Les Chants de Carmora


 

CHANT XXI

ELLINORE

 

Fégara s’était réfugiée dans l’hôtel d’Ardan avec le prince Maldar. Un soir, elle contempla les feux depuis la terrasse crénelée, au sommet de la grande tour extérieure. Ils faisaient des lueurs sous les colonnes formidables de la fumée noire, qui rendaient l’obscurité des cieux plus opaque encore. Des halos rouges emplissaient la galerie à colonnades du temple d’Aémyr ; des ombres errantes s’enfuyaient en contrebas du monument ; par-delà, vers le quartier du Macha, des clartés jaunes perçaient sous les vapeurs. De longs rubans pourpres sortaient du toit effondré de la grande bibliothèque, comme des cheveux dressés qui s’agitent. Les gens s’étaient rassemblés au bord du fleuve ; des éclats soudains rougissaient leurs visages par intervalles, puis ils replongeaient dans l’ombre. Il y eut de nouveaux brasillements, des exclamations atroces. Une nuée de rats s’échappa en couinant d’une ligne de bâtiments enrobés par les flammes, et se dispersa dans les rues : c’étaient les entrepôts. Les réserves étaient perdues.

L’incendie durait depuis six jours. La reine ne savait plus que faire. Elle s’abandonnait au désespoir, bouleversée, incapable de la moindre résolution ; et elle trouvait lâche son désespoir même, qui ne constituait qu’un prétexte à son impuissance.

Les compagnies d’Alfällon, après la mort du roi, accusant l’inutilité de cette guerre, ne recevant plus leurs soldes par ailleurs, et souffrant du mal du pays, s’étaient peu à peu retirées, tels les fleurons d’un pissenlit. Cette nouvelle, qui eût été celle de sa victoire auparavant, la reine s’en moquait à présent, car la moitié de sa ville se tordait sous les flammes. Elle en était réduite à compter sur un événement extraordinaire, sur une aide des dieux.

La partie méridionale du fleuve, depuis les quais des pêcheurs jusqu’aux Mines, et vers le nord jusqu’au pont d’Orsaíd, était pratiquement réduite à néant. Les gens de ces quartiers nombreux, qui ne pouvaient plus y vivre, refluèrent vers le nord massivement. Mais il était inenvisageable de les accueillir tous ; les vivres allaient manquer, les hôtels étaient combles. On barricada les extrémités du pont ; beaucoup tentèrent de traverser à la nage, et périrent. Les autres furent abandonnés ; c’était pour eux la mort assurée ; la reine ne parut pas même s’en émouvoir.

Des gens dans la cité profitaient des ténèbres pour s’échapper. Ils escaladaient les décombres et se faufilaient entre les brèches, comme des rats. Lorsque la lune au ciel brillait à pleins rayons, on les apercevait de loin ; parfois, un mercenaire de la Ligue les poursuivait à cheval et les égorgeait ; d’autres postés en embuscade leur tiraient des flèches dans le dos, en manière de jeu ; mais le plus souvent, par pitié, on faisait semblant de ne pas les voir et on les laissait partir.

Au crépuscule du septième jour, le miracle eut lieu : la couverture des nuages se déchira, une pluie torrentielle découla des cieux, et le feu s’apaisa pendant la nuit.

Le lendemain, on était encore dans l’hébétude de l’incendie. Des volutes de cendre montaient s’adjoindre en larges cercles aux nuages agglomérés. Les maisons, les édifices étaient écroulés au milieu des rues. Des êtres en haillons, le visage noir, les yeux rouges, déambulaient en sanglotant, criaient des noms, se couchaient dans les débris.

Le prince d’Ardan, dehors, rassembla ses compagnies devant les portes de Garaód. On apporta le bélier. Les hommes frappèrent les battants toute la matinée, régulièrement, comme un forgeron bat son marteau contre une enclume. À l’heure de midi, les portes s’ouvrirent.

Les gardes de la citadelle avaient depuis longtemps abandonné tout espoir ; les casernes étaient incendiées, les tours abattues ; rien n’était plus triste que le silence épandu qui suivit l’affaissement des battants.

Téagan, triomphant, se présenta sur le seuil, fit retentir les trompettes, puis pénétra dans la Cité, devant le cortège de ses chevaliers.

Son cheval portait un caparaçon noir et bleu ; une applique polylobée, sur son front, scintillait telle qu’un diadème ; d’autres, aux extrémités du mors, aux fixations des sangles, en cercles bombés, étincelaient pareillement. Des clous décoraient les rênes et les courroies d’éperon. Trois plaques d’argent incrustées de pierres, avec un décor incisé d’arabesques, au poitrail, retenaient des charnières d’où pendaient des croix d’or. Les grelots sur sa selle tintinnabulaient.

Deux hérauts, l’un à droite et l’autre à gauche, brandissaient de longues hampes aux bouts desquelles flottaient les drapeaux noirs. Derrière, c’était tout un désordre de chevaux, de bannières éployées, d’aigrettes et de cimiers, de lances, de pennons et d’étendards.

Personne ne se présenta pour accueillir le prince ; il en fut indigné comme d’une insolence ; cependant il connaissait la ville, et, passant outre, se dirigea vers le palais.

Des gens dont on ne devinait plus s’ils étaient morts ou vivants étaient couchés parmi les ruines. Il y avait des nuages de mouches qui enveloppaient les corps mis en tas, semblables à des suaires bourdonnants. Des cadavres enfouis dans la poussière, le visage blanc, émergeaient à demi. Au milieu des rues, des hommes, des femmes gisaient les uns sur les autres, comme dans une orgie ; certains, qui agonisaient encore, poussaient des râles. Un vieillard avec un visage violet avait l’air de dormir ; mais une large flaque de sang s’étalait sous sa tête. On déambulait là dans un cimetière à tombes ouvertes.

