Les Chants de Carmora


 

CHANT XXIII

JUSTICE

 

L’hôtel du pays d’Ardan était bâti en plein cœur de la partie haute de la ville, sur une petite avancée en surplomb qui dominait largement, à l’est, le Bréas et la voie d’Érimon, et au sud-est le palais démoli, le fleuve et les quartiers méridionaux.

Téagan, sur la terrasse, contemplait la cité. Les toits en bas s’accumulaient telles des écailles entassées les unes sur les autres, entre lesquelles émergeaient des surélévations, des tours, des escaliers ; les places faisaient des puits dans toute cette confusion.

C’était le matin. Le fleuve, ridé par les battements des navires à rames, avait l’air de s’ébrouer ; les quais déjà étaient couverts de monde ; un peu plus loin, au niveau du coude formé par le cours naturel de l’Idir, le dôme à nervures du temple de Skadidor saillait au milieu des bâtiments ramassés, pressés à la manière d’une foule contre la rive ; plus loin, on apercevait la flèche de l’observatoire, avec son fleuron en forme de croix.

À l’est, le soleil se levait par-delà les murs, les collines, la ligne de l’océan ; et les ombres s’allongeaient, tandis qu’il commençait de se découvrir par-dessus les façades. Le roi laissa courir son regard sur le châtelet, Rodhan puis le temple d’Odéryr ; et se figeant, il considéra fixement la tour de Tara, le visage pâle. C’était là que le prince d’Iscarod, Maldar, et Fégara étaient retenus prisonniers.

Il appela son écuyer, Ferrëol, en battant des mains. Un jeune homme accourut.

« Tu m’as dit qu’ils seraient dociles ? » lui demanda-t-il.

Il parlait des leudes, des capitaines, des thanes d’Elbërën et des pays de Mordarën et d’Ellëriën, presque tous fidèles à sa cousine. Ferrëol inclina la tête.

« Mais ils réclament justice, monseigneur.

— Justice !… » répéta le roi, dans un murmure.

Il fut soudain las de la ville, de la couronne et même du ciel, immuable, gigantesque.

Il ne pouvait les condamner à la peine de mort ; c’était contraire aux lois, sauf à ce qu’ils eussent commis un meurtre contre l’un de ses parents ; mais il ignorait s’ils avaient personnellement donné l’ordre d’assassiner son père. Et cependant il ne pouvait les laisser vivre ; s’il les relâchait, il craignait qu’ils ne réunissent leurs serviteurs et ne lui déclarent la guerre. Combien de temps encore faudrait-il ajourner leur procès ? Il soupira.

« Ont-ils reçu des visites ?

— Non, sire. Ils ne rencontrent personne, ils ne reçoivent aucune lettre. Ce sont vos ordres.

— C’est bien ! »

Il croyait qu’il les ferait disparaître en les cachant au monde ; ainsi, il n’aurait pas à se décider ; alors, il les réduisait à l’isolement, et malgré cela, il ne comprenait pas pourquoi ils l’obsédaient toujours.

« Mais bientôt, ajouta son écuyer, il vous faudra prendre une décision. Des inquiétudes s’élèvent à leur sujet, des interrogations.

— Que demande le peuple ?

— Ils sont nombreux, sire, à réclamer leur mort ! Leurs deux noms sont entachés ; mais des fidèles travaillent secrètement ; et d’autres voix, chaque jour plus nombreuses, appellent à l’indulgence. »

La prison les fortifiait. Puisqu’ils étaient cachés, on s’imaginait des choses ; des rumeurs circulaient ; l’on s’indignait de la manière dont peut-être ils étaient traités. La pitié pour eux grandissait, en même temps qu’une colère contre la couronne… Il fallait courir le risque de les délivrer, ou bien plutôt les exécuter maintenant, tant que leurs alliés demeuraient faibles.

« Même les vôtres s’agitent, seigneur ; ils vous supplient de les juger au plus vite, car ils craignent les soulèvements.

— Ils me supplient ! répondit Téagan, exaspéré. Mais qui les jugerait à ma place ? »

Il se retourna vers la ville, songeur, et tomba dans une mélancolie profonde. La populace emplissait les rues. Les boutiques ouvraient leurs volets, on conduisait les marchandises dans les cours ; les pâtres au loin guidaient leurs troupeaux, entre les collines.

