Les Chants de Carmora


 

CHANT IV

LE LAC

 

Le peuple était sorti dans les rues afin d’admirer l’entrée dans la cité du prince Varden, de son fils Téagan, et de toute l’escorte de leurs chevaliers. Les gens se massaient en larges flots bigarrés sur les terrasses, aux remparts, devant les maisons ; mais c’était une foule silencieuse et pétrifiée, glaciale. La colonne en armes la traversa lentement, dans l’attitude d’une procession, avec les drapeaux longs qui pendaient tristement au bout des hampes.

La princesse Fégara, d’abord, n’avait pas voulu céder aux arguments du magicien ; les semaines étaient passées. Cependant le prince, pris d’un doute atroce à la vue des murailles, puis de jour en jour gagné par l’impuissance, n’avait pu se résoudre à ordonner l’assaut. Ainsi, des deux côtés, l’on s’était mis à craindre d’engager la moindre action ; alors, l’oncle et la nièce, cédant tous deux d’irrésolution, avaient accepté de conclure une paix. Ils avaient décidé que le pouvoir serait partagé entre les mains des chefs des ligues réunis en conseil. Varden avait ordonné la levée du siège, embrassé sa nièce, et les défenseurs avaient ouvert les portes de Belgarod.

Les chevaux disparaissaient sous les caparaçons, les casques sous les plumes, les armures sous les tabards. Il y avait des géants du bord de l’océan, et des chevaliers des pieds des montagnes, qui avaient mis des couronnes de lauriers sur les têtes de leurs montures ; et puis les grands seigneurs, Siward du Mor Tawel, Galéad du pays d’Erland, Aénor de Dorinessa. La foule des habitants les regardait passer avec un mélange d’émerveillement, d’effarement et d’inquiétude ; ce n’était plus le peuple admiratif du Champ-des-Lys, mais la populace apeurée d’une ville conquise. Une espèce d’oppression commune pesait sur les poitrines, une crainte à l’idée d’abriter ces soldats ; et ils faisaient en se déplaçant un vacarme assourdissant au milieu du calme répandu. On les considérait tels que des ennemis, à présent ; les gens gardaient les lèvres closes, ouvraient des yeux méfiants ; ils eussent aimé mieux les voir s’en repartir en direction du sud. Seul Varden conservait quelque estime ; des groupes d’habitants, ici et là, l’applaudissaient en poussant des cris.

Dorán marchait à côté de son père, à quelques pas seulement du prince d’Ardan.

« Rien n’est plus comme avant », dit Aénor, en jetant autour de lui un coup d’œil circulaire. Et il soupira.

Il se souvenait de son entrée dans la ville derrière le roi Felgar, au retour de Tullia, onze années plus tôt, avec les parfums, les cris et les trompettes, les tentures et les guirlandes, et le ballet des colombes ; et puis le tournoi, l’excitation, la liesse.

Mais son fils, au même instant, contemplait intensément une tour au nord du palais, qui saillait entre deux dômes ; des contreforts la soutenaient sur les côtés ; elle avait des remplages aux fenêtres, et des tourelles aux angles des parapets. Son toit en pointe, de couleur verte, était surmonté d’un fleuron ; vers le troisième étage, ou le quatrième, des alignements d’arches, en calcaire blanc, étaient disposés sur une longue base en carré, toute dorée ; elles couvraient les quatre faces et donnaient sur un vaste balcon, chargé de tant de fleurs, d’arbustes et de plantes, qu’il semblait une forêt suspendue. Des guirlandes parcouraient les murs, sous lesquelles on devinait des sortes d’arabesques. Avec la brume et la distance, elle avait un peu l’air d’un mirage.

C’était la tour d’Ellinore, la tour de Ceanna.