La place de Sora disparaissait sous les débris ; autour, des brèches bâillantes lacéraient les façades noircies par le feu ; il ne restait plus que les arches de la galerie d’Issëan.

Partout régnait un calme sépulcral.

« Par là ! » dit Téagan.

Il indiquait la rue d’Albin ; elle menait au pont d’Orsaíd, que dominait la voie supérieure d’Érimon, et le palais. Au-delà du Macha, on entrevoyait déjà ce qui restait du monument démoli. Il ne ressemblait plus qu’à un navire échoué, la coque déchirée, rejeté contre une grève de sable gris. Des toiles arrachées pendaient de ses ouvertures béantes, et les souffles du vent agitaient leurs lambeaux dans les airs ; des corps gisaient dans les brèches, entortillés, pareils à des vers dans l’ossature d’une baleine. Des couloirs, des pans de murs étaient restés debout ; mais ils n’étaient plus rattachés à rien, et se retrouvaient isolés entre les décombres éparpillés. Des vapeurs légères, brûlantes, s’échappaient par les failles du toit et montaient jusqu’au ciel — c’étaient les dernières fumées des incendies mourants, qui tournoyaient en l’air par larges vagues. À terre, en tas, des lambeaux calcinés, des éclats de verre, de poteries, ajoutaient encore du désordre.

Le prince marchait à travers les ruines tel le roi de la mort en son domaine. Plus l’armée s’approchait du fleuve, et plus la populace apparaissait pour la regarder passer. Des esprits avec les yeux fiévreux, presque nus, juchés sur les écroulements, sortaient de derrière les corridors solitaires, les colonnes brisées. Il y avait des mendiants couverts de loques, des vieillards amaigris, tout courbés, poussant des gémissements plaintifs ; puis des femmes avec leurs enfants qui venaient vers les soldats, cherchaient à les toucher pour les apitoyer ; quand on les repoussait, elles s’enfuyaient en crachant des sanglots terribles.

Les chevaliers de la Ligue traversèrent le pont sans l’éclat des cornes ; le soleil, malgré l’heure avancée, peinait à dissiper la brume que la ville retenait par une espèce de pudeur, comme afin de cacher son renversement. Le jour tout à coup la déchira ; Fégara parut, et Maldar à sa suite.

Elle portait, sur une étoffe de lin blanc aux manches larges, une robe rouge avec une encolure noire ; ses cheveux disparaissaient sous un voile blanc également, tombant jusqu’aux reins, serré au front par un étroit cercle d’or. Elle avait les sourcils rasés ; toute sa figure, ses yeux, ses lèvres, indiquaient à la fois l’amertume, la colère et le désespoir.

Derrière, à quelques pas seulement, se tenaient des dignitaires, des écuyers, des prêtres et des leudes. Ils étaient désarmés, pieds nus, en chemise ; ils s’étaient chacun passé une corde autour du cou, par signe de soumission.

La reine allait à la rencontre du prince d’un pas lent, la tête haute. Téagan arrêta son cheval. Les serviteurs des pontifes, tout en pinçant des accords sur les cordes de leurs harpes, chantaient d’une voix grave, au nom de leurs maîtres, un hymne suppliant.

Elle était restée pendant tout l’incendie à l’intérieur de l’hôtel du pays d’Ardan ; beaucoup la revoyaient pour la première fois. Blême inconcevablement, elle s’avançait avec une dignité froide, pareille à une condamnée. Tous les regards étaient rivés sur elle, et il n’y eut pas un homme pour oser la huer. C’était la fille de Felgar ; le même sang coulait dans ses veines ; pour le peuple, ce sang avait quelque chose de supérieur, de divin essentiellement.

« Mort ! disait-elle d’une voix frémissante. Ruine ! Destruction ! Qu’ai-je fait ?… C’est la fatalité des augures ! C’est la colère des dieux ! »

On l’écoutait sans rien dire, dans l’ébahissement causé par son apparition. Et tournant soudain la tête, montrant du doigt les vainqueurs, elle cria :

« Criminels ! Meurtriers ! Fureur du mal ! Vos mains sont trempées du sang des innocents ! Vous avez détruit les temples et les sanctuaires, les maisons des divinités ! Vous avez soufflé le feu sacré, la flamme des Édylliades ! Que la malédiction vous emporte ! »

Elle s’apprêtait à poursuivre ; mais, prise d’une terreur, consciente enfin de l’extrémité dans laquelle elle se trouvait, elle joignit les mains dans un geste bouleversant, et se précipitant vers Téagan, lui jeta un regard suppliant.

« Ah ! Mon cousin ! Pitié ! »

Le prince ne descendit pas même de son cheval. Il avançait en cercle autour des époux, lentement. Il arracha des mains d’un héraut l’un des drapeaux qu’ils arboraient, le plus large, et l’étala par terre devant lui. La reine et le prince d’Iscarod tombèrent dessus, à genoux, les bras levés. Il leur ordonna de baiser les lettres d’or. Fégara, en larmes, les apercevait à peine ; tout se confondait dans son esprit ; elle ne pensait plus à rien, un abîme venait de s’ouvrir dans son cœur. Elle pencha la tête et obéit inconsciemment.

« Emmenez-les », ordonna le prince.

Des gardes les saisirent ; ils disparurent. Le prince, échauffé par une colère soudaine, pensa de même prendre en otage les principaux, les thanes, les prêtres, les capitaines, tous les fidèles. Sa victoire, loin d’apaiser sa peine, excitait au contraire son ressentiment, et dans l’ivresse du triomphe il voulait prendre des mesures excessives. Il eût maintenant condamné toute la ville aux fers, car elle s’apitoyait sur le sort de la reine, et il sentait monter contre lui une hostilité générale qui grandissait.

