Les Chants de Carmora


 

CHANT XXIV

LOBÉLIA

 

C’était la nuit. Le roi, pieds nus, sans rien qu’une robe blanchâtre en laine épaisse toute rapiécée, échancrée sur la poitrine et faiblement serrée d’une ceinture lâche, errait parmi les ruines de son palais. Il portait par-dessus sa robe un reste de manteau troué, avec en bas une frange en fils d’or pleine de poussière, qui ne lui couvrait que l’épaule gauche et retombait en plissures lourdes. Ses cheveux abondants, entortillés, raides, étaient rejetés à l’arrière de sa tête, ou bien çà et là se dressaient sur son front.

Il avait l’air plus lugubre qu’un spectre. Il s’avançait en chancelant au milieu des décombres, engourdi, tremblant ; ses lèvres entrouvertes faisaient une crevasse dans son visage blafard ; il gardait les narines écartées, ses yeux exorbités s’agrandissaient par une sorte de stupeur ; et ses prunelles pâles semblaient deux gobilles au fond d’un marécage.

Il traversa les jardins puis pénétra dans l’ancienne galerie des brants ; les blocs de pierre, les restes des colonnes formaient des noirceurs dans les débris ; les bas-côtés disparaissaient entièrement dans l’ombre. Déjà, des plantes envahissaient les murs, la mousse grimpait au long des arches. Des pétales déchirés, fanés, pétrifiés sous la clarté famélique de la lune, s’éparpillaient entre les fissures du sol. Des ronces, des branches mortes passaient au travers des brèches et des vitraux éclatés.

Le roi, après avoir franchi la galerie, traîna au hasard d’un appartement à l’autre ; la pluie était entrée par les béances du toit ; des flaques d’eau, en s’étalant par terre, faisaient pourrir les tapis. Parfois, les ruines descendaient dans les pièces en longs écroulements. Des animaux qui émergeaient des gravats glissaient dans l’obscurité, invisibles.

Il reconnaissait des meubles, des boucliers, des écrins, et d’autres objets de toutes sortes qu’il avait connus. Et puisque son père avait touché certains d’entre eux, il le revoyait avec ses mouvements, ses mots, ses manières de grand prince. Les furieux emportements, les cavalcades sous les ovations du peuple, les processions et les cérémonies passaient dans sa tête en une vague succession de souvenirs. Il se sentait terrassé par le poids de cette grandeur passée, éternellement populaire. Varden aurait eu honte de le voir ainsi, lui, son fils ! Il se représenta toutes les espérances qu’il lui confiait jadis, à la lueur des feux, et son cœur en fut tant oppressé qu’un étourdissement le saisit.

Des semaines avaient passé depuis le double assassinat de Maldar et de Fégara. Assailli d’interrogations, et sommé d’y répondre, il avait d’abord prétendu qu’ils s’étaient enfuis ; puis, comme ils tardaient à reparaître, il avait avoué qu’ils avaient péri, mais de mort naturelle. Nul ne pouvait croire à ses mensonges. Alors, le seigneur d’Aspallon, Cinéad, ayant appelé aux armes, des émeutes avaient éclaté dans Belgarod ; Téagan avait convoqué la garde et les garnisons ; mais celles des quartiers des Mines et du Lorymon, désobéissant, s’étaient rangées avec les rebelles. Il s’en était suivi une guerre de rues, avec beaucoup d’hommes tués, des chevaliers, des soldats et des citoyens. Puis la révolte s’était propagée, au nord surtout, traditionnellement fidèle à la princesse. Il avait fallu envoyer les compagnies du Milliland ; jusqu’à ce soir, les affrontements se poursuivaient ; il y avait tous les jours des batailles.

Le roi se sentait incapable de gouverner ; le poids de son crime pesait sur sa conscience, la culpabilité le dévorait ; il se trouvait lâche, petit et misérable.

Les feuilles brunes, dehors, tombaient des chênes frissonnants, par grappes. Le vent froid les élevait en tourbillons ; elles s’envolaient circulairement, au ras du sol, puis retombaient en morceaux éparpillés. Des nuages accumulés, gris, noirs par endroits, que poussaient les surplus des tornades marines, gonflés d’eau, s’élargissaient indéfiniment au ciel en se déplaçant ; ils crevaient quelquefois en déluges de pluie, telles des outres qui se déchirent. Les gens rentraient en criant, une torpeur indéfinissable tombait sur la ville ; et les rues, longtemps après que la pluie fut passée, demeuraient dans une attente pleine d’angoisse. Le matin, il y avait de la brume par-dessus les fleuves. Il faisait jour plus tard et nuit plus tôt ; le soleil pâle se hâtait de disparaître après s’être levé, et restait presque toujours en retrait derrière la grisaille, qu’il éclaircissait d’une lumière éteinte. Les troupeaux, dans les prairies, dégageaient des fumées. Les gardes sur les remparts, les marchands sur les places grelottaient, le visage rouge, la tête rentrée dans les épaules. Aux quais, les femmes trempaient leurs linges dans l’eau glaciale. Les portes, les fenêtres étaient closes désormais, moins d’agitation animait la cité. Les plantes aux balcons, les fleurs dépérissaient ; toute la campagne avait jauni, c’était l’automne.

