Les Chants de Carmora


 

CHANT XXII

UNE OMBRE DANS LES DÉCOMBRES

 

La ville cependant ressemblait au campement d’une armée en campagne, tant elle était remplie d’agitation. On comblait les trous des murailles, on remplissait les fontaines, on relevait les façades écroulées ; les statues étaient repeintes et dépoussiérées ; les ouvriers rebâtissaient les maisons ; les jardins des terrasses commençaient de nouveau à s’épanouir, et déjà, dans les parties les moins atteintes, l’exhalaison des plantes, le parfum des fruits remplaçaient l’odeur des ruines. Il y avait des échafaudages à toutes les places, à toutes les rues ; les engins de levage travaillaient continuellement ; on arrosait les pavés, on balayait la poussière sur les seuils des boutiques ; on tendait par-dessus les brèches des demeures des draps de couleur, et quand ils gonflaient au vent, la ville avait l’air apprêtée comme aux jours de fête. Les charpentiers et les tailleurs, les maçons, les verriers débordaient d’une activité joyeuse et permanente.

Téagan manda les leudes, les thanes, les princes ; Métélès le couronna entre les vestiges du temple ; tous l’acclamèrent, et une grande insouciance régna dans Belgarod. Elle se répandait largement par-delà ses murs, jusque dans la campagne, parmi les bourgs et les villages. Des espoirs renaissants pénétraient tous les cœurs ; la guerre était terminée, la paix conclue, et les prêtres des sanctuaires auguraient qu’elle durerait longtemps. Les vieilles rancœurs, au fur et à mesure que la cité retrouvait ses forces, les ambitions vaines s’apaisaient dans l’ivresse du renouveau. Le peuple, sans considérer que ce roi qui relevait ses ruines était aussi celui qui les avait provoquées indirectement, comparait le début de son règne à celui de sa cousine, et parce que celle-ci avait dû faire la guerre et l’avait perdue, aimait mieux le vainqueur.

Cependant le haut lieu du pouvoir, le palais, toujours effondré, formait un amoncellement de débris sur les différents niveaux de la colline ; des tours jaillissaient des décombres, ainsi que des colonnes, des arcs, des pans entiers brunis par le feu. Les dorures de ses coupoles, qui gisaient dans les gravats, disparaissaient sous la poussière. Ses trésors avaient été pillés. Les jardins, qui faisaient sa gloire, n’existaient plus : les arbres calcinés étaient tombés les uns sur les autres, la cendre emplissait les grandes pièces d’eau, les vases de pierre au bas des rampes étaient brisés, les statues gisaient par terre. Des restes d’animaux étaient couchés au milieu des buissons, des parterres de fleurs, et des îles de roses dont il ne restait rien.

Il faudrait des années pour le relever jusqu’au faîte ; mais le palais, pour les rois de Carmora, était comme le symbole architectural de leur souveraineté, la monumentale affirmation de leur puissance ; aussi Téagan désirait-il le rebâtir au plus vite. Il fit venir des hommes de toutes les parties du royaume, des pierres de toutes les carrières. Comme cela coûtait des sommes considérables, il força les prêtres à exciter les dons, en promettant aux fidèles les plus généreux d’intercéder pour eux auprès des dieux, et de leur obtenir des faveurs du ciel. Les bourgeois, les seigneurs, les paysans même contribuèrent. Le thane d’Ellëriën donna trente-cinq mille pièces de bronze pour les coupoles ; Téagan, afin de montrer l’exemple, offrit deux cents perles d’argent. Cela ne suffisait point ; alors, le roi, profitant de l’impuissance de Métélès, contraignit les officiants à vendre les biens superflus des lieux des cultes ; et puisque les prêtres étaient excessivement riches, il ordonna de taxer leur fortune, et put ainsi soutenir une année entière de travaux. Puis il instaura une fabrique avec des trésoriers, des procurateurs et des intendants, chargée de coordonner la continuité du chantier dont elle fut instituée le maître d’œuvre.

Vers le milieu de l’été, les volontaires, les premiers chariots arrivèrent de la campagne, et le chantier commença. Les bœufs tiraient des pierres énormes depuis les portes jusqu’à l’esplanade, en mugissant. Les hommes travaillaient infatigablement, la poitrine haletante, les manches retroussées sur les muscles des bras. On entendait leurs cris par toute la ville, avec les coups répétés des marteaux, les roulements des charrettes, les ordres des appareilleurs. Il fallut déblayer les décombres pendant des semaines ; on en retirait presque chaque jour de nouvelles choses, des biens, des étoffes, et parfois des corps.