Dorán s’approcha :

« N’ajoute pas de colère à la confusion, dit-il, pardonne ! »

Il se tourna vers les gens rassemblés.

« Ils t’abhorrent, c’est la crainte seulement qui les empêche de te siffler. Tu viens d’un pays étranger, tu as détruit leur ville, ils ignorent tes qualités. Ils se méfient de toi, et alors ? — si tu cherches des coupables, tu les condamneras tous ! Veux-tu nourrir encore les haines ? Apaise ta rancœur, oublie ! Laisse aux démons le passé ; l’avenir t’appartient !

— Tu as peut-être raison », fit Téagan, en soupirant.

Il éperonna, et, suivi de ses gens au galop, traversa le Rodhan, parcourut l’esplanade jusqu’à la place des Dieux mineurs, franchit la voie d’Érimon puis gagna le parvis du palais.

Tel l’affleurement d’une pensée vertueuse, Dorán avait modéré sa rage. Oui, il avait raison décidément, se disait le prince tandis qu’il longeait les rues ; la modération était une sagesse, avec l’indulgence ; elles manquaient à son père.

Les capitaines, les soldats jetaient leurs armes à ses pieds. Il y en avait qui se prosternaient, d’autres criaient qu’ils voulaient se rendre, croyant que le siège durait encore ; mais il n’y avait plus personne pour songer à se battre ; la guerre était bien finie.

« Victoire ! » s’exclama le seigneur d’Erland.

Il cherchait à entraîner un mouvement. Il allait répéter son cri, quand Téagan l’interrompit. Son cheval se cabrait en hennissant, les naseaux encombrés par l’odeur des cadavres.

« Victoire ? dit-il. Quelle victoire ? »

Et pendant quelques temps il demeura sourd à toutes les agitations, comme plongé dans des réflexions terribles. Puis il releva la tête et regarda le palais, le fleuve, les amoncellements du peuple ; alors, il se mit à distribuer des ordres frénétiquement. Il fallait vider les hôtels et les appareiller, recenser l’état des dommages, dresser la liste des bâtiments intacts ; réquisitionner les demeures de la ville, ouvrir les portes, les péages, les barrières pour réapprovisionner les greniers, les caves ; et puis dépêcher des hérauts par tous les pays afin de déclarer la prise de la cité, la soumission de la reine. Il faudrait aussi engager les réparations des temples, des places, des monuments incendiés, des quartiers ravagés, puis relever les remparts, démonter le campement et les machines de siège.

Les ordres se communiquèrent de compagnie en compagnie ; ce fut comme la brusque détente d’une corde excessivement raidie ; toute la pression se relâcha. Au lieu du silence effroyable, un désordre général, incohérent, tumultueux, commença d’ébranler Belgarod. Les compagnies investirent les places, les rues, les casernes ; les capitaines répartissaient les hommes, organisaient les chaînes, et les trompettes se mirent à sonner ; les chevaliers entraient dans les hôtels ; leurs écuyers couraient d’un endroit à l’autre.

Cependant Dorán, à l’écart, les cheveux balancés dans le souffle du vent, se perdait dans des considérations plus hautes.

Il avait rejeté sa cape en arrière, une longue cape d’un bleu de nuit appendue aux épaules, qui recouvrait un surcot blanc serré à la taille. Son visage et ses mains seulement demeuraient visibles, car des pièces de cuir le protégeaient au torse, aux bras et aux jambes. La lyre à sa ceinture pendait à côté de son épée.

De l’endroit où il se trouvait, il surplombait la ville au nord, et la tour d’Ellinore. Le reste de la cité ne l’intéressa plus ; elle s’enfuit à son regard. Il n’eut plus dans le champ de son horizon que cette tour lumineuse, dressée de toute sa hauteur, superbe dans ses parures multiples, ses guirlandes de fleurs entremêlées aux amas du lierre, ses différents balcons d’où ballaient des plantes vastes, pleines de suc, tantôt lisses et tantôt ramifiées, avec des érables qui poussaient au milieu des fruits.

Il se laissa étourdir un instant par l’impatience. Une exultation le transportait, celle de l’assouvissement prochain d’un désir incalculable, contenu depuis trop longtemps. Son cheval aussi, trépignait ; il l’empoignait à la crinière afin de le retenir.

Est-ce qu’elle regardait par la fenêtre, est-ce qu’elle allait sortir à son balcon, s’appuyer à la balustrade, et, penchée, le chercher du regard ? Est-ce qu’elle l’attendait ? Il voulait savoir ! La curiosité le torturait ; il ne pensait plus qu’à courir dans sa direction, cédant à l’indomptabilité de son amour. Et il fixait ainsi la tour, les prunelles dévorantes, extérieur au monde, les mains secouées d’un tremblement insensible.

Mais quelque chose le retenait.

Si le prince le surprenait en compagnie de Ceanna, il comprendrait qu’il n’avait poussé à la guerre que pour la retrouver ; il craignait sa colère, et qu’il ne pense à une trahison, puisque Godélor avait été fidèle à Fégara. Puis, une veuve, jeune surtout, ne pouvait rencontrer aucun homme pendant la durée de son deuil ; on ne devait pas pouvoir douter d’une grossesse ; c’était une loi toujours observée, dont l’irrespect était puni de mort.

Toutes ces raisons l’étouffaient ; il sentit peser contre sa poitrine un accablement extraordinaire ; il eût voulu s’étendre, dormir, retarder l’incertitude qui le tiraillait ; mais il songeait à Ceanna et son amour décidément l’emportait, plus fort que son intelligence, tel un iris qui s’élève dans l’épaisseur des neiges.