Cela faisait plus d’un an qu’ils s’étaient quittés. C’était le jour des funérailles. Quand il lui avait annoncé devoir retourner avec son père à Dorinessa, Ceanna s’était figée. Elle n’avait jamais envisagé son départ, sans doute par l’instinct d’un intérêt égoïste, pour ne pas gâcher son bonheur ; dans l’oubli de sa propre passion, elle avait comme effacé l’idée d’une séparation. Elle s’était figurée que toute sa vie se passerait dans les chaleurs de l’été, les rencontres nocturnes, les clameurs du tournoi. Dorán, pour la consoler, avait juré qu’il ne partirait pas longtemps ; il lui avait prédit la guerre, la marche du prince, le siège de Belgarod. Il avait même cru, dans un fol espoir, que cette guerre eût pu devenir leur chance. Godélor en effet eût sans doute pris part aux hostilités : alors, il l’eût tué sur le champ de bataille, et, dans la grande réconciliation qui n’eût point manqué de succéder à la guerre, ils eussent trouvé le plus beau prétexte à s’épouser.

Rien ne s’était passé comme prévu ! Qu’importe ? Ils allaient se retrouver, maintenant.

Jamais ils ne s’étaient tant désirés que cette fameuse nuit, fantastique, inoubliable. L’habitude qu’ils avaient prise de leurs rendez-vous avait endormi la chaleur de leur passion ; c’était au moment qu’il allait se dénouer, qu’ils avaient senti combien était puissant le lien qui les attachait l’un à l’autre.

Donc, un an avait passé depuis leur séparation, et Dorán revoyait enfin la tour d’Ellinore, qui abritait, derrière ses arcades ténébreuses, le soleil de ses rêves ; et il croyait déjà voir des rayons filtrer entre les écartements des voûtes !

Les princes avec leurs maisons investirent les différents hôtels de la cité ; on fit monter les bagages, ouvrir les volets, chauffer les bains, conduire les chevaux dans les écuries ; les valets couraient dans un sens et dans l’autre, les chariots encombraient les rues, et parfois un coffre se renversait par terre. Les moins riches payaient des places dans les auberges ; quelques mercenaires, qui voulurent demeurer là malgré la paix, parce qu’ils n’y croyaient pas, dressèrent en dehors des murs tout un campement de pavillons, alignés en rangs parallèles. La ville cependant avala cette multitude comme une baleine dévore les krills ; avant l’heure de midi, elle était redevenue plus calme déjà, c’est-à-dire pleine de ses palpitations, de ses ronflements, de son tumulte ordinaires. Les marchands des halles criaient, ceux des foires ébranlaient leurs clochettes ; les roulements des tonneaux résonnaient sous les arches des ponts, depuis les quais du fleuve où s’amarraient les navires ; des fumées blanches s’élevaient des demeures, l’on entendait les coups réguliers des marteaux sur les enclumes, et les rumeurs continuelles des boutiques. Et il s’élevait de l’intérieur des temples des chants graves, monocordes et sereins.

Dès qu’il se retrouva seul, Dorán appela son écuyer, Gaëllon ; un homme parut ; le jeune chevalier lui tendit un anneau d’argent.

« Écoute-moi bien. Tu iras à la tour d’Ellinore. Tu le remettras en personne à Ceanna, la dame d’Astarel. Agis dans le plus grand secret ! »

Il s’approcha et répéta :

« En personne, tu m’entends ?

— Avec quel message, monseigneur ? demanda l’écuyer.

— Ne dis rien, répondit Dorán, sauf que tu viens de ma part. »

Et, comme son serviteur marquait une hésitation, il ajouta :

« N’aie crainte : elle comprendra ! »

Gaëllon s’inclina et disparut dans la ville.

L’anneau était un don de Ceanna. C’était le signal de leurs retrouvailles. Ils avaient convenu cela avant leur séparation, comme une discrétion.

