mourrai solitaire ! Libre ! Éloigné pour toujours des affaires des hommes, qu’agite la vanité ! »

Le lendemain, il quitta Belgarod, au grand galop.