Autour, l’armée, les gens commençaient de s’éparpiller ; il n’y eut tout à coup plus personne sur le parvis du palais. Dorán descendit de cheval et tendit la bride à son écuyer.

« Si l’on me demande, dit-il, réponds que je cherche le corps de mon père. »

Il partit.

Il allait vers le nord, à pas lents pour ne pas attirer l’attention. Il contourna un éboulement puis rejoignit l’avenue des bardes ; en même temps, il caressait distraitement l’anneau d’or qu’il portait toujours au doigt, à la manière d’une relique. Il avait failli céder à ses pensées raisonnables ; mais il n’eût jamais supporté d’attendre la fin du deuil. Des craintes étranges lui venaient, d’ailleurs ; il avait peur que le temps la dissipe, comme un rêve s’efface dans la montée du soleil ; et si elle disparaissait ? Cette inquiétude l’obsédait ; il s’effrayait par des conjectures odieuses, et descendait en imagination dans un désert sans fin, qui était la solitude éternelle. Alors, son besoin de la retrouver augmentait considérablement ; un nouveau courage lui venait ; il s’empêchait d’envisager les conséquences de sa résolution, par une épouvante refoulée, et poursuivait sa route avec la tranquille assurance d’un mercenaire.

Il s’engagea dans le quartier du Lorymon, tout en cherchant mentalement des stratagèmes pour arriver jusqu’à elle. Il se disait que peut-être elle le repousserait, par oubli, par défense ou par résignation. Une autre incertitude le préoccupait, qu’elle soit entièrement prisonnière de sa tour. Les veuves de Belgarod, sacrées, étaient mieux gardées que les captives des geôles. Mais il s’efforça d’arrêter là ses divagations, car elles risquaient de l’entraîner à des conclusions pires que la mort.

Il suivit la rue de Sulma, faisant ainsi, inconsciemment, un long détour qui le mènerait à la place du Tangor. Plus il se rapprochait de la place, plus la ville était préservée. Après avoir tourné le Lorymon, bâti sur une ancienne colline, les destructions s’atténuaient, on se trouvait hors de la limite de l’incendie. Là, c’était comme une cité nouvelle adossée à des ruines anciennes. Il y avait dans les rues tout un peuple en guenilles, des misérables, des pauvres, tristes, abandonnés. Beaucoup avaient traversé le fleuve à la nage en dépit des interdictions, et ils attendaient maintenant couchés sur leurs manteaux, ou bien erraient avec leurs bagages contre les murs des maisons barricadées.

Dorán traversa la place du Tangor la tête penchée contre la poitrine, sans rien voir que ses pas. Il se ralentissait parfois presque jusqu’à s’arrêter, puis reprenait sa marche un peu plus pâle. Il arriva finalement dans l’ombre de la tour d’Ellinore, et ne bougea plus.

Il releva la tête jusqu’au balcon bordant la chambre de Ceanna ; le lierre s’était enroulé autour des arches de pierre ; la mousse avait poussé sur le bois des balustrades, entre les barreaux desquelles traînaient des têtes de fleurs.

La tour se trouvait dans un renfoncement évasé surélevé par rapport à la rue ; il n’y avait personne dans les alentours. Les fenêtres étaient closes, mais la porte entrouverte. Devant le seuil, les pavés blancs, dans les interstices desquels poussaient des touffes d’herbe, étaient jonchés de pétales recouverts d’une poussière légère. Un frêne bruissait paresseusement dans la brise. Vers le sud, on pouvait voir des colonnes de fumée monter dans les airs, peut-être les feux du campement, ou les derniers tourbillons de l’incendie ; rabattues par le vent, elles obscurcissaient le jour, mais le soleil par intervalles crevait cette grande masse ténébreuse, et ses rayons, pareils à des tubes de lumière, zébraient les nuages.

La porte, sans gardes, était restée entrouverte ; ils étaient sûrement allés contempler le spectacle de l’arrivée du prince ? Dorán regarda de nouveau s’il n’y avait personne ; puis il entra.

Il monta l’escalier à vis qui longeait, en tournant, les parois d’une longue tour plus étroite accolée à la principale, passa le seuil du premier, du second, du troisième étage, et parvint au niveau du quatrième.

Il s’arrêta, hésitant à entrer ou à s’enfuir ; il entendait son cœur battre dans ses oreilles ; une sorte de terreur l’immobilisait. Mais elle apparut à sa mémoire comme s’il venait de la quitter, lumineuse dans les ténèbres ; elle flottait dans un ciel d’abîme, les bras tendus, et ses yeux resplendissaient tels que les yeux des phénix. Il prit une grande inspiration, et poussa la porte ; elle s’ouvrit.

Le vaste rideau vert était tiré ; il faisait sombre en dépit du jour. Les poutres du plafond, pesantes, noires comme l’encre, obscurcissaient la pièce ; les murs étaient couverts de panneaux entourés par des pilastres décorés, à l’intérieur desquels étaient accrochés des morceaux de tapisserie, légèrement décolorés par la poussière. Le lit occupait le côté droit ; sur la gauche, il y avait une petite table à deux pieds, où reposait un livre ouvert. Au sol, un revêtement pourpre, avec de grandes fleurs de lys en or et des motifs en croix sur les bordures, partant du milieu de la salle, menait d’un côté jusqu’au balcon, et de l’autre, épousant le contour d’une marche, jusqu’à une grande fenêtre rectangulaire avec des vitraux ronds dans les claires-voies, dans un renfoncement du mur.

C’est là qu’elle se trouvait, debout, le regard fixé dans sa direction.