Cependant Dorán devait maintenant attendre le soir ; la journée se passa dans une inquiétude immense. Il s’imaginait des choses à la fois superbes et terribles. Un an qu’ils ne s’étaient revus ! Leur passion avait été mise à l’épreuve de la distance, leur désir à celle du temps. Pas un jour n’avait passé sans que lui ne se la représente en songe, et souvent avec une telle intensité, que dans ses transes il pouvait physiquement la sentir, la toucher presque. Mais elle ? Comment avait-elle supporté leur éloignement ? Cette curiosité intolérable, douloureuse, le brûlait intérieurement. Il s’interrogeait à tout instant : est-ce qu’elle l’aimait toujours ? Est-ce qu’elle le reconnaîtrait seulement ? Elle avait peut-être tout avoué à Godélor, et il la tenait enfermée depuis ? Ou bien, quelque dieu l’ayant dérobée par un désir, elle l’aurait oublié dans ses étreintes divines ! Mille frayeurs de ce genre surgissaient à son esprit, et le jetaient dans des accablements passagers ; en même temps, une joie profonde, qu’il ne voulait s’avouer trop crûment, par un reste de peur superstitieuse, gonflait par intervalles son âme d’une espérance inconcevable. Alors, l’impatience le rongeait au cœur.

Enfin, le soir arriva.

Ils devaient se retrouver sur les rives du lac Léven, au coucher du soleil. C’était un grand lac péniblement étendu entre l’accumulation des arbres, dans la forêt de Fëarna ; des hauteurs de roche, tout à l’entour, faisaient comme l’intérieur d’un volcan aux parois couvertes de végétation.

Dorán quitta Belgarod et gagna les bois d’un pas rapide. Le ciel, d’un violet tirant sur le bleu, perdait en clarté. Les cimes, alignées sur l’horizon vertigineusement, achevaient de resplendir ; les feuilles luisaient comme des bronzes. La campagne environnante, les plaines, les champs s’engourdissaient ; des vapeurs dorées s’attardaient dans les creux des vallées.

Dorán rejoignit par un détour solitaire le sentier menant à la forêt ; puis il y pénétra.

Des émanations passaient par brumes entre les arbres ; elles faisaient des rayures poussiéreuses dans la grande obscurité des bois. L’effet des ombres allongeait démesurément la hauteur des troncs, fins et serrés tels que des lances plantées dans la terre.

Le sol était couvert de mousse ; elle tapissait les pierres, les creux, elle dissimulait les ronces. Le chevalier marchait avec précaution pour ne pas trébucher contre les racines qu’il apercevait mal, et qui semblaient dans les ténèbres des serpents entortillés. Parfois, un animal, invisible, s’enfuyait à son approche, en glissant lourdement dans les touffes de fougères amassées aux pieds des arbres. Un chevreuil, au milieu d’une clairière, le regarda passer la tête dressée, immobile, le poitrail en feu dans les derniers éclats du soleil ; des papillons, avec des ailes de différentes couleurs, volaient dans les fleurs ondulant doucement autour de ses sabots. Les abeilles bourdonnaient, les oiseaux gazouillaient, les brindilles craquaient. L’air exhalait des senteurs d’écorce.

Dorán avança tout droit sur environ un mille en suivant un couloir traversant les bois, un chemin abandonné creusé entre deux colonnes d’arbres, dont les branches retombaient les unes vers les autres en formant de grandes arches, et dans les espacements desquelles on apercevait, en levant la tête, des morceaux du ciel. Il passa près d’une statue immémoriale, brisée, envahie de chèvrefeuille ; quelques pas plus loin, il quitta le sentier, et s’enfonça encore dans les profondeurs de la forêt.

Elle était très dense, et confuse ; les grands conifères montaient dans l’énorme charpente des branchages proliférants, droits, hiératiques ; les chênes se déployaient formidablement, en innombrables ramifications, et ils avaient l’air parfois de s’être battus pour pouvoir s’épanouir. Des buissons géants se hérissaient çà et là entre les racines, barrant le passage de leur superbe épaisseur ; des marécages nauséabonds, brumeux, où coassaient des grenouilles, apparaissaient soudain au bas d’un escarpement ; il fallait constamment allonger la marche afin de les détourner, et l’on finissait par s’égarer dans l’universelle ressemblance des troncs.