Téagan, errant toujours, était arrivé à la porte d’un ancien sanctuaire ; il entra.

Il descendit trois marches, passa un vestibule et franchit un couloir trempé d’une eau stagnante ; les scintillements des astres, qui rayonnaient par des trous minuscules percés dans le plafond, paraissaient des bougies vacillantes. Il pénétra dans une autre salle.

L’autel avait été miraculeusement conservé.

La lumière du dehors, qui passait autrefois par des fentes percées en hauteur, et maintenant par bien d’autres ouvertures provoquées par l’incendie, éclairait l’intérieur de la pièce d’une lumière paisible. Au milieu, par terre, il y avait un bassin en carreaux bleus, avec des nénuphars ; mais de gros poissons, le ventre courbé, pourrissaient à la surface ; les vases, les coffres étaient renversés ; il n’y avait plus de flammes dans les vasques, et les cassettes à parfum avaient disparu.

Les draperies déchirées, les étoffes pendaient en lambeaux ; des fissures couraient comme des veines sur les dalles ébréchées ; mais l’on distinguait encore les mosaïques sous la poussière ; et les colonnettes en marbre noir, dont les pointes étaient ornées de têtes de vipères, reliées par des cordelettes, demeuraient intactes ; elles encadraient l’autel, gravé sur le pourtour de mots qui nommaient des vices, entre des feuilles entrelacées.

On priait là, jadis, le dieu Valinari. Au-dessus de l’autel, une boule de proportions considérables, couverte d’un revêtement doré, entourée d’un disque en airain, était suspendue à une longue chaîne scellée au plafond. Derrière, deux arches en arc brisé, décoratives, s’appuyaient de part et d’autre d’une arche beaucoup plus imposante, sous laquelle se trouvait une porte cachée par un rideau ; un vent mystérieux le gonflait, et il se bombait dans la pénombre, pareil à la voile d’un navire fantôme.

Téagan alla vers l’autel en contournant le bassin ; quand il fut devant, il s’arrêta et le considéra d’un œil farouche, les bottes enfoncées dans la cendre.

La nuit devenait plus profonde ; le sanctuaire s’assombrit. Le roi s’agenouilla devant l’autel, le buste en arrière, les bras écartés, les paumes levées vers le ciel. Il essaya de toucher son père par l’intermédiaire des dieux ; il répétait son nom incessamment, dans l’espoir de perdre sa signification et de pénétrer son âme, son sens véritable. Il espérait que son esprit passe en lui de toutes ses forces, mais il ne ressentait rien ; et au fur et à mesure qu’il poursuivait ses répétitions, il se sentait plus médiocre et plus inférieur.

Le tarissement de la lumière, le silence le troublèrent tout à coup ; et la solitude l’enveloppant le terrorisa. S’il avait pu se confier ! partager ses doutes ! avouer ses peurs ! — mais son seul ami, Dorán, l’avait abandonné ! Il brandit les deux poings en l’air, et frappa le sol de toutes ses forces.

Une chauve-souris s’envola ; Téagan se releva, un peu inquiet, puis montant sur la marche de l’autel, coula dans la pièce un regard circulaire.

Un drap grisâtre, qui camouflait quelque chose dans un renfoncement des murs, attira son attention. Il s’en approcha ; il le contempla un moment, hésitant, puis le tira et découvrit un miroir de cuivre, assez haut pour qu’il pût y voir son reflet dans sa totalité.

Il resta pendant un instant immobile devant la glace, terrifié. La lune au ciel se découvrit ; une vapeur diaphane se répandait depuis les ouvertures de la voûte ; il se fit un silence extraordinaire, total, absolu, tel qu’il doit en exister dans les profondeurs de l’océan. « C’est moi ! pensait-il. C’est moi ! »

Il quitta le temple en courant, écarta le rideau derrière l’autel, puis s’enfuit au hasard des couloirs en trébuchant parmi les débris. Il heurtait les murs dans son affolement et criait des mots informes, animalement. Cela éclatait comme la foudre dans la vide immensité des ruines, et il hurlait plus fort, pareil à un dément qui jouit de ses propres échos et s’acharne à en redoubler la force. Il convulsait tout en se précipitant d’une pièce à l’autre ; au bout d’un corridor, il se cogna le front au linteau d’une porte, s’effondra, et, après une dernière secousse de tout son être, étourdi ne bougea plus.