Chaque soulèvement de sa poitrine faisait à Dorán l’effet d’un tremblement de terre ; il lui semblait être entré dans un rêve, il était au cœur même du soleil ; et dans l’éblouissement du feu il n’apercevait plus rien d’elle, sauf ses lèvres à peine ouvertes, ses iris béants et ses pommettes frémissantes, où montaient des rougeurs.

On entendait au loin les rumeurs de la ville, les cris, les murmures de la foule.

« C’est toi ! dit Ceanna.

— Oui ! » répondit-il.

Elle demeurait figée par la surprise.

« Oui, répéta-t-il en avançant d’un pas tremblant, c’est moi ! J’ai traversé la mer, j’ai fait la guerre, j’ai dansé avec la mort ; mais, dans l’immensité des abysses, dans le vacarme des batailles, c’est toi seule qui occupais mes pensées ! La nuit, je te voyais dans les étoiles, et tu accompagnais mes rêves ; j’ai voulu t’oublier, c’était impossible ; plus je m’en allais loin de toi, plus ton souvenir se rappelait à moi, vivant, douloureux ! Ah ! Comme j’ai attendu ce moment ! Je ne suis revenu que pour toi !… »

Il allait se précipiter pour l’embrasser ; mais elle se recula et il interrompit son mouvement, sans comprendre pourquoi elle ne courait pas s’abandonner dans ses bras. Ils restèrent ainsi l’un en face de l’autre, effarés ; enfin, Ceanna tressaillit, et répondit en agrandissant les yeux :

« Insensé ! As-tu perdu l’esprit ? Mais tu n’es monté jusqu’à moi que par miracle ! Pars, vite ! Mes gardiens reviendront d’un instant à l’autre ; s’ils te surprennent ici, avec moi, ils nous tueront ! »

Toute sa voix vibrait d’une émotion à vif. Une atroce inquiétude s’empara de Dorán. Il se recula aussi, comme aux abois, les oreilles pleines désormais des bruits qui venaient du dehors.

Le chevalier tournait les talons, vacillant, comme s’il eût été blessé par une lame ; ses oreilles bourdonnaient ; il ne comprenait plus rien.

« Attends ! dit-elle au moment qu’il allait repasser le seuil. Crois-tu que je te rejette ? Je t’aime ! »

Il s’appuya au jambage, en défaillant ; ses genoux se dérobaient. Elle parut réfléchir ; puis, se redressant, d’un ton pressant :

« Retrouve-moi sur les bords du lac, au crépuscule !

— Mais les gardes ? répondit Dorán.

— Je trouverai un moyen ! Maintenant, pars pendant qu’il est encore temps, je t’en supplie ! »

Il descendit l’escalier précipitamment, quitta la tour et courut en direction du palais.

 

۝

 

La journée se passa dans une attente insupportable. Dorán regardait le soleil à chaque instant, et il lui semblait qu’il défilait plus lentement qu’à l’ordinaire. Il s’impatientait de tout, il trépignait du désir de la retrouver.

Ce désir le dévorait. Il allait sans cesse de la ville au camp puis du camp à la ville, au galop ; il brusquait ses écuyers, s’irritait de la moindre lenteur. Il ne parvenait plus à fixer ses idées ; elles s’égaraient toujours, et il éprouvait tour à tour des appréhensions, des voluptés, des anxiétés. Les heures passaient, intolérables, et il se perdait dans une activité débordante. Quand le soir approcha, il retomba abattu, le regard errant, perdu dans la mélancolie que provoque parfois l’imminence d’une chose trop attendue.

« Qu’as-tu ? » lui demanda Téagan.

Il l’observait ; toute la journée, il lui avait paru soucieux, sombre, agité.

« Ce n’est rien », répondit Dorán.

Il voulut partir ; mais Téagan insistait :

« C’est elle ? »

Il allait le presser encore de questions, lorsque ses capitaines accoururent : les entrepôts avaient brûlé, fallait-il réquisitionner les celliers des grands hôtels ? Où logerait-on les chevaliers de Mordarën et d’Ellëriën, et la foule sans toit des quartiers dévastés ? Les mercenaires réclamaient leurs soldes, ils menaçaient déjà de piller la cité ! Puis, jusqu’à quand les thanes devraient-ils camper au pied des murs ? — ils s’en plaignaient. Le prince répondait à tous à la fois, d’un air impérieux, avec l’autorité d’un monarque. Quand il fut seul de nouveau, Dorán avait disparu.

Le soir venait. Le ciel se faisait rose, pourpre et sombre. Les fumées persistantes, mélangées à la poussière soulevée depuis le matin par l’agitation commune, s’ensanglantaient. Des lueurs crépusculaires rougeoyaient au travers des trous des ruines. De grosses taches d’ombre envahissaient peu à peu la ville incendiée.

Dorán avait mis par-dessus sa tunique, brodée aux armes de Dorinessa, un long manteau brun dont il avait rabattu la capuche ; il s’étalait largement sur les reins de son cheval ; une courte épée saillait dans les plis. Pour ne pas attirer l’attention, il avait laissé à l’écurie son beau destrier ; il montait un roncin maigre aux paupières tombantes, débile et qui boitait en marchant. Seules ses bottes, en cuir et cloutées de points d’or, le trahissaient.

La double porte des Baleines, encore ouverte, était encombrée par les chariots, et par la multitude des gens venant des différents villages des alentours afin de réapprovisionner la ville. Dorán remonta la cohue pendant quelques temps ; puis il s’éloigna de la route principale, par un chemin qui se perdait rapidement dans un enfoncement du terrain.

Il suivit un étroit sentier décrivant une courbe légère vers le nord-est, en longeant une série de petits ruisseaux sur lesquels flottaient des lentilles d’eau. Il faisait une chaleur lourde. Il s’engagea dans une nouvelle bifurcation de la route, et arriva enfin devant la longue ligne des troncs de l’orée fabuleuse ; elle faisait comme la colonnade étourdissante d’un temple naturel aux dimensions gigantesques.