Dorán, croyant s’être égaré, perdu, effrayé à l’idée de manquer la rencontre, allait s’en retourner vers la statue, quand il aperçut dans l’entrelacs des branches un trou de lumière.

Il écarta doucement les branchages. Une ligne d’arbres, noire comme l’univers, se dressait à l’horizon sur la crête d’un empilement rocheux, et, de l’autre côté, un immense halo d’or s’assombrissait peu à peu. Devant, un lac dormait, monumental, pacifique dans la pesanteur du soir. Il y avait de larges espaces d’herbe rase au long des rives, entre l’eau et les conifères se balançant, parsemés de hautes tiges qui frémissaient aux moindres souffles du vent, et de mottes de fleurs. Les renoncules faisaient de petites taches jaunes dans la verdure embrunie. Des chauves-souris voletaient entre les arbres ; une chouette, de temps à autre, poussait un cri aigu.

Dorán demeura caché, retenu par l’inquiétude, comme un croyant préoccupé par le retour d’une apparition vénérable ; jamais il n’avait senti monter en lui une pareille appréhension. Il s’appuya au tronc d’un chêne. Le soleil s’abaissa progressivement derrière la roche ; puis, son dernier éclat disparut, et tout s’obscurcit.

C’est alors que ses yeux la rencontrèrent. Sa robe blanche était parcourue de reflets bleuâtres. Des pierreries scintillaient aux galons bordant les poignets de ses manches, telles que des ocelles de paon. Un amigaut bandé d’or, attaché par un fermail en bronze incrusté de cabochons, haussait sa poitrine imperceptiblement ; une ceinture pendait autour de sa taille, confectionnée à partir de plaquettes en argent, au milieu desquelles brillaient des perles blanches. Ses sourcils formaient deux lignes très fines, comme c’était la mode à la cour depuis le règne de Felgar ; et ses cheveux dévalaient dans son dos en tresses rebondissantes, semblables aux écoulements d’une lave.

Elle marchait au bord de l’eau pas à pas, la tête penchée contre la poitrine, avec la paresse d’un spectre ; et l’on songeait en la voyant à la réapparition d’une vierge, noyée peut-être au fond du lac, en des âges perdus.

Des pleurs avaient coulé contre ses joues ; ils faisaient sur son visage deux rayures argentines. Elle tenait dans les mains une poignée de fleurs aux longues tiges, serrées en bouquet, avec des cœurs tout ronds et des pétales agrandis, qu’elle avait cueillies en arrivant par une habitude machinale. Un pan de sa robe, qui traînait derrière elle, paraissait flotter sur l’herbe inégale. Par moments, elle s’arrêtait, relevait la tête, admirait le lac d’un air pensif ; l’expression d’une lassitude accablante passait dans ses prunelles, elle se courbait légèrement ; puis elle séchait, du dos de la main, une larme qui lui était venue, sphérique et brillante comme une bille de pierre de lune.

Un bruit attira son attention ; elle se détourna ; Dorán put contempler son profil, plus imprécis, dans les mystères du soir couchant, qu’une silhouette égarée dans un brouillard.

Il s’apprêtait à la rejoindre ; mais alors, persuadée d’être seule, elle se mit à chanter l’histoire de Finan et Lorma, les enfants d’Eldannir :

« Est-ce le murmure des ruisseaux dans les vallées, des torrents dans les montagnes ou des rivières dans les plaines, que j’entends venir avec la course du vent ? Mais il résonne dans ces grondements des sanglots déchirants ! Est-ce vous, enfants d’Eldannir, qui depuis les cieux soufflez parmi la terre vos lamentations ? Vos ombres imprègnent les nuages, et ils s’assombrissent comme s’ils allaient pleurer ! »

Elle chantait magnifiquement, d’une voix si pure que l’accompagnement d’une lyre l’eût abaissée ; elle s’élevait dans les airs jusqu’à la voûte céleste emplie d’étoiles ; et sans doute, si elles étincelaient plus intensément, c’est qu’elles se dilataient afin de mieux l’écouter.