Un soir, au niveau de l’ancienne partie du palais affectée aux appartements du prince Maldar, un ouvrier découvrit au fond d’un trou le cadavre d’une femme.

Elle était étendue sur le dos. Ses cheveux blonds, étalés en soleil derrière sa tête, faisaient une espèce de nimbe doré. On eût pu croire qu’elle était simplement endormie, mais ses paupières alourdies ne retombaient qu’à moitié contre ses prunelles décolorées. De longs cils projetaient des ombres légères sous la courbure de ses yeux, qui paraissaient des traits dessinés à la poudre de khôl. Ses vastes sourcils, à demi transparents, donnaient à sa figure quelque chose de délicat, de fragile, de presque maladif. Elle gardait la bouche entrouverte légèrement, pareille à une femme qui s’apprête à recevoir un baiser ; par une étrangeté, ses lèvres abaissées étaient demeurées violettes, quasiment noires, de la couleur des mûres. Ses narines, qui tremblotaient au vent, avaient l’air de respirer. Comme sa tête était rejetée en arrière, son cou ainsi que le haut de sa gorge, d’une blancheur de nuage, s’offraient immédiatement au regard. En se penchant un peu, on voyait courir des veines très fines sous la peau claire et amincie.

Son ample robe à peine froissée, largement décolletée, de la couleur de l’écume des vagues et dont les manches s’interrompaient aux coudes, collée aux hanches, aux cuisses, aux genoux, était traversée de longs plis ; elle épousait de façon parfaite les rondeurs de son corps, à la manière d’un suaire. Seul son pied droit, nu, dépassait du rebord inférieur. Elle avait un bras replié sur la poitrine, l’autre déployé par-dessus sa tête. Elle reposait de l’air le plus doux, le plus tranquille et le plus apaisé.

Mais, pour une raison inexprimable, ce corps donnait froid. Un chien le renifla ; il s’enfuit en jappant. L’homme qui l’avait découvert blêmit tout à coup, puis se recula, effrayé ; des vers, semblables à des cordelettes se tortillant, entraient et sortaient de ses yeux, de sa bouche, de ses narines. Saisi par une espèce de compassion, il voulut dégager les larves du corps, alors il lui porta un coup de pied au niveau des côtes. La femme parut se réveiller ; et puis elle se remit debout, lentement, avec des mouvements tout brisés.

L’homme devint plus pâle encore ; il poussa un cri ; en même temps il s’écartait, incapable de détourner la tête, les yeux exorbités par la terreur.

La femme cilla ; elle levait les bras devant elle afin de se protéger du soleil.

Autour, on accourait ; des murmures s’élevaient ; on voulait savoir qui elle était, d’où elle venait. Quelques-uns osèrent l’apostropher, mais elle restait stupide, tel un noyé tiré des flots.

Les ouvriers s’impatientaient ; son mutisme agaçait ; elle regarda la foule, se mit à sourire et l’excita davantage. Il y eut des invectives ; elle ne répondait pas ; un homme lui jeta un caillou.

Alors, le murmure des voix s’intensifia, les cloches des temples retentirent, et Téagan parut, avec ses hérauts, son escorte et ses écuyers. Il sauta à bas de son cheval, et le rassemblement se tut. Des lacets, brillant comme l’argent, retenaient ses longues bottes à ses chevilles ; il avait des gantelets brodés en cuir, une tunique de velours fendue aux jambes, et par-dessus son dos, une cape avec des épaulières de fourrure. Un couvre-chef de toile, retenu au front par une bande dorée, ayant la forme d’une couronne, lui tombait jusqu’aux épaules.

Il demanda la raison de l’agitation.

« C’est elle ! » répondit un homme.

Et brusquement, les gens, se poussant, révélèrent la femme au regard du roi. Il fit un pas en arrière, porta la main sur son cœur, et de l’autre saisit le pommeau de son arme.

« Lobélia ! » s’écria-t-il.