Alors, la sorcière, une vierge adorable, surgit de derrière une colonne et vint à lui. Sa robe légère en soie, blanche immaculée, ornée aux franges de bandes en or, avec des motifs de fleurs bleues, montait en pointe jusqu’au-dessus du nombril, mais s’arrêtait juste au-dessous des seins. Elle s’avançait orgueilleusement, le buste droit, le menton relevé, semblable à une reine, et chacun de ses pas soulevait à ses pieds de petits nuages de cendres. Un large châle, noir et constellé de paillettes d’argent qui scintillaient, noué sur le devant, entourait ses hanches ; les lanières de ses sandales à bords plats, qui apparaissaient par intervalles entre les plis de ses vêtements, étaient incrustées de perles. Un serre-tête en argent de lune plaquait vers le haut ses cheveux noirs ; et ils retombaient jusqu’à ses épaules nues en longues boucles serpentantes. Elle avait l’air de danser plutôt que de marcher ; une sorte de fumée bleuâtre et transparente, violacée par endroits, tourbillonnait autour d’elle et faisait dans son dos comme les grandes ailes d’un papillon. À chaque fois qu’elle agitait les bras, qu’elle poussait des soupirs, il s’exhalait d’elle des odeurs de différents parfums.

Elle s’accroupit auprès du roi. Il leva dans sa direction sa pauvre face, et blême :

« Ne me laisse pas ! fit-il, en l’agrippant aux épaules. Ne me laisse pas seul, c’est un ordre ! »

Il se couchait contre sa poitrine, et elle le berçait dans ses bras pour apaiser sa rage.

« Je souffre ! C’est comme si mon âme avait bu du poison ! Je voudrais mourir ! N’as-tu rien à me donner ? Ne connais-tu pas un charme secret, qui pourrait me guérir ?

— Te guérir ! Mais te guérir de quoi, seigneur ? »

Il baissa la tête et sanglota. Puis, la voix entrecoupée par les pleurs :

« Je ne sais quelle malédiction pèse contre moi ! Est-ce à cause de mes crimes ? Je décline, je m’affaiblis jour après jour ; il me semble que l’hiver pour moi durera éternellement ! Je n’ai plus le moindre orgueil, plus la moindre ambition… au contraire, je suis plein de honte et de repentir, je me sens terriblement seul, et mon propre reflet m’épouvante ! Ce n’est pas ce que mon père aurait voulu ! C’est comme si je le trahissais ! »

Il s’abandonnait au désespoir. Les prunelles de Lobélia étincelaient à travers l’ombre, dardées contre son cœur ; elles le pénétraient ; et il avait le sentiment d’être poignardé.

Mais un petit miroir d’obsidienne, avec un manche en airain et sur le rebord des granats, des agates et des améthystes, apparut dans sa main ; elle le tendit à Téagan.

« Les rois ne pleurent pas, dit-elle. Sèche tes larmes ! La culpabilité te dévore. Elle t’aveugle ! Si tu refuses de la combattre, elle t’emportera. Laisse grandir ta vanité ! Sois fier, comme jadis ! Et regarde-toi comme tu es véritablement ! »

Il resta béant devant la glace. Il voyait sa peau plus ferme, son teint plus brillant, et de la main gauche il se palpait la face ; sa barbe, ses cheveux dévalaient de son visage en ondulations lisses ; un vaste manteau, pourpre, était accroché à son épaule par une fibule ronde, en bronze doré. Il portait sur la tête une couronne à quatre pointes, incrustée de pierreries, et quelque chose comme les lueurs d’un flambeau s’y reflétait. Mais surtout il ressemblait à son père, trait pour trait.

« Qui est cet homme ? demanda-t-il.

— C’est toi ! » répondit la sorcière.

Il caressait son reflet en murmurant :

« Oui !… oui !… »

Et le visage de la magicienne apparaissait à côté du sien, couronné de lauriers, car elle se penchait par-dessus son épaule afin de s’admirer. Alors, sans détacher les yeux de la glace, le roi s’endormit.