Elle s’apprêtait à raconter le récit qui empêcha ces enfants de s’aimer ; mais Dorán en avait profité pour s’approcher, sans faire de bruit ; et timidement, quand elle prenait son souffle avant de reprendre :

« C’est moi ! »

Elle se retourna. D’abord, ils se regardèrent béants, sidérés tous les deux par une une joie éperdue, inexprimable ; de stupeur, elle demeurait muette ; puis il l’embrassa, et, lâchant son bouquet, elle plia dans son étreinte.

La nuit s’appesantit, silencieuse, pleine de brume, opaque, fantomatique. Autour, le vent bruissait dans les feuillages ; de légers clapotis, venus du cœur du lac, rayaient de molles ondes sa vaste étendue tranquille ; les rayons de la lune enveloppaient les amants sous des nébuleuses de poussière grise.

Dorán retrouvait dans la chaleur de sa peau l’odeur de ses parfums, et mille souvenirs remontaient en même temps dans sa mémoire, telles les fulgurations multipliées d’un gigantesque et sublime orage. Il revoyait les jardins, la grille en fer noir, l’ombre énorme du palais, le bassin de pierre, les pétales des fleurs mortes, sur les dalles abandonnées ; et puis les chevaliers galopant dans la lice, les cors des hérauts d’armes, l’excitation des foules, les toiles des pavillons gonflées comme des nuages, et leurs confidences interminables, qui passaient en un éclair.

Ceanna, ivre d’émotion, étourdie par la jubilation des retrouvailles, se sentait défaillir aux assauts d’un vertige délicieux.

« Je ne t’ai jamais oubliée ! disait Dorán. Tu ne m’as jamais quitté !

— Moi non plus ! Moi non plus ! » répondait-elle.

Il l’admirait, fébrile, ébloui par l’éclat de sa personne.

« Je ne laisserai plus jamais les lieues nous séparer ! Je meurs sans toi ! L’amour coule dans mes veines tel qu’un poison délicieux ! Je faiblis loin de toi, je suis comme un enfant, je pleure comme une femme ! »

Elle ferma les yeux ; il lui parlait dans l’oreille, si proche, qu’elle entendait le tambour de son cœur.

« Mais, à présent que je te tiens enlacée dans mes bras, une force incomparable souffle en moi, et m’élève à la hauteur des dieux. Ordonne ! Pour t’aimer, j’écraserai les châteaux, j’étranglerai les rois, je vaincrai toutes les armées du monde ! »

Au-dessus de leurs têtes, loin, très loin dans les hauteurs vertigineuses du ciel, les comètes balafraient l’univers ; elles filaient en longs traits d’or entre les étoiles.

Une félicité sans nom enveloppait l’âme tout entière de Dorán ; il s’était jeté lascivement dans la gorge de Ceanna, et ce fléchissement jouissif de lui-même le plongeait dans une torpeur merveilleuse. Il répétait, entre ses sanglots :

« J’ai tant pensé à toi ! »

Tout en s’épanchant en paroles vagues, ferventes, poétiques. En même temps, il avait l’air de fondre littéralement, ses jambes se dérobaient, il tombait à genoux devant elle ; il embrassait sa taille dans la musculature de ses bras, il lui baisait les poignets languissamment.