Un autre homme venait d’arriver sur la terrasse. Une longue dague pendait à sa ceinture. Sa barbe épaisse, noire, un peu grise par endroits, lui couvrait la moitié du visage, et il avait les cheveux tirés en arrière. Il jeta contre Ferrëol un tel regard que l’écuyer se décomposa ; puis il s’approcha du roi, la figure grave, le pas inébranlable, de l’allure d’un chevalier qui va dénoncer à son souverain la perfidie de son conseiller. C’était Mélios, fils d’Élymer.

« Mon ami ! dit le roi en l’embrassant. J’ai besoin de conseils. Aide-moi ! »

Sa venue était un soulagement. Il connaissait la mesure, l’équité, le discernement du chevalier ; au contraire, les résolutions atroces de son écuyer le dérangeaient.

« Tu parles de ?… »

Le roi acquiesça d’un signe de la tête.

« Sois juste, reprit Mélios. Observe les lois. Reste impartial.

— Impartial ? Comment le pourrais-je ? Elle est une menace !

— Elle est ta cousine ! Elle partage ton sang ; et rien ne prouve qu’elle exécuta ton père. »

Le roi pensait qu’il avait raison, et pourtant quelque chose l’empêchait de se résoudre. Mélios, le voyant hésiter, allait poursuivre, quand Ferrëol s’interposa :

« Non ! Les lois sont faites pour le peuple, elles n’intéressent point les souverains ; trop souvent elles contrarient ses espérances. Que veut le peuple, seigneur ? La paix, la paix surtout ! »

Il s’animait en parlant.

« Libre, dit-il encore, la fille de Felgar ne vous laissera aucun répit, elle vous fera la guerre. Voulez-vous parier votre trône ? Il vous faut choisir entre la ruine et la loi ! L’intérêt du royaume est peut-être contraire à la justice ; mais vous êtes roi, c’est le royaume qui doit prévaloir. »

Téagan baissa la tête.

« Vous doutez, reprit Ferrëol, qu’elle ait assassiné votre père ? eh, qu’importe ? Elle mérite la mort de toute façon, pour tous les crimes qu’elle a commis lorsqu’elle portait la couronne !

— Tu parles, tu parles, l’interrompit Mélios, mais ta voix ne vaut rien, car la colère t’aveugle ! »

Et, se tournant vers le roi :

« Ne l’écoute pas, Téagan ! Son frère Arno est mort au Milliland ! Il se venge !

— Comment oses-tu ? » s’écria Ferrëol.

Il allait tirer l’épée ; mais sur un signe du monarque, il se ravisa.

« Continue, Mélios, ordonna Téagan. Je t’écoute.

— Ils nient, répondit le chevalier, et tu n’as rien pour les confondre. Donc, pourquoi les condamnerais-tu ? Ce sont les mauvais princes qui tranchent sur des présomptions ; si tu veux t’élever, sois d’abord irréprochable ! »

Et pour l’exhorter à la sagesse, il lui cita abondamment les paroles des livres, les leçons des prêtres et les exemples de ses pères.

« Tu ne ferais que donner à tes ennemis de nouveaux arguments pour te combattre ; ils n’attendent que tes fautes ! Laisse partir en exil ta cousine avec le prince, donne le pays du Mordarën à l’un de tes fidèles. Ne cède pas au sentiment de la vengeance, je t’en conjure ! C’est la loi du talion qui a perdu Fergus ; elle te perdra aussi, si tu t’entêtes ! »

Le roi, tournant le dos à ses conseillers, s’appuya de nouveau au rebord de la terrasse. Les rumeurs de la foule faisaient des chuchotements dans la ville ; le fleuve coulait sans bruit, alourdi par la chaleur du jour ; le soleil montait lentement ; des arbres épars, bordant les avenues, les places, remuaient nonchalamment au faible vent d’été. Ce calme épandu l’irritait.