Il pénétra délicieusement dans l’ombre fraîche du couvert des bois. Les arbres avaient l’air plus grands et plus vivants ; le crépuscule retombait en poudre vermeille entre les interstices des feuillages. Les grappes tombantes des digitales frôlaient ses bottes, et il s’imaginait qu’il allait les entendre sonner. Il écartait du bras les longues branches qui débordaient jusqu’au milieu du passage ; les mésanges, les geais, les corneilles chantaient, et l’entrelacement de leurs voix rendait le même son que des perles de cristal s’entrechoquant.

C’était la seconde fois qu’il traversait cette partie des bois. Il retrouvait les mêmes cris, les mêmes bourdonnements ; il reconnaissait les tas de racines enveloppées de mousse, les arbres avec des feuillages d’un glauque de jade ou d’émeraude, les flaques de violettes étalées entre les sapins, les statues. Il passa près d’un buisson de fleurs jaunes autour duquel voletaient des abeilles, qui était resté gravé dans sa mémoire ; la vue d’un papillon, l’odeur de l’écorce, la moiteur des sèves sur les troncs ravivaient en lui les souvenirs les plus langoureux, les plus charmants. Il empruntait les passages de jadis, entre les longs résineux d’une droiture austère, encombrés des branches, des racines et de ces grosses pierres plates, restes d’antiques pavements ; il surprit une troupe d’élans majestueux qui flânaient, les bois durs, les fanons s’agitant ; cette ambiance lourde, mystique, enivrante un peu à cause des étouffantes exhalaisons du printemps, était propice à l’épanchement du désir.

Son grand voyage, Téagan, l’île d’Alfällon, le roi Fergus lui parurent tout à coup dérisoires ; quelque chose de bien plus immense, d’infini, qui le transportait, lui rendait tout égal. Il se mit à marcher plus vite, heureux inconcevablement à l’idée d’être avec elle bientôt, tel un homme dans un désert qui s’avance en direction de l’oasis ; et il ne lui venait pas même à l’esprit que la réalisation de son désir pût être inférieure à la délectation qu’il avait de son espérance, tant cela lui était invraisemblable.

Des prunelles fauves brillant dans les ombres des fourrés suivaient sa marche silencieusement ; une biche, apeurée par les craquements des brindilles, prit la fuite en sautillant ; les fleurs grandes ouvertes dégageaient des parfums chauds de leurs centres colorés, mols et fragiles.

Dorán quitta le sentier à l’endroit où poussait le chèvrefeuille ; puis, après avoir parcouru environ trois lieues, il parvint à la clairière du lac Léven.

La lumière du crépuscule soulevait une espèce de couche de poussière d’or par-dessus les cimes des arbres. Le lac s’étendait, vaste et pacifique. Au nord, des hérons sur des bancs de sable se tenaient bien droits, et parfois déployaient leurs grandes ailes pour attraper des poissons ; sur la gauche, des roseaux se développaient en prairies flottantes, et des canards, dans les écartements des tiges, louvoyaient les uns à la suite des autres. Plus loin, des nénuphars étalés s’accrochaient aux joncs, et, derrière les branches d’un saule monumental, basculaient dans l’eau. Les arbres sur l’autre rive faisaient une muraille noire, inégale, allongée. Un cygne blanc nageait à quelques toises de la rive, par-dessus la calme surface plus plate qu’un large miroir.

Dorán s’approcha lentement du bord, en regardant autour de lui ; les longs brins d’herbe effleuraient ses bottes avec des froissements doux. Le soleil donnait son bouquet final : en disparaissant, il badigeonnait les nues de grosses teintes rouges, violettes et cuivres. Ceanna n’était toujours pas arrivée.

Jamais peut-être il n’avait ressenti un tel bonheur ; cette impression redoublait par la comparaison qu’il en faisait avec les mois qui venaient de s’écouler, remplis de doutes, de tristesse, de solitude — car en dépit des batailles, de Téagan et même de la compagnie des soldats, il s’était toujours senti seul atrocement. La rive, entre le lac et la forêt, formait dans son ravissement comme la scène d’un théâtre de la passion dont ils joueraient les rôles uniques, ou bien l’estrade d’un vaste temple naturel consacré à l’Amour, au milieu de laquelle leurs deux corps constitueraient un autel élevé au Désir.

Cependant elle n’arrivait pas. Et si elle avait été surprise et reconnue ? Des suppositions horribles l’assiégeaient. Elle avait tout avoué, ils étaient condamnés ; la prophétie du miroir se réalisait ainsi, le plus cruellement !

Mais un frémissement dans les feuilles, inhabituel, le fit se retourner. Des branches s’agitaient. Ceanna sortit des bois.

Elle ne portait que des sandales légères avec une longue robe de lin à manches évasées, serrée à la taille, et seulement parsemée aux franges de petits disques en argent. Elle n’avait ni boucles d’oreilles, ni vermillon sur les lèvres, ni colliers, ni bracelets ; elle se présentait à lui dans l’expression de sa beauté nue, la plus noble, la plus parfaite. Tandis qu’elle courait, ses cheveux battants faisaient dans son dos des effusions dorées ; cela ressemblait à une auréole de lumière autour de son adorable visage, dont les yeux agrandis, le sourire modeste rehaussaient la force enchanteresse.

Il courut vers elle ; ils s’embrassèrent dans un délire de joie, enivrés l’un et l’autre ; et traversés à la fois par l’extase des retrouvailles, et par la gêne qu’ils ressentaient malgré eux à se la communiquer, ils bafouillaient gauchement des déclarations d’amour.