« Viens ! Plus près ! Viens ! Maintenant, je te contemple ! Tu es vraiment là, face à moi ! C’est comme si j’étais devant les feux du soleil ! Tu n’es plus un rêve seulement, une apparition destinée à se dissiper ! Je peux sentir ta peau, t’étreindre, t’envelopper. Oh ! Tu aurais eu bien de la peine si tu m’avais vu, mon astre, ma déesse ! La nuit, tu te dévoilais à moi, droite, orgueilleuse et fière, volant par-dessus la terre, et l’ouverture de tes bras enflammait les royaumes ! Puis je me réveillais, et les draps étaient plus froids que des linceuls ! Je souffrais ! »

Ceanna, le buste rejeté en arrière, donnait ses bras au chevalier, tel un don de sa pudeur offert en sacrifice ; et elle frémissait au discours de Dorán, car c’était la première fois qu’un homme lui parlait ainsi. Dans sa vanité de jeune femme, toute sensible, elle les recevait avec délectation.

« C’est là le fils d’un prince ! pensait-elle. Et c’est moi qui le rend si misérable ! »

Dorán, faible étrangement, s’effondrait sur lui-même à force de ployer sous la pesanteur considérable de son désir ; et, tandis que son visage le subjuguait, il ne pensait qu’à s’abaisser encore, afin de lui baiser les pieds. Elle, étourdie par une félicité impossible à refréner, se tenait entièrement captive de ses audaces. Mais, à cause d’une raison qu’elle taisait, elle résistait encore, secouait la tête, et se concentrait pour ne pas pleurer.

Un vent chaud s’était levé ; l’herbe dansait continuellement ; le lac s’agitait ; une noirceur arrivait du ciel, au loin, avec par moments des lueurs silencieuses.

Ceanna, soudain, retira ses mains, puis détourna la tête et s’écarta.

« Qu’as-tu ? s’écria Dorán. Dis-moi ! »

Il demeurait interdit, la main sur la poitrine, affreusement pâle tout à coup.

« Il faut me laisser, répondit-elle. J’étais venue pour te demander de renoncer, avant qu’il ne soit trop tard !

— Renoncer ! » murmurait-il, sans comprendre.

Elle parlait de vanité, de faute, de colère des dieux. Mais elle avait l’air de dissimuler une inquiétude plus grande, et il pressentait quelque chose de funeste comme une malédiction. Cependant il demeurait consterné, muet d’ébahissement, sourd à ses paroles ; elle se troublait de son silence, elle se reculait ; et, insensiblement, elle gagnait la lisière de la forêt.

« Attends ! supplia-t-il. Où vas-tu ?

— Je rentre à Belgarod ! »

Elle tourna les talons. Il se jeta vers elle désespérément, en l’implorant de toute son âme, plus triste qu’un blessé sur un champ de bataille.

Une pitié la saisit ; elle sentait bien qu’il fallait partir, qu’une hésitation risquait de tout perdre, et l’entraînerait peut-être irrévocablement dans une fatalité terrible ; mais elle ne put s’y résoudre, et, revenant, elle dit d’une voix basse :

« Écoute ! Quand je t’ai remarqué pour la première fois, au tournoi, entre les drapeaux éployés, parmi la foule des princes, je t’ai confondu avec un enfant des dieux ; une fascination me ramenait toujours à toi ; je t’aimais ! En même temps, je ne pouvais ignorer le lien terrible, indissoluble, qui me retenait à Godélor, et je le regrettais mortellement. Puis, tu es parti, il y a eu la guerre. Tu sais comme nos deux familles se haïssent, et comme est dérisoire la paix qui fut conclue !

— Qu’importe ! s’écriait Dorán. Ce n’est rien !

— Non ! Il y a trop d’obstacles qui s’élèvent entre nous. L’honneur ! Le destin ! Les lois ! »

Elle avait porté la main contre sa bouche ; ce fut inutile ; elle éclata en sanglots. Dorán se dressa de toute sa hauteur, mû par un emportement furieux.