Son père aurait su comment sortir de cette impasse ; pourquoi ne lui apparaissait-il pas dans le souffle d’une tornade, au sein d’un nuage ou dans les lueurs d’un orage, afin de lui dicter sa conduite d’une voix sépulcrale ? Il prit sa tête entre ses mains.

« Laissez-moi », dit-il enfin.

Ils s’inclinèrent puis se retirèrent, sans se parler, chacun par une voie différente.

Téagan attendit qu’ils se fussent éloignés suffisamment. Puis il rentra, s’habilla comme un bourgeois et sortit de son hôtel par une porte dérobée. Il s’enfonça dans la ville, sans escorte afin de mieux passer inaperçu.

Le soleil inexorable, furieux, nimbait les rues blanches d’une clarté aveuglante. Le roi longea le palais puis se dirigea vers le fleuve, en passant par l’esplanade qui menait au temple d’Aémyr. De longs draps séchaient aux fenêtres des rues enchevêtrées, avec des voiles de toutes les couleurs ; les échos du marché, sous les halles, se répercutaient dans l’air ; une procession de prêtres, tous vêtus de robes longues avec des manches béantes, et qui chantaient des prières plaintives en pinçant sur leurs lyres des accords traînants, allait vers le sanctuaire de Gelmyr. Les bouquets de fleurs débordant des terrasses, les grappes de glycines pendant des façades embaumaient la cité d’une odeur suave, caressante, délicieuse.

Il traversa quelques rues, suivit la berge de l’Idir. Il apercevait en contrebas les voiles gonflées des chalands ; elles s’avançaient lentement sur le fleuve, semblables à des moutons paresseux qui rentrent au troupeau ; sur les berges, les bateliers criaient, les bêtes remuaient. Il détourna les yeux ; alors, tout en jetant un regard distrait aux maisons hautes, aux balcons desquelles s’attardaient des vieillards, des valets, parfois des jeunes filles, il se reprit à songer.

Les travaux n’avançaient pas ; l’argent lui manquerait bientôt, déjà ; les sommes qu’il allait devoir dépenser pour la réédification du palais, de l’arc du triomphe et du quartier des Mines, dont l’incendie n’avait presque rien laissé, étaient effrayantes. Il risquait de devoir taxer les foires, augmenter les péages, peut-être vendre les biens réservés des grands domaines. Cela exciterait à coup sûr la colère des seigneuries du nord ; si Fégara vivait, elle rallierait les reproches, elle se servirait des mécontentements.

Comment donc lui rendre sa liberté ? Ce serait mettre son royaume en péril, au nom de la justice. Mais aussi comment les condamner à mort sans commettre une injustice, s’ils n’étaient point coupables du meurtre de son père ?

Il parvint au seuil d’un petit hôtel. La porte, encastrée sous un arc brisé monumental, paraissait minuscule ; il y avait aux angles deux tourelles en encorbellement, avec des crochets sur les pyramides, et sur la façade une série de baies en lancettes, rangées par paires. Les gardes, qui s’étaient approchés pour l’arrêter, s’écartèrent en le reconnaissant. Téagan pénétra dans la cour cependant qu’on criait : « Le roi ! » Tout le monde s’agitait, des gens couraient, les portes claquaient.

Un buccin sonna ; une petite délégation s’avança, toute confuse.

« Où est Dorán ? demanda-t-il en regardant autour de lui. Je veux lui parler ! »

Nul ne savait où il se trouvait.

« Il ne dort presque jamais ici, monseigneur. Et le jour, il disparaît. »

Le roi serra les poings. Le pouvoir n’était-il qu’une solitude ?

Il partit au grand galop vagabonder dans la campagne. Le vent fouettait son visage ; il se ralentissait de temps à autre, menait son cheval au pas ; il fermait les yeux, laissait son esprit divaguer. Il se rappelait Nivaren, Tirardan, les vallées de Gorfoledd, et puis les chevauchées, Fergus, les longs plateaux foulés par les rafales. Il respirait l’odeur des fruits, de l’herbe sèche, des moissons et des blés battus.

Il ignorait les crimes de sa cousine. Elle niait les accusations, et ses chevaliers, fidèles, faisaient bloc atour d’elle pour la soutenir. C’était décidément injuste de la faire périr, elle et son époux, le prince Maldar ; mais rien, sauf la mort, ne les empêcherait de le menacer !