Elle ouvrit les bras. Sa peau soudain brilla mystérieusement, pareille à la clarté de la lune ; ses cheveux blonds se déployèrent dans un éblouissement formidable ; elle s’agrandit, par une magie, et sa taille dépassa celle des géants. Elle plongea ses yeux dans ceux du monarque, et il en fut transpercé ; il se sentit élevé par-dessus la terre ; tout disparut, il n’y avait plus qu’elle et lui.

« Téagan ! » dit-elle en gémissant, d’une voix de sucre.

Elle avait ébranlé le roi jusqu’à l’âme.

« Mon beau Téagan ! poursuivit-elle. Tu cherches la grandeur ? Embrasse-moi ! épouse-moi ! prends-moi ! Reine, je te ferai le plus riche, le plus puissant et le plus adoré des souverains ! Tu posséderas des salles pleines de trésor : du cuivre et de l’argent, des parures et des colliers, et d’autres choses plus précieuses encore, des amphores de vin, des outres emplies de saphirs noirs ! Tu commanderas aux hommes, aux bêtes, et même aux astres dans les cieux ! L’on rendra des cultes en ton honneur, comme on le fait aux dieux ; l’on te bâtira des temples ; et l’on sacrifiera pour toi des taureaux polymorphes ! »

Un charme le retenait ; il se sentait attaché par des liens occultes, indissolubles ; la sueur perlant sur sa face avait l’air de gouttelettes multiples en diamant, qui s’écoulaient ; effaré, la gorge sèche, il voyait tourner dans les airs, comme sorties des limbes de sa conscience, des images troubles : son père, sa descendance indénombrable, Belgarod rebâtie, superbe, toute blanche et resplendissante, la couronne de Carmora ; et les armes de ses drapeaux se mêlaient, dans les nuages, à celles du royaume. Il pleurait.

« Mon père serait-il fier de moi ? dit-il.

— Mais c’est lui qui m’envoie ! répondit-elle. L’ignorais-tu ? C’est à moi qu’il se confia, juste avant de mourir ! »

Alors, il eut la vision d’une brume, d’une ampleur effrayante ; elle recouvrait le soleil ; il aperçut dans les rayons qui la traversaient le visage du prince, et il lui souriait d’un air attendri. Téagan allait défaillir ; deux écuyers, accourant, le retinrent cependant qu’il basculait en arrière.

« Je t’aimerai, ajouta Lobélia, comme une amie, comme une sœur, comme une maîtresse ! Je te donnerai des fils autant que tu voudras ; ils seront nombreux ; ils t’égaleront en courage, en sagesse et en renommée. Mais tu dois me faire confiance ! Viens, oh ! viens, mon aimé ! »

Elle tendait les bras ; halé par une corde invisible, il marchait dans sa direction, d’un pas chancelant. Elle lui semblait un miracle, la descente sur terre d’une fille des dieux ; il désirait s’unir à elle, bestialement. Il allait la rejoindre ! il se prosternerait à ses pieds ! il obéirait aux moindres de ses commandements ! Mais tandis qu’il s’avançait il observait sa face intensément, entre les lumières de sa chevelure ; et il vit que ses longues prunelles noires avaient l’air de failles déchirant ses yeux jaunes de reptile, et qu’elle laissait traîner entre ses lèvres de fruit sa langue hideuse, sifflante et fourchue.

Il retrouva la raison ; le mirage s’évanouit.

« C’est la sorcière ! » cria-t-il.

La foule, horrifiée, se dispersa telle qu’une poussière au vent.

« Emparez-vous d’elle ! » ordonna le roi, en la pointant du doigt.

Et comme sa garde terrorisée, courbée sur les jarrets, les javelots vers l’avant, s’approchait de l’enchanteresse, il ajouta le bras tendu, en détournant la tête :

« Ne la regardez pas ! N’écoutez pas ses paroles ! Jetez-la aux cachots ! »

Ils jetèrent un filet pour la saisir ; puis ils l’emportèrent, et elle disparut dans les profondeurs de Belgarod.