 

۝

 

Le châtelet du Macha n’avait d’abord été qu’un modeste ouvrage destiné à protéger le fleuve, au temps où la ville s’étendait au nord. Ensuite, la cité s’agrandissant peu à peu, le châtelet aussi s’était agrandi, jusqu’à devenir une forteresse colossale. Il formait maintenant un vaste ensemble de murs, de crénelages et de tours, élevé au bord de l’Idir sur deux niveaux, avec des cours et un donjon, qui avait la taille d’un petit quartier. Téagan, le temps que le palais fût rebâti, avait décidé de siéger là.

Dorán s’y rendait.

Le prince de Dorinessa n’avait pas à franchir le fleuve ; de son hôtel, il parvint assez vite à la place monumentale qui s’étendait devant le canal, et bordait le châtelet sur son versant occidental. La clarté du matin faisait des moires lumineuses sur les pavés balayés, en marbre blanc. De l’autre côté s’allongeaient, en retrait l’une par-dessus l’autre, les deux longues et larges façades.

Trente-quatre tours flanquées sur les courtines, cylindriques, avec des créneaux, des merlons et des mâchicoulis, en pierre, protégeaient le château. Deux étages de chemins de ronde défendaient les remparts ; des meurtrières étaient creusées sous le comble de l’étage supérieur ; et des centaines de soldats veillaient sur le pied de guerre, immobiles, comme si l’ouvrage tout entier se fût actuellement trouvé en état de siège.

Dorán se présenta devant l’entrée. Les gardes l’arrêtèrent ; il insista ; l’un d’eux s’éloigna, en courant. Il revint peu après avec un ordre, et les hommes le laissèrent s’engager.

Un pont-levis franchissait le canal ; il fallait passer sous deux portes avancées, puis entre deux corps de gardes posés sur des piles. Ensuite, après avoir passé une nouvelle porte munie de herses et de vantaux, on arrivait dans une sorte de long passage garni de mâchicoulis, qui longeait des salles de gardes. Une ouverture, au fond, donnait sur un escalier menant à la première des cours.

Elle était très large ; les ombres des quatre murs, ainsi que des seize tours qui les renforçaient, couvraient le grand espace vide qu’ils écrasaient. Quelques bâtiments, une écurie, des magasins, des celliers, voûtés au rez-de-chaussée, étaient ramassés au long des remparts. Des gens, emmitouflés sous de grosses fourrures, discutaient à voix basse de l’air le plus perfide ; blêmes, ils grelottaient, et les pans de leurs étoffes battaient en vagues aux grands coups du vent ; tous se turent à l’arrivée du prince.

Un cri soudain s’éleva dans l’air suivi d’une exclamation de trompettes, et deux soldats tout en armes surgirent d’une caserne. Ils se figèrent en apercevant Dorán ; puis ils le contournèrent, et sortirent du châtelet en détournant la tête. Le chevalier, pris d’une inquiétude, les suivit du regard avant de se remettre en marche.

Un nouveau pont enjambait un second fossé, profond, dominé de part et d’autre de ses versants par des tours intérieures ; il menait à une porte protégée par des postes ; de là, on passait un autre couloir, qui débouchait sur d’autres marches.

Il s’arrêta.

Lobélia descendait l’escalier. Derrière sa personne, tout noir dans le contre-jour, se dressait la masse fabuleuse du donjon circulaire, puis l’orbe du soleil, colossal, divin, disposé par-dessus son faîte tel qu’une coupole de feu.

La sorcière baissait la tête. Un réseau de fils noirs enveloppait ses épaules nues, et un châle pourpre, orné de billes de nacre, l’abondance désordonnée de sa chevelure. Elle avait aux oreilles des boucles de verre, au cou des colliers d’or, et autour des bras des cercles incrustés de parangons. Ses vêtements longs se balançaient avec les mouvements de ses hanches.

« Toi ! » s’écria Dorán.

Il la connaissait du temps où son père siégeait au Conseil, pour l’avoir souvent entrevue rôdant parmi les couloirs, au côté de Maldar.

« Monseigneur », dit-elle avec un sourire, en parvenant au bas des marches.

Elle s’était inclinée insensiblement ; et elle allait partir quand il la tira par le bras, la saisit à la gorge, et, la poussant contre un mur, la maintint sous ses doigts repliés.

« Ce n’était pas assez, murmura-t-il d’une voix menaçante, de t’en prendre à la fille de Felgar, au prince d’Iscarod ? Tu vas maintenant empoisonner l’esprit du roi ?

— Pitié ! Grâce ! »

Elle le griffait, cherchant à desserrer son étreinte, mais il l’accentuait de plus en plus.