Il dévala des collines toutes couvertes de fleurs molles épanouies, sauta par-dessus des rivières, et contourna des ravins qui faisaient comme des dunes au milieu des arbres. Il filait entre les champs, noyé parmi les épis, et les animaux le regardaient passer dans leur immobilité muette. Il gagna les forêts ; il erra pendant des heures dans les profondeurs des bois, se laissant gagner par la fraîcheur des troncs, cherchant la paix sous les branches alourdies ; le soleil, que les ramées pleines de trous filtraient telles des passoires, pleuvait par terre en gouttelettes d’or.

Il quitta les bois et s’arrêta au bord d’un lac, afin de laisser boire son cheval. Se penchant par-dessus un rocher, il contempla son image un instant ; il la regardait intensément, comme s’il avait vu la vérité derrière elle, au fond de l’eau ; mais les vagues la troublèrent.

Le soleil se couchait. Tout à coup, il frissonna. L’été finissait péniblement. Quelquefois, le feuillage d’un arbre se mettait à bruire confusément, et il s’en dégageait toute une éruption d’hirondelles. Elles s’envolaient au crépuscule, portées par la brise, et, rangées les unes derrière les autres dans l’espace du ciel, formaient l’image d’une flèche immense, qui migrait vers des contrées plus chaudes.

Il rentra.

Deux jours se passèrent. Le troisième, il pensa au miroir ; mais il était imprudent de s’en servir seul, et Mellëador avait disparu. Cette idée cependant lui revenait sans cesse, lancinante, intolérable, et elle l’effrayait, car tout en la sachant périlleuse, il redoutait secrètement de finir par y céder. Il en vint à se reprocher de se l’être formulée ; elle assiégeait sa conscience ; et, par une contradiction inexplicable, sa curiosité en était avivée.

Plus l’idée fermentait dans son esprit, plus s’estompait l’effroi qu’elle avait d’abord suscité.

Il commença pour se distraire d’imaginer ce que lui renverrait le reflet de la glace ; il se figura aussitôt son père. À demi endormi, il crut le voir en effet.

Son armure, noire entièrement, le recouvrait depuis les pieds jusqu’aux épaules, mais il ne portait pas de heaume. Il s’approcha du lit. La pénombre, accentuée par l’effet du songe, faisait autour de lui un brouillard de ténèbres. Sa barbe indistincte, moutonneuse telle qu’un nuage, s’allongeait incroyablement ; sa face était toute pâle, ses yeux, blancs comme la craie.

Téagan, la chemise ouverte, terrifié, se recula contre la tête du lit.

Varden écarta les bras, gonfla la poitrine ; puis il exhala un grand souffle, qui éteignit les torches et souleva les rideaux. Une lumière spectrale, bleuâtre, envahit la pièce. Alors, il s’épancha en paroles épouvantables, le traitant de lâche, de faible, et lui réclamant vengeance avec de superbes menaces. Puis, un nuage le recouvrit, il s’estompa et disparut. Téagan se réveilla tout en sueur, assoiffé, poussant des cris.

Il convoqua Métélès.

« Le miroir ! dit-il quand il se présenta. Je connais les périls, je m’en moque ! J’ai trop besoin de réponses ! Conduis-moi ! Montre-moi !

— Sire, répondit le prêtre, il se brisa quand le temple brûlait. Le charme est rompu. »

Il l’ignorait. Cette nouvelle le consterna.

Les jours suivants, ses doutes s’intensifièrent. Ce n’était point tant l’incertitude d’un mauvais jugement qui le retenait ; il savait que la justice lui commandait d’épargner sa cousine, mais cette issue le répugnait. Il chercha désespérément un présage, un signe des dieux qui eût pu l’engager à la condamner, tout en soulageant sa conscience. Il fit interpréter ses rêves ; mais le grand-prêtre, incapable de pénétrer son cœur, ne put jamais leur donner la signification qu’il attendait. Il réunit des collèges d’oracles ; il consulta les devins, ceux qui lisent dans les entrailles, ceux qui sont attentifs aux chants des oiseaux ; il but des infusions de jusquiame pour avoir des visions. Cela ne servit de rien. On lui faisait des réponses contradictoires, qui d’ailleurs ne le satisfaisaient point. Il se reprochait tour à tour son injustice et sa lâcheté.