 

۝

 

Le soleil, qui s’étalait contre les façades de la Cité, attiédissait les pierres épaisses des murailles ; la poussière, soulevée par les réparations, tourbillonnait dans les cordes de ses rayons ; des éclats dorés brillaient sur les renflements des statues. À partir de midi, une chaleur accablante s’abattait dans l’air, et le fleuve écrasé, miroitant, s’immobilisait presque. Des filets de nuages glissaient rapidement dans l’azur du ciel, puis disparaissaient. Parfois, des bouffées de vent faisaient trembler les feuillages et froissaient les robes. Le jour, dans la campagne, illuminait les ruisseaux entre les vallons ; les ombres tournaient en s’allongeant au fur et à mesure des heures, découvrant et recouvrant alternativement les roches, les fleurs, les toits des villages ; les colombes voletaient d’une branche à l’autre, les hirondelles survolaient les prairies ; dans les prés, les moutons demeuraient couchés sous la fraîcheur des arbres ; toute la campagne débordait d’une verdure nouvelle et régénérée. Le matin, les émanations légères de la nuit s’évanouissaient doucement, laissant l’herbe à peine humide ; le soir, les lumières délicieuses du crépuscule coiffaient de brumes violettes les sommets des collines, et traversaient les enchevêtrements des lierres, les bosquets éparpillés ; alors, la terre exhalait des odeurs de fougères.

Dorán et Ceanna continuaient de se retrouver, chaque soir, au bord du lac Léven.

Dorán, travaillé par l’impatience, arrivait en avance ; il l’attendait perdu dans ses pensées, vaguement inquiet. Le soleil descendant l’aveuglait lorsqu’il se retournait dans la direction du lac ; mais il s’allongeait dans l’herbe les bras en croix, et fermait les yeux.

Il s’imaginait dériver avec Ceanna au hasard d’un vaste océan, sur un navire voguant éternellement, les cales remplies d’eau fraîche et de fruits mûrs. Ils étaient enlacés l’un à l’autre. Une brise imperceptible bombait les voiles ; une houle légère berçait la coque. Rien ne les entravait, rien ne les retenait. Somnolant toujours, il entrevoyait, dans cette sorte d’étourdissement des demi rêves, la plage d’une île merveilleuse, avec des montagnes, des fleuves et des forêts ; ils décidaient ensemble d’y aborder puis menaient là une existence solitaire, vivant dans une petite cabane en bois, au fond d’une crique. Il n’y avait pas d’hiver et pas d’automne ; le ciel pur restait bleu invariablement ; le soir, couchés sous la clarté des étoiles, ils s’endormaient en admirant les comètes qui jaillissaient entre les astres. Ils dépensaient leurs jours à se baigner dans les sources, à cueillir les baies des arbustes, à se reposer dans l’ombre hospitalière des cavernes. La vie s’écoulait avec un égal enchantement, telle une paisible ivresse ne finissant jamais. Tout cela se mêlait à la verdure des feuillages, à l’écoulement des ruisseaux, au bêlement des moutons, aux contours des collines ; seul un nuage fluet, parfois, passant au travers du ciel, ombrageait cette existence idéale.

Derrière, dans les bois, les oiseaux pépiaient ; Dorán, s’éveillant, respirait à pleins poumons les effluves de la forêt ; les cordes de sa lyre, prises au vent, tremblaient une mélodie.

Il lui arriva quelquefois de tresser des couronnes de fleurs, en attendant qu’elle arrive ; il choisissait les plus belles et les liait ensemble avec un soin minutieux, les sourcils froncés, dans l’air concentré d’un orfèvre.

Tard souvent, longtemps après que le soleil eut disparu sous la lisière, à l’ouest, il percevait comme des battements dans la terre ; Ceanna paraissait, ils s’embrassaient. La lune montait, dispersant sa blancheur poudreuse contre les feuillages, au sommet des éminences, à l’intérieur des étroites clairières ; et les plis du lac brillaient. L’air se rafraîchissait, les bêtes s’endormaient. La nuit calme s’épanouissait au ciel. Ils se couchaient côte à côte, contemplaient l’univers pendant des heures ; ils faisaient des vœux aux passages des étoiles filantes : presque toujours, c’était de vivre ensemble pour l’éternité. Dorán connaissait les astres ; il apprenait à Ceanna les cratères de la lune ; il lui montrait Alderyán, l’étoile de la croix du nord, et Ystëar, l’étoile première-née. Il dessinait avec son doigt les constellations, la gueule du loup, la baleine, le dragon d’Eldaryll.