« Crois-tu pouvoir y arriver ? poursuivit Dorán. Mais je ne te laisserai pas faire ! Va-t’en, sorcière ! Et ne t’avise plus jamais de revenir ici ! »

Il la jeta par terre. Elle se releva péniblement ; son châle s’était dénoué ; ses cheveux défaits s’entortillaient en nœuds ; et une large déchirure divisait sa robe.

Elle éclata d’un rire long et atroce.

« Pauvre homme ! dit-elle, en crachant. Mais qui es-tu pour me donner des ordres ? Un fils de vassal, un moins que rien ! Qui sait si tes ancêtres ne labouraient pas les champs, lorsque l’Empire jusqu’aux landes étendait ses bras conquérants ? Moi, je suis la fille d’Élinas et d’Océis ! J’ai grandi sur l’île morte, en exil, parce que mon père avait trahi ma mère ; chaque soir, je montais au sommet de la colline interdite, la seule couverte de fleurs, et je contemplais son royaume les yeux farouches, en jouissant des tortures qu’il allait souffrir ! »

Il recula ; elle en profita pour s’approcher, le buste en avant, et sa langue sifflait entre ses lèvres.

« Je l’ai d’abord condamné à la vie éternelle ; et puis je l’ai enfermé dans une montagne d’où jamais plus il ne sortira, car elle a disparu du monde ! »

Et pleine de morgue, elle lui raconta dans un épanchement soudain sa descendance noble et nombreuse, et tous les monuments qu’elle avait bâtis, les châteaux puissants, les palais au fond des vallées, les cités majestueuses.

« Tu mens ! » répondit Dorán.

Des corneilles s’envolèrent, en croassant, du sommet du donjon.

« Comment oses-tu m’accuser ? Toi !… »

Elle tournait autour de lui lentement, comme une menace.

« Téagan souffre par ta faute ! »

Elle lui reprocha de l’avoir abandonné ; elle lui montra combien ç’avait été cruel :

« Car tu étais peut-être son seul ami !

— Tais-toi !

— Non ! Où étais-tu, quand il avait besoin d’être consolé ? Quand il te cherchait pour le simple appui de ta présence, lui qui t’a tant donné, et tant promis ? Moi, j’étais là. »

Et elle raconta la façon dont elle l’avait découvert, la veille, entre les décombres.

« Je me promenais parmi les ruines. Il était étendu par terre dans la poussière, et il pleurait, la robe en lambeaux ; ses yeux luisaient, terribles, dans les profondeurs de son visage maigre ! Il me suppliait de le guérir ; il s’accrochait à moi, il m’embrassait de toutes ses forces, en tremblant. Il serait mort sans doute, si j’étais arrivée plus tard. Mais je lui murmurais des paroles qui le soulageaient, car j’étais attendrie par son désespoir. Je lui rendais les caresses qu’il me réclamait, et il s’endormait contre mon sein. »

Elle ajouta :

« C’est d’amour dont il a besoin !

— Mais tu ne l’aimes pas ! fit Dorán avec colère.

— Et toi ?

— Je suis son ami ! J’ai confiance en lui ! »

Un sourire monta aux lèvres de Lobélia.

« Plus pour longtemps ! » répondit-elle.

Et elle s’en alla, muette soudain, à pas lestes.

Il se demanda s’il ne devait pas la poursuivre ; mais gravissant finalement les marches, il parvint à la cour du dernier niveau.

Elle était plus large que la précédente. Au sud, un escalier donnait sur un sanctuaire, précédé d’un portique arrondi, en arcs, d’où le capitaine habituellement donnait ses ordres à la garnison. Ce matin, il n’y avait personne.

Le donjon s’élevait en plein milieu, immense et noir. Il était gros de cent pieds, haut de deux cents, depuis le fond du fossé jusqu’au couronnement. Quatre pinacles en pierre, avec des fleurons et des crochets, coiffaient le chaperon supérieur du crénelage. Des corbeaux en saillie supportaient un double hourdage de bois ; et les créneaux, fermés par des arcs brisés, étaient surmontés d’une corniche. Les allèges, les marches, les bornes, les appuis étaient faits pour des géants plutôt que pour des hommes.

Dorán se présenta devant l’entrée. Les gardes s’écartèrent, un héraut courut pour crier l’annonce, et le chevalier pénétra dans la vaste tour. Il arriva dans une pièce ronde, à douze pans, creusés de douze niches à double niveau ; elle était voûtée de douze arcs joints à une clé centrale percée d’un œil, et la même structure se répétait d’étage en étage ; à droite, une rampe aboutissait à un large escalier à vis, qui les desservait tous.

Le prince gravit les marches une par une jusqu’au second palier.