Dorán murmurait à Ceanna certaines de ces paroles qu’il avait entendues dans les chansons et qu’il reprenait à son compte, mais en les augmentant, en les réinventant à l’aune de sa propre adoration. Elle lui dit qu’elle n’avait jamais perdu son souvenir, et puis elle raconta ses rêves, ses souffrances, ses sacrifices aux dieux dans son âme anéantie ; mais lui, secoué par la chaleur de sa peau d’un désir féroce, presque sauvage, incapable de contenir le grand flot d’extase qu’il sentait irrésistiblement monter en lui, l’écoutait à peine. Les arbres resserrés les isolaient davantage ; le lac, tel un miroir d’argent sous la nuit, renvoyait l’image de la lune pleine ; et cette forme ronde que l’eau brillantait, reflétée au cœur de l’ovale immense et gris, avait l’air d’une pupille dans un iris.

« Il circulait des rumeurs terribles ! murmurait Ceanna. Un homme sur la place proclamait ta mort ; Maldar t’avait frappé dans la bataille ! Je le croyais ! Je n’ai porté le voile que pour toi ! »

Il n’entendait plus rien ; elle se confondait à ses yeux en un même ensemble flamboyant, divin, d’une blancheur de lait ; la manifestation d’une déesse en sa forme la plus haute, la plus noble et la plus pure, ne l’eût point tant étourdi. Il la baisait frénétiquement, au cou, aux joues, aux poignets. Son cœur tambourinait dans sa poitrine ; il tremblait des lèvres ; il avait froid et il brûlait.

« Tu n’as pas vu ! ajouta-t-elle. Tout à l’heure, quand tu es entré, un aspic rampait à mes pieds. J’allais le laisser me mordre ; puis tu as quitté la chambre, et je l’ai écrasé du talon ! »

Il avait cessé de l’embrasser ; il la regardait désormais avidement, à genoux, les poignets mieux tenus dans ses mains légères qu’aux chaînes lourdes des cachots. Quel était son odeur ?… Il émanait de son être un bouquet d’arômes fruités qui l’appelait, qui excitait sa soif. Un vent frais, à peine perceptible, s’était levé avec la lune ; et une longue ligne de nuages, clairsemés, semblait la dernière écume d’un navire invisible, isolée dans la gigantesque étendue de l’univers.

« Je t’aime ! répétait-il, je t’aime !

— Moi aussi, répondit-elle, je t’aime !

— Mais la mort ? » demanda Dorán.

Il voulait savoir.

« La mort ? s’écria-t-elle. Oh ! La mort, je m’en moque à présent, car elle n’est rien, rien, à côté de la solitude ! Oui, je l’avoue, j’ai d’abord trouvé sage de te dire adieu, de te contraindre à ne plus m’aimer, de te laisser vivre ; on pèche parfois par raison comme on pèche par orgueil ! J’ai eu peur pour toi, j’ai voulu que tu m’oublies. Et puis, tu es parti, et j’ai souffert d’une douleur intolérable ! Alors, j’ai compris que la vie sans toi était impossible… que je n’y survivrais pas ! Toi non plus, n’est-ce pas ? — je le sais, je l’ai toujours su ! Aimons-nous donc, aimons-nous, puisque nous sommes condamnés de toute façon ! Que le feu de notre passion nous brûle ! Nous nous enflammerons ensemble, et nos cendres en s’envolant s’entremêleront pour l’éternité. Dorán, je ne sais quel poison nous ensorcela ; mais je préfère mourir avec toi que vivre sans toi, c’est ainsi, je n’y peux rien et tu n’y peux rien ! »

Dorán, renversé en arrière, gardait la tête emprisonnée entre ses paumes.

« Depuis que j’ai croisé ton regard au tournoi du Champ-des-Lys, répondit-il, tu me hantes ! Oui ! C’est vrai ! J’aurais renoncé à tout pour t’aimer toujours, à ma fortune, à ma famille, aux royaumes et aux dieux ! Mais renoncer à t’aimer ? Non ! Même s’il doit m’en coûter la vie, et même si toi aussi, tu dois en mourir ! »

Il lui fit cent nouvelles déclarations ; elle protestait, et ses protestations étaient d’autres déclarations. Ils parlèrent ainsi pendant longtemps, lui s’affaissant les bras autour de ses hanches, elle enserrant sa musculature la tête abaissée, et les larmes qu’elle pleurait ruisselaient jusques à son front en gouttes ininterrompues. Puis, quand ils furent las, il l’entraîna doucement, et ils s’assirent côte à côte sur un rocher plat, près des roseaux.

« Ta lyre », dit Ceanna, avec un sourire.

Il fit courir ses doigts d’une corde à l’autre, en fredonnant d’abord un hymne à la nature, ensuite une ancienne chanson qu’il avait apprise dans son pays. Elle se laissait bercer dans l’harmonie des accords. Après le dernier couplet, sa voix s’affaiblit et il se tut. Ceanna ouvrit les yeux :

« Pourquoi tu t’arrêtes ? Continue ! »

Cette voix la transportait. Elle eut envie d’entendre une autre fois le poème d’Erevan, les amours de Finnén. Alors, Dorán recommença de chanter, et ses mots formaient dans les ténèbres des ombres irréelles, qui montaient vers les étoiles telles des fumées.

Erevan aimait la femme du roi Toéryn, Finnén, et elle l’aimait en retour. Pour tromper le roi, Finnén buvait le philtre d’une magicienne, qui la rendait plus pâle qu’un cadavre dans une tombe. Toéryn périssait de chagrin, cependant qu’Erevan s’enfuyait avec la fausse morte ; mais lorsqu’il tentait de la ranimer, elle demeurait froide, et le chevalier de tristesse à son tour succombait.