Un soir, il remonta sur sa terrasse.

La rougeur du crépuscule, qui embrasait l’horizon, s’étendait par-dessus la ville. Au loin, vers le sud, on achevait de relever les murailles ; les engins de levage s’ébranlaient lourdement dans la poussière. Entre le fleuve et les murs, malgré les réparations, c’était encore en beaucoup d’endroits un champ de ruines ; il fallait louvoyer au travers des monceaux de gravats entassés dans les rues, on trébuchait dans les trous. Le toit effondré de la galerie couverte des Statues, entre le grand canal et le large escalier de Bodéor, faisait une crevasse dans les caissons, comme si un géant avait marché dessus. De grosses planches déposées par terre, afin de faciliter l’avancée des charrettes, avaient l’air de ponts jetés sur des mares de poussière ; des marchands, qui ressemblaient à des mendiants, vendaient des poteries, des herbes, des draps sur les restes des colonnes écroulées. Des toiles étaient tirées devant les brèches des maisons béantes. Au cœur de ces décombres, un chêne unique avait survécu, planté en plein milieu d’un parvis surélevé, aménagé sur l’ancienne colline de Gothan ; le soleil couchant, qui l’éclairait au milieu des ombres, exagérait l’expression de sa solitude.

Le roi se mit à marcher de long en large ; il songea qu’une ordalie pourrait décider à sa place. Il leur ferait boire du poison ; s’ils mouraient, ils seraient coupables ; s’ils le vomissaient, ils seraient innocents. Mais selon les proportions du breuvage, il pouvait à coup sûr les sauver ou les faire périr ; il ne put se résoudre à cette extrémité.

La nuit tomba. Ferrëol alluma les torches l’une après l’autre, sans dire un mot, les paupières basses. Son service était achevé, il allait partir.

Téagan le retint.

« Sire ? » demanda l’écuyer.

Le roi hésita ; l’écuyer attendait ; enfin il dit, d’une voix sourde :

« Skera ! »

Ferrëol partit en s’inclinant, la capuche relevée sur la tête, avec aux lèvres un étrange sourire.

Il revint bientôt accompagné d’une espèce de géant tout en muscles, torse nu, dont le crâne chauve reflétait les lueurs des flambeaux ; un trousseau de clés pendait à sa ceinture ; c’était le geôlier des catacombes.

« Guide-moi, murmura Téagan. Là où tu sais. Je marcherai derrière toi. »

Le géant était muet ; mais il pencha la tête en signe d’assentiment, et sortit dans la ville. Le roi le suivait, le dos courbé, les prunelles fixes. Les étoiles brillaient au ciel ; une vapeur blanchâtre enveloppait la lune.

Ils allèrent d’un pas rapide en direction du fleuve, puis dévalèrent les marches d’un large escalier et se retrouvèrent sur les quais, en dessous du pont d’Orsaíd. Il n’y avait personne. Skera, dans les ténèbres, sondait les pavés moites, les paumes en avant, les mains grandes ouvertes ; il découvrit une petite serrure à force de tâtonnements, puis ouvrit une porte cachée qui donnait sur un nouvel escalier ; ils descendirent.

La lumière du feu diminuait à mesure que l’air se raréfiait. En bas, ils arrivèrent à l’entrée d’un long couloir. La pierre suintait ; des arcades, régulièrement disposées les unes derrière les autres, faisaient un chemin rectiligne que la pénombre allongeait indéfiniment ; et il y avait des cavités creusées dans leurs intervalles, que fermaient des grilles en fer noir. Le clair de lune filtrait par de fins interstices, taillés dans le plafond vertigineusement haut ; il diffusait, d’espace en espace, des halos transparents.

Le géant marchait le flambeau tendu devant lui, et parfois il l’agitait pour chasser les rats. Les flammes rougissaient les parois trempées d’une humidité perpétuelle. Elles éclairaient brièvement l’intérieur des cellules ; le roi distinguait des ossements, des restes humains couchés par terre, adossés contre les murs. Il crut apercevoir, dans une salle plus grande, une longue table avec des chaînes, des rivets, des rouleaux garnis de clous.