Il ouvrit la porte et s’avança. Les lampes ne brûlaient pas ; les flambeaux, éteints, fumaient encore ; mais le jour passait par deux petites fenêtres, ainsi que par l’œil central. Comme le soleil était bas, les rayons demeuraient en hauteur ; ils n’éclairaient qu’une partie des voûtes, et laissaient dans la pénombre les parties les plus basses. Les bottes du prince résonnaient contre les carreaux du sol ; on entendait des colombes voler parmi les arches. Une galerie relevée de dix pieds, entourant la salle, faisait comme un portique avec des balcons ; elle ne s’interrompait que dans la niche le plus à l’est, où le trône était disposé.

Un archebanc de bois suffisamment long pour deux personnes, avec un haut dossier recouvert d’une tenture violette, or et brune, décorée de motifs en losange, occupait une petite estrade en bois calée contre le mur. Deux bancs plus réduits étaient également montés sur l’estrade, de part et d’autre des accotoirs. Tout cela s’accordait au milieu d’un vide effroyable, car à part une tapisserie monumentale un peu plus large que le trône, suspendue derrière le dossier et qui montait jusqu’au plafond, et deux coussins de cuir verdâtres avec des franges, il n’y avait rien ni personne. Le sol était nu, et les murs dépourvus d’ornements. Sur la droite, à quelques pas, une ouverture discrète menait au chemin de ronde.

Téagan, assis, paraissait dormir. Sa tunique noire éternelle disparaissait sous une robe pesante couleur de sang, avec des manches béantes entourées de fourrures, et sur le pourtour du bas une longue frange de fourrure également, d’où s’échappaient les pointes de ses bottes. Deux colliers ornés de plaques d’or reposaient contre sa poitrine. Ses cheveux pendaient en désordre autour de sa tête ; il regardait le dallage devant lui les paupière abaissées, perdu dans ses pensées. Il était affalé sur le trône, la tête penchée contre le buste, les mains croisées, les jambes étendues. Deux énormes dogues veillaient à ses pieds, allongés sur le ventre et la langue pendante.

Dorán s’arrêta devant l’estrade. Les chiens s’étaient levés ; ils le dévisageaient, les narines écartées, les flancs haletants. Le roi redressa la tête. Il avait le visage d’un blanc d’ivoire, terne, tout creusé, et les ombres dans les plis faisaient comme des trous dans un crâne.

« Téagan ! » fit Dorán en écartant les bras.

L’écho de sa voix se répéta par toute la salle, d’arche en arche, mais le souverain d’abord ne répondit pas. Puis, après un long silence, il murmura seulement :

« Où étais-tu ? »

Des cris s’élevèrent, dehors ; on les entendait depuis l’oculus. Alors, le roi, hargneux subitement :

« Traître ! Infidèle ! Voilà des mois que tu as disparu ! Tu m’as abandonné !…

— Non ! se récria Dorán. Ne dis pas cela ! Jamais je ne t’abandonnerai ! »

Il reconnut pourtant qu’il s’était éloigné.

« Mais tu sais pourquoi ! »

Téagan, le fils de Varden, le petit-fils de Fallëgar, lui en voulait de mettre une passade au-dessus de son amitié ; il l’éprouvait comme une plaie profonde blessant son orgueil, et c’était une peine intolérable ; puisqu’il comptait Dorán pour son unique ami, elle le faisait souffrir davantage, et sa blessure tournait à la haine.

« Ne pourras-tu jamais me pardonner ? ajouta le chevalier. Après tout ce que nous avons vécu ! Après tout ce que nous avons traversé ! »

Le roi serrait les poings ; le sceptre du pouvoir gisait à ses pieds, fendu sur le côté. Une grande ride se creusa dans son front. Depuis qu’il se trouvait sous l’influence de Lobélia, il soupçonnait tout le monde ; il ne dormait plus ; des colères brusques l’emportaient, il ne buvait que du vin et repoussait la nourriture. Ses courtisans l’avaient quitté l’un après l’autre. Et il vivait seul, du matin jusqu’au soir.

Dorán fit un pas en avant ; il lui rappela leurs longues marches au Milliland, à la douceur du soleil, entre les flancs des collines empourprés de bruyères, et les coteaux lisses comme des murs de château ; les bavardages, les rêveries, les chansons aux lueurs tremblantes des feux mourants, sous le déploiement des étoiles, et les paysages immenses et magnifiques ; et puis les assauts des forteresses, les mêlées dans les plaines, les charges héroïques, les rugissements des batailles, et les acclamations des hommes.

Téagan haussa légèrement les sourcils, emporté un moment par ces souvenirs.