Ensuite, ils s’asseyaient sur les pierres des rives, et, leurs deux têtes penchées l’une contre l’autre, se prodiguaient des aveux, des protestations, des confidences. Ils n’épuisaient jamais leurs entretiens. Ceanna désirait tout connaître de son voyage, de Téagan, de l’emploi de ses journées ; il ne se lassait jamais de l’interroger, sur sa vie, sur ses goûts, sur ses regrets, aussi. Ils se touchaient continuellement et s’oubliaient dans des contemplations mutuelles, interminablement. Ils se roulaient dans la terre, heureux, libres, déshabillés. Ils s’adressaient des baisers brûlants, puis se chuchotaient des mots qui résonnaient longtemps dans les antres de leurs cœurs.

Ils s’ébahissaient de vivre un tel bonheur ; jamais ils n’auraient cru pouvoir un jour l’éprouver ; ils plaignaient sincèrement ceux-là qui n’avaient pas encore connu l’amour, et ces plaintes les gonflaient d’orgueil, eux qui vivaient dans la passion. Ils sentaient au même instant leurs deux âmes prises de jubilations soudaines. Ils se prenaient même à désespérer de ne pouvoir se montrer à la face du monde, par vanité ; mais tout aussitôt ils changeaient d’avis et bénissaient au contraire le caractère secret de leur union, se la figurant comme une chose qui leur appartenait pleinement, puisqu’elle n’était connue de personne.

Ils marchaient de temps en temps au bord du lac ; les lucioles brillaient dans les joncs ; les cigales stridulaient ; les grenouilles sur les nénuphars plongeaient dans l’eau en clapotant. Ils n’allaient pas très loin ; mais quand ils étaient réunis, les espaces s’élargissaient — une cage de fer leur eût paru grande comme un continent. Ils ne se gênaient plus de leurs silences ; car dans ces moments, leurs âmes continuaient de se parler mystérieusement.

Ils se quittaient à l’aube en prenant des chemins différents ; Dorán, à cheval, envoyait des baisers à Ceanna. Ils se séparaient presque toujours inquiets, secrètement terrifiés à l’idée de se voir pour la dernière fois.

Un soir, ils discutèrent de leur amour.

« C’est comme un orage des dieux, dit Ceanna, qui nous foudroya !

— Ou comme le charme d’une sorcière, répondit Dorán, l’effet d’un philtre, l’empoisonnement irrésistible d’une magie ! »

Leur amour, en effet, les rendaient malades. Ils n’éprouvaient rien de ces appétits dévorants qui animent parfois les nouveaux amants ; au contraire, le désir les rassasiant, ils ne dormaient plus, ils ne mangeaient plus ; et, sans même qu’ils ne s’en aperçoivent, la fatigue, la faim les affaiblissaient de jour en jour.

Ils s’amaigrirent prodigieusement ; leurs vêtements pendaient en larges plis ; leurs os saillaient sous la chair. Ils s’avançaient l’un vers l’autre les jambes hésitantes, tels deux fantômes en train de s’estomper. Un soir, l’anneau d’or glissa du doigt décharné de Dorán ; il disparut au milieu d’une touffe d’herbes hautes, et ils ne purent jamais le retrouver ; ils s’en moquèrent. Leurs visages émaciés, creusés tels que des têtes de mort, agrandissaient leurs yeux extraordinairement ; mais ils continuaient de se considérer des heures durant, et les mêmes étincelles qu’au premier jour luisaient à l’intérieur de leurs prunelles. Les joues caves, les mâchoires exacerbées, ils se souriaient encore avec tendresse, parfaitement aveugles l’un pour l’autre.

Ils dédaignaient la mort de plus en plus ; ils avaient fini par s’habituer à son imminence ; et ils ne cherchaient plus même à la repousser, certains désormais de son irrévocabilité. Puis, il suffisait qu’ils songent à leurs destins séparés pour qu’elle leur devienne indifférente, parce que nécessaire. Ils perdaient la raison dans l’agonie des sens ; reclus dans une forteresse d’égoïsme, ils se moquaient de tout, ils ne pensaient qu’à eux. Et parce qu’ils ne s’admiraient qu’avec les yeux fous de la concupiscence, ils se regardaient mais ne se voyaient pas. Ils habitaient un nuage céleste, un tourbillon fantastique où tout n’avait que l’apparence du plaisir ; ils nageaient dans des ivresses de volupté, hors des palais, hors des hommes ; et ils mouraient lentement d’épuisement, à force de danser sur ces scènes imaginaires. Ils buvaient avec délectation à la coupe d’amour, et leur jouissance était du poison.