Le geôlier s’arrêta devant une porte ; il détacha de son trousseau une petite clé en argent, et la tendit à Téagan.

« Tu ne viens pas ? » demanda le roi ; et bien qu’il eût à peine murmuré, l’écho de ses paroles résonna formidablement.

« Je ne risque rien ? » ajouta-t-il.

Le géant, bougeant la tête, lui fit comprendre qu’il n’avait rien à craindre.

Téagan ouvrit la porte ; elle donnait sur un nouveau corridor, obscur comme doit être la nuit par-delà les étoiles, d’où s’exhalait un souffle nauséabond. Le roi franchit le seuil ; après avoir longé le mur pendant quelque temps, il parvint à une pièce fermée, étroite et rectangulaire.

Elle était dépouillée, sans ornements ni meubles, sans même un lit, sans même une chaise. Seulement, dans un coin, une bougie achevait de se consumer, à côté d’une cruche en terre cuite posée par terre. Au sol, une paillasse était dépliée, sur laquelle une femme priait, les mains jointes. Sa longue robe de bure, plissée en vagues, devenait grise dans les ténèbres. Un long drap d’un jaune d’ambre, relevé sur sa tête en guise de voile, la couvrait entièrement, et même s’étalait autour d’elle comme un débordement d’or fondu. Quelques mèches de ses cheveux, qui dépassaient, s’écoulaient contre ses épaules. C’étaient peut-être ses sourcils relevés, ses cils recourbés ou sa bouche rembrunie, mais quelque chose d’une tristesse indéfinissable, qui vous serrait le cœur, marquait sa figure.

Le roi laissa tomber sa torche, de surprise. Il s’accrochait aux barreaux, il les tirait comme s’il avait voulu les desceller. Ses muscles tremblaient, il haletait, l’âme tout ébranlée par une sorte de vision à la fois inexplicable et miraculeuse : cette femme possédait tous les traits de sa mère, Kara ! — mais également l’attitude, les vêtements, le regard. L’impossibilité d’une telle chose ne lui traversa pas l’esprit ; et il sentait monter en lui une peine étourdissante, cependant que lui revenait le souvenir de la lente agonie, de la mort, de la douleur des funérailles. Un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé, un manque insondable, commença de l’étouffer ; ses lèvres s’ouvrirent sans qu’il ne pût en jaillir un seul mot ; et dans son émotion, il ne vit pas qu’un serpent énorme dormait dans un coin plus obscur, enroulé sur lui-même en spirale.

Une voix soudain s’éleva dans le silence, pénétrante, limpide et musicale, semblable à la mélodie d’une flûte.

« Regarde l’état où tu me réduis, Téagan. Tu ne m’as donc jamais aimée ? Tandis que tu fermes les yeux, je souffre ! Et quand tu refuses de penser à moi, je souffre encore !… Ah ! Moi, je ne t’ai jamais oublié ; mais toi ? »

Puis, dans un souffle :

« Sauve-moi ! Je meurs ! »

Téagan ne pouvait plus arrêter ses sanglots ; il s’affaissait, poussait des râles glaçants, la tête collée contre les barreaux.

Alors, elle se releva et laissa tomber son voile, puis elle se déshabilla en s’avançant vers la grille. Le serpent avait redressé la tête ; il se soulevait mollement, tout en dardant vers elle ses yeux mauvais.

Elle avait changé d’apparence pour se muer en une femme resplendissante, avec une résille de coquillages, un large collier de bérylites, et, sous la ceinture seulement, une robe qui laissait voir la peau. Elle se mit à danser ; elle tournait sur elle-même avec lenteur, en agitant la poitrine, les hanches, et elle se balançait lascivement, pareille à une courtisane. Pendant qu’elle remuait ainsi, le serpent s’élevait toujours en ondulant, sans quitter du regard sa maîtresse qui se cambrait maintenant, rejetait la tête en arrière, déployait sa gorge. Des lyres invisibles, des tambours et des aulos, qui jouaient tout seuls par maléfice, répétaient les mêmes notes invariablement ; lorsque la sorcière secouait les poignets, les chevilles, des clochettes, des grelots tintaient. Levant les deux bras, puis les arquant, elle détacha sa résille, la laissa tomber ; ses cheveux, en ballant, dégagèrent des effluves puissantes. Son visage n’exprimait plus la moindre tristesse ; ses lèvres au contraire s’étaient renflées, ses narines palpitaient. Elle respirait le mal, mais un mal d’une douceur inconcevable ; elle était l’irrésistible volupté qui mène à la douleur.