Mais comme tout cela désormais appartenait à un autre monde ! Ce Téagan avait péri ; il était né un nouvel homme, un roi solitaire, cruel et meurtrier. Quelques mois étaient passés telles des décennies ; jeune pourtant, il ressemblait au cadavre d’un ancien monarque, exhumé du tombeau.

Un homme entra par la petite ouverture située en arrière du trône. Il marqua devant Dorán un mouvement d’hésitation. Puis, sur un signe du roi, il s’approcha et prononça quelques mots dans son oreille ; Téagan hocha la tête ; il repartit.

« Tu ne te lèveras pas pour m’embrasser ? reprit Dorán, car le roi demeurait silencieux. Tu recevais autrement tes visiteurs, jadis !

— Qu’en sais-tu ? Tu n’étais pas là ! »

Dorán protesta. Il avait reconnu qu’il l’avait délaissé ; il s’en voulait ; il devait le croire.

« Je ne t’ai jamais oublié ! Regarde, je suis là ! C’est à cause des rumeurs ; je m’inquiète !

— Quelles rumeurs ? souffla Téagan.

— Lobélia ! Elle t’as ensorcelé, avoue-le ! As-tu donc oublié ce qu’elle fit de Maldar ? Elle lui tourna l’esprit, elle le rendit fou ! Arrache-lui la langue ! Brûle sa maison, marque-la au fer, jette-la hors de ton royaume ! Tu es bon, ne te laisse pas corrompre ! Sois pur, sois grand, sois noble comme ton père ! »

Téagan prit sa tête entre ses mains, et poussa un profond soupir.

Le jour montait dans la salle ronde. Des reflets insensibles parcouraient les différents bracelets du roi ; sa longue robe devenait plus éclatante, et plus noire l’obscurité dans les froncements du tissu. Son ombre s’allongeait devant lui, recouvrant l’estrade et le sol jusqu’aux pieds de Dorán. Les fourrures de ses manches brillaient sous la poudre du soleil. Mais un nuage énorme glissa dans le ciel, et ce fut soudain comme si le crépuscule était tombé. Les ténèbres envahirent la salle. Alors, le roi se rejeta en arrière. Tout son être ne forma plus qu’une silhouette enténébrée ; sa figure disparut complètement dans la pénombre ; seules ses mains, maigres, immobiles et blanches, s’apercevaient encore.

« Tu l’aimes ? » demanda-t-il.

Dorán le considérait.

« Oui ! dit-il enfin. Malgré moi ! Malgré elle !

— Et moi ? Ne suis-je plus rien à tes yeux ? »

À peine l’avait-il retrouvée qu’il s’était détourné de lui, le négligeant, l’oubliant, le reniant sans doute.

« Moi ! Ton ami, ton frère, ton roi ! »

Et se penchant en avant, il l’accusa encore de trahison.

« Et que fallait-il faire pour te contenter ? répondit Dorán. Car tu n’as pas la même place dans mon cœur, et tu ne l’auras jamais !

— Ce n’est que pour la retrouver, que tu m’as poussé à la guerre. »

Dorán sentit se glacer le sang dans ses veines.

« Tu allais la provoquer de toute façon ! »

Téagan se leva tout à coup et s’avança au bord de l’estrade, le bras levé, frémissant de colère. Un pli effroyable lui tordait la bouche ; une rougeur monta dans ses joues creuses, gonflées par l’émotion ; ses yeux flambaient tels que des bûchers dans la nuit. Les chiens aboyaient, furieusement.

« Tu n’as pas le droit d’aimer une veuve ! cria-t-il. Elle mérite la mort ! »

Le chevalier blêmit. Donc, il savait ; c’était la sorcière, sûrement !

Elle ne voulait qu’isoler le roi de plus en plus ; déjà, elle s’était débarrassée des courtisans, des conseillers, même des valets ; et puisque Dorán était son dernier allié, elle cherchait à le perdre en révélant ses secrets. À coup sûr, elle avait persuadé Téagan qu’il avait toujours eu l’intention de le trahir ; et quoi de plus facile, car Ceanna était du parti de Fégara ! Il regretta de ne pas l’avoir tuée tout à l’heure, quand il en avait l’occasion.

« Est-ce vrai ? reprit Téagan. Ne me cache rien, par les dieux, ou je jure que je te tuerai ! Dis-moi qu’elle a menti ! »

Les chiens hurlaient toujours. Il les chassa d’un grand coup de pied.

« Eh bien, oui ! dit le prince. Pourquoi te le cacher plus longtemps ? Oui ! C’est vrai ! »

Le roi porta la main sur son cœur.