« Godélor ! cria-t-il, les poings crispés. Godélor ! Je le tuerai ! Ah ! Je tuerais mon propre père, s’il voulait m’empêcher de t’aimer ! L’honneur ? Les lois ? Mais je me moque de l’honneur, et je piétine les lois des hommes ! »

Il s’était redressé. Il s’avança d’un pas, plus blême encore que tout à l’heure, la rage aux lèvres ; puis, subitement, il exhala un soupir, desserra les poings, tourna la tête vers la rive opposée du lac ; et habité par un songe lointain, tel qu’un navigateur sillonnant les flots, à la proue de son grand navire :

« Abandonne tout ! Suis-moi ! Fuyons ! Nous nous en irons par les vallées, par les collines, par les montagnes, jusqu’à des espaces éternellement solitaires ! »

Il se rapprocha et la saisit par les bras :

« Il est par-delà les côtes, paraît-il, vers l’orient, une terre de liberté, où la douleur est abolie. Là-bas, les fruits gorgent les arbres, la richesse tombe du ciel, une année n’est qu’un seul jour ; des rivières de lait s’écoulent entre les prairies ondulantes, paresseusement ; l’on y recueille la pluie dans des vases de cristal, et elle confère à ceux qui la boivent le don d’être immortel ! Elle abrite en son cœur une ville en diamant, transparente comme du verre, avec des remparts de jaspe, et, au milieu, un palais où les filles des déesses cachent les amants pourchassés. Je la trouverai ! Je te le promets ! »

Ses flancs haletaient ; il demeurait les prunelles fixes, comme s’il arrangeait déjà dans sa tête l’ordonnancement de ses vastes entreprises. Ceanna, touchée au cœur par un désir irrésistible de céder, se laissait portée par la violence de son délire ; pendant quelques secondes, elle oublia ses réserves, elle se soumit totalement à sa volonté superbe. Puis, une terreur la glaça, elle se rappela les raisons véritables qu’elle avait de le tenir éloigné. Rien ne le découragerait ! Alors, elle se résolut à tout lui dire et répondit, d’une voix tranchante :

« J’ai vu l’avenir, Dorán : j’ai regardé dans le miroir ! »

Il tressaillit.

« Comment ? balbutiait-il. Non ! C’est impossible ! Il est gardé par les malédictions des prêtres !

— Tu étais lié à Rowena, poursuivit-elle sans lui répondre, la fille de Galéad, le seigneur d’Erland. Tu portais une armure qui rutilait, avec un baudrier tout en bronze ; et des plumes de griffons de la couleur du feu, bouffant sur le sommet de ton casque, se déployaient dans les souffles du vent ; monté sur un cheval au poitrail décoré d’une ample écharpe de soie, tu brandissais les étendards réunis d’Erland et de Dorinessa. Tu venais de remporter une grande victoire, les hommes t’acclamaient ; et le soleil te couronnait ! Puis, quand je lui demandai de me montrer le reflet de notre avenir, le miroir tourna sur lui-même, et la glace devint noire comme l’abîme d’où le monde est né. Sais-tu ce que cela signifie ? »

Et comme il demeurait intolérablement silencieux, effaré dans les ténèbres, elle reprit, avec l’inflexion grave d’une prophétesse en pleine extase :

« C’est la mort ! »

Dorán se recula, effrayé, les yeux béants. Il chancela ; ses tempes bourdonnaient ; ses jambes se dérobèrent, et il s’affaissa.

Il était assiégé par des pensées intolérables ; il se disait qu’elle mourrait, s’il l’aimait ; et pour la première fois, il ne voyait aucun moyen de passer cet obstacle.

Quand il se releva, elle avait disparu. Mais quelque chose brillait dans l’herbe : c’était l’anneau. Cenna l’avait abandonné là, telle une chose inutile désormais. Dorán le ramassa. Puis il poussa une lamentation déchirante et se coucha sur le dos, les bras écartés, le regard cloué sur le ciel, pareil à un cadavre dans un tombeau.