Une lumière éclatante, surnaturelle, se déversait dans la cellule depuis le plafond, et la magicienne tournoyait à l’intérieur, comme prise dans une tempête de feu ; ses talons s’arrachèrent du sol et elle monta dans l’air, telle qu’une vierge élue emportée par un ravissement céleste. Le serpent continuait de grandir en se déroulant.

Téagan, la bouche ouverte, s’était redressé.

« Continue ! soufflait-il. Danse ! »

Elle levait les bras, elle joignait les mains et elle chaloupait, les yeux grands ouverts. Ses prunelles brillaient comme des joyaux ; sa nuque, son ventre prolongeaient la courbe de ses jambes, croisées pudiquement. Tout son corps jetait des scintillements ; ils se reflétaient dans la sueur qui perlait du front du roi.

Mais elle se ralentissait.

« Non ! disait Téagan. Ne t’arrête pas ! Que veux-tu ? Ordonne ! Je t’épouserai ! Je te couvrirai d’or ! Je t’offrirai mon trône, mon royaume et ma couronne ! Demande !

— Ouvre-moi, répondit-elle. Libère-moi ! »

Et le regardant bien en face :

« Je suis ta richesse, ta gloire, ton honneur ! Je suis ton père et ta mère ! Je suis ta conscience ! Tu deviendras grand si tu me délivres… et tu n’auras plus aucun remords ! »

Elle s’approchait pas à pas ; lui tendait le cou, brûlait de la rejoindre. Alors, elle frémit, et le temps d’une seconde détourna le regard en direction de la clé d’argent, déposée par terre à côté de la torche. Téagan s’en aperçut. Il se recula.

« Non, attends ! »

La musique s’arrêta, la lumière déclina, le serpent se rendormit.

Lobélia courut à la grille et s’y effondra de tout son long, en pleurant dans l’obscurité. Elle étreignit à son tour les barreaux ; et d’un ton brisé, convulsif, les cheveux ébouriffés :

« Téagan ! Oh ! Mon roi ! Que veux-tu donc ? Parle ! Que dois-je faire pour que tu me délivres ? Tu n’es pas venu jusqu’à moi sans raison ! Avoue ! Je te donnerai tout, je te dirai tout ! »

Téagan la contemplait la face horriblement blême ; il balbutia, en tressaillant :

« Maldar ! Fégara !… Dis-moi qu’ils sont coupables ! Dis-moi qu’ils ont assassiné mon père ! »

Elle se releva, pivota sur la pointe des orteils, en équilibre ; une brume l’enveloppa ; quand elle se dissipa, la sorcière avait encore changé d’apparence. Elle portait une robe à l’antique, d’un violet d’aile de papillon, attachée par une fibule discrète au-dessus de l’épaule droite. Ses pieds nus rayonnaient sur les ténèbres du sol ; un foulard lui enserrait le cou, d’où pendait une chaînette qui dévalait jusqu’au creux de ses seins. Un fard d’un rose pourpre assombrissait ses lèvres ainsi que ses paupières ; un voile cachait ses cheveux ; et ses sourcils faisaient deux arches noires par-dessus la blancheur de sa peau.

Mais un vent mystérieux écarta son voile et sa chevelure s’éploya dans sa vaste amplitude, telle que la représentation d’un soleil. Elle se rengorgeait, elle élevait les mains vers le ciel. Puis elle dit, de la voix lointaine et possédée d’une prophétesse en pleine extase :

« Ils ont tué ton père ! Ils méritent la mort ! »

Le roi tomba sur les genoux.

Coupables ! Elle avait dit qu’ils étaient coupables !