« C’est au tournoi du Champ-des-Lys, reprit Dorán, que je la vis pour la première fois. Oh ! T’en souviens-tu ? Les tresses de ses longs cheveux volaient dans l’air, pareilles à des flammes battues par le vent ; et les rubans d’argent qu’elle y avait accrochés miroitaient aux rayons du jour. J’ai d’abord cru à une illusion, un mirage des dieux ; mais elle a levé les yeux sur moi, et nous nous sommes aimés ! Comment ne pas l’aimer, Téagan ? Ses prunelles plus bleues que le saphir contiennent des océans, et quand je me perds dans l’ombre de ses cils, c’est comme si je dérivais dans la nuit étoilée ! Elle respire l’amour, tel un fruit d’où s’exhale le plus doux des parfums ! Son haleine pour moi est un zéphyr, elle me transporte en des ravissements inimaginables ; et j’ose à peine déposer mes lèvres sur les siennes, car elles ont la délicatesse des roses, et je crains de les froisser ! Crois-tu que je ne la désirais que par l’espoir de te trahir ? Mais je me moque du pouvoir ! Je me moque de la richesse et de la gloire, de toutes les choses et de tous les êtres ! J’aime ! Et plus rien ne compte à mes yeux, plus rien, que cet amour qui brûle en moi, en elle, et qui nous dévore ! »

Il tomba sur les genoux et joignit les mains.

« Pardonne ! Nul n’en saura rien ! Laisse-moi l’épouser, lorsque aura passé le temps du deuil ! Ne la condamne pas pour si peu, elle est jeune, elle est innocente. Sois clément ! Ferme les yeux, oublie ! »

Mais Téagan le toisait de toute sa hauteur.

« C’est trop tard, répondit-il. Je t’ai délivré ! »

Un échanson lui apportait une coupe ; il la leva, en criant :

« À la mort ! »

Et tandis qu’il buvait le vin coulait dans sa barbe, tachait sa tunique et maculait le sol de gouttelettes pourpres. Il jeta la coupe ; puis il battit des mains, en appelant Skera.

Le géant parut. Il portait dans ses bras le corps inerte de Ceanna, couché en vagues. Ses bras tombaient ; la tête rejetée en arrière, elle présentait sa gorge, et l’on y apercevait encore les traces de l’étranglement. Le bourreau la déposa sur le sol et s’en alla.

Dorán, muet d’horreur, se précipita vers le corps ; il restait froid, dur, insensible. La jeune femme gardait la bouche ouverte et les yeux exorbités ; sa chevelure défaite, entrelacée, faisait des boucles contre les dalles. Le prince la touchait, la secouait, la caressait d’amples gestes ; il enfonçait ses doigts dans ses cheveux, les mains agitées par un tremblement furieux, et les larmes l’inondaient. Il s’essuya les paupières avec les paumes, convulsivement, car il ne pouvait croire que ce fût bien elle, et il voulait voir mieux. Il soufflait : « Ceanna ! Ceanna ! » pensant qu’elle allait lui répondre, puis se lever, l’embrasser ; elle dormait simplement ! et une colère montait dans son cœur, parce qu’elle demeurait silencieuse. En même temps, une épouvantable douleur l’accablait, sa poitrine battait, il se sentait mourir.

Et soudain, dans la conscience que tout s’achevait, une sorte d’apaisement le ravit. Il leva le regard jusque dans les hauteurs de la rotonde, comme s’il suivait son âme qui s’envolait, le visage brillant de pleurs. Puis, il lui ferma les paupières, releva sa tête, et il la contemplait amoureusement, bouleversé d’adoration, de tendresse et de désespoir.

Mais une rage folle, profonde, incommensurable, déforma toute sa face ; ses muscles tressaillirent ; ses prunelles crachèrent du feu et il se tourna vers Téagan, en hurlant :

« Qu’as-tu fait ? Bourreau ! Meurtrier ! »

Le roi rabattit sa cape autour de lui.

« Maintenant, tu es à moi ! À moi seul ! »

Il allait se rasseoir, drapé dans sa superbe, avec aux lèvres un sourire hideux ; mais Dorán se jeta sur lui en poussant un cri effroyable ; il lui enserra la gorge d’un bras, et de l’autre il le poignarda jusqu’au cœur, par trois fois.

Puis il revint, d’une démarche vacillante, auprès du cadavre de Ceanna ; et d’un lent geste il se trancha la gorge.

Le soleil se découvrit ; le roi gisait devant son trône ; et plus loin, dans l’ombre, les amoureux que le miroir avait maudits.

 

FIN