Il eût aimé s’en satisfaire ; mais un poids continuait d’écraser sa conscience, car il connaissait bien la valeur de sa parole. Certes, nul n’ignorait que la sorcière avait conseillé la princesse Fégara et séduit le prince d’Iscarod ; donc, elle devait savoir comment son père était mort ? Cependant il n’attendait d’elle que la dénonciation des époux ; elle l’avait compris, sans doute ; aussi, qu’ils fussent coupables ou non, son seul intérêt devenait-il de leur imputer ce crime !

Il osa un nouveau regard à l’intérieur de la cellule. Son père le toisait dans ses habits de prince, grand, impérial et superbe.

« Mon père ! » s’écria Téagan.

Il se releva, courut, tendit les bras dans la pièce étroite. Varden prit ses mains dans les siennes ; il en sentait la chaleur, la rudesse, la fermeté. Il pleura.

« N’es-tu pas fatigué, dit Varden, de pleurer comme un enfant ? Mais tu es brave ! Il faut que ta détermination triomphe !

— Est-ce toi ? l’interrompit Téagan. Est-vraiment toi ? Mon père ! Mon prince ! »

Il passait ses doigts dans les boucles de ses cheveux, touchait ses joues, sa bouche, son front, et les angles de sa mâchoire.

« Je ne sais plus que faire ! J’ai peur !

— Songe, lui répondit son père, à ce que tu as déjà fait : les morts ! les ruines ! les incendies ! Et c’est un crime de plus qui t’empêcherait maintenant d’achever ton glorieux destin, et ma volonté personnelle ? Combien j’en ai commis, moi ! Oublie la raison, les dieux, la justice même ; elle excuse toujours les puissants ! Rappelle-toi les audaces de ta cousine, son orgueil, son arrogance, et puis la faiblesse du prince, et comment il jeta l’opprobre sur ta couronne ; laisse l’honneur, écoute la nécessité : s’ils vivent, tu ne grandiras point ! Il y aura la guerre, tes fils hériteront d’un royaume désuni, et ta lignée peu à peu s’éteindra. Mais s’ils disparaissent, plus aucune menace n’obombrera ton règne ; tu siégeras dans la grande salle du palais plus riche qu’un empereur, entouré de tes ministres et de tes courtisans ; tu imposeras partout tes étendards triomphants ; et l’on déposera des guirlandes de fleurs sur les statues d’airain dressées sur les autels des temples, à ton effigie ! Tu es roi : cède à ton propre pouvoir ! ne résiste plus ! condamne-les !

— Oui ! dit Téagan. Oui ! Je les ferai mourir ! Je te vengerai ! J’imposerai ma dynastie, je serai grand ! Tu verras ! Tu verras ! »

L’ombre de son père s’évanouit. L’enchanteresse était retournée à son accablement tranquille. Le serpent dormait comme s’il ne s’était rien passé, tranquillement enroulé sur lui-même.

Il devait obéir à son père, et Lobélia les avait dénoncés. Il fallait qu’ils meurent. Mais un procès ameuterait la populace ; et si la peine était prononcée publiquement, il y aurait la révolte à coup sûr. Ils périraient de toutes les façons, alors pourquoi risquer une autre guerre ? Il les exécuterait comme ils le méritaient : par le meurtre.

La sorcière lisait dans ses pensées ; elle sourit.

« N’aie crainte, dit-il. Je reviendrai ! »

Il sortit précipitamment, sans même ramasser sa torche. Il quitta les catacombes, remonta l’escalier du quai, revint jusqu’à son hôtel. Il rappela Skera ; parce qu’il était muet, le geôlier s’occupait aussi des besognes les plus inavouables ; il avait des mains énormes, dures, vigoureuses.

« Tara ! murmura-t-il seulement. Cette nuit ! »

Ce serait fait sans témoin. Il enroulerait les corps dans les draps du lit, puis les jetterait dans le fleuve. À force de ne plus en parler, de ne plus les voir et de ne plus les entendre, on finirait bien par les oublier ; ils n’auraient jamais vécu ; son crime n’existerait même pas !

Ainsi finirent Maldar et Fégara.