Dorán déposa son instrument. Ceanna, les paupières closes, s’attardait en rêveries. Lui, la caressant, chuchotait dans son oreille des promesses qui la faisaient frémir.

« L’avenir ! Le destin ! La fatalité ! Est-ce que j’y crois encore ? Ces mots ne sont que des prétextes pour les faibles et les lâches ! Qu’importe le miroir, qu’importent les prophéties ! À présent, je détournerais la fortune comme je détournerais le cours d’un fleuve, à mains nues ! Oh ! Le passé ne regorge-t-il pas d’amants dont les passions brisèrent toutes les lois ? Rappelle-toi ! Aodren et Manaëlle, la femme de Forgoll, pour une nuit ensemble précipitaient dans la guerre la terre entière ; Albus osa risquer l’Empire pour épouser Mélidia ; Elfëor commanda même aux dieux d’arrêter la course du soleil, afin que neuf lunes passent en un seul jour ! Aucun de ces amours, je te le jure, n’égala le nôtre ; moi, je le défendrai contre les princes, les dieux et toutes leurs créatures ! S’il le faut, j’assiégerai d’autres forteresses, je tuerai d’autres rois, je foulerai du pied mille autres armées ! Oublie le reflet qui te tourmenta ! tu ne dois plus y croire ! je n’y crois plus ! Cela n’a pas eu lieu, cela n’existe pas ; seule notre volonté pourra changer le cours de nos destinées ! »

Elle pleurait de bonheur ; il cherchait à boire ses larmes et l’étreignait tout entière, cependant qu’elle s’abandonnait dans ses bras. La nuit fila comme l’éclair.

Un peu avant l’aube, tandis que le ciel commençait déjà de pâlir à l’est, il baisa ses lèvres, elle offrit sa gorge à sa bouche et rejeta la nuque en arrière. Ils s’allongèrent ensemble dans l’herbe molle, mouillée par l’humidité de la nuit.

« Dorán ! » cria Ceanna, dans un souffle.

Une biche à l’arrêt les fixait du regard, à la lisière des bois ; la sève coulait le long des arbres ; partout retentissaient des hululements sonores.

Ceanna frissonnait lorsque le front du soleil émergea. Elle repensait confusément à ses parents, à Godélor, à la campagne de Glengardyll ; ces souvenirs, à présent, lui semblaient étrangement lointains, d’un autre monde et d’un autre temps.

Dorán dormait étendu sur le dos ; son visage, affleurant entre sa barbe jeune et ses cheveux abondants, apparaissait blanc dans la pénombre, et il respirait imperceptiblement. Elle songea qu’il avait l’apparence d’un cadavre ; et elle eut tout à coup la vision d’un squelette hideux, avec des côtes saillantes, un sourire épouvantable et des trous béants à la place des yeux. Elle se recula, horrifiée ; mais l’aurore parut, et dans la lumière du soleil levant, le mirage se dissipa.

« C’est l’aube ! dit-elle. Déjà ! »

Elle le réveillait tout en s’habillant.

« Si je ne reviens pas maintenant, on me cherchera. Ne me retiens pas ! »

Dans la stupeur du réveil, il s’accrochait à elle. Alors, elle lui jura que jusqu’à leur mort, pas un jour ne passerait sans qu’ils ne se soient embrassés. Possédée par une résolution morbide, elle s’empara de la dague de Dorán et la dirigea contre sa paume ; il essaya vainement de la retenir ; elle se déchira la peau sans sourciller. Dorán pressa contre sa bouche la blessure béante, aspira le sang qui s’écoulait, l’avala jusqu’à la dernière goutte. Quand il eut tout bu, elle le mordit aux lèvres, et à son tour elle but son sang.

« Maintenant, ajouta-t-elle, un charme nous retient l’un à l’autre, que seule la mort pourra défaire. Il nous faudra vivre cachés… nous n’en vivrons que plus heureux ! »

D’un bond, elle s’enfonça dans la forêt, et s’en alla en direction de Belgarod.

 

۝

 

Durant tout le printemps, et puis l’été, chaque jour, au coucher du soleil, ils se retrouvèrent au bord du lac Léven.

Leur promesse mutuelle en vint à se confondre, dans leur esprit, avec l’amour même ; ils l’eussent trahi s’ils avaient manqué une seule de leurs entrevues ; cela prévenait leurs embarras, et les engageait à tout risquer.

Dorán pouvait sans peine quitter la ville quand il le désirait ; mais Ceanna devait employer différentes ruses. Elle se couvrait la figure avec le voile des servantes, et sortait en baissant la tête ; elle feignait de se sentir fatiguée, renvoyait d’un geste las les derniers visiteurs, puis s’habillait à la hâte en ouvrant grand la fenêtre, afin de dissiper l’odeur des parfums ; ou bien elle se faisait apporter les pierres de lune, les idoles et les bassines purifiantes, et tandis qu’on la croyait en prières, sortait par un escalier dérobé. À prix d’or, elle acheta le silence des gardes, des veilleurs, de tous ceux qui eussent pu la perdre.

Elle avait une servante, très dévouée, qui la soutenait telle une esclave. Elle l’aidait dans ses subterfuges, inventait même des artifices nouveaux. Elle était descendue dans les bas-fonds des Mines, où une charmeuse lui avait donné des drogues qui font dormir. Il lui arriva de demeurer la nuit entière couchée dans le lit de sa maîtresse, afin que l’on ne pût douter, au matin, que celle-ci avait passé la nuit dehors.

Dorán exultait. Sa joie l’étourdissait ; il se sentait comme ivre en permanence du vin des dieux. Ses angoisses avaient disparu, et il ne songeait plus à rien qu’au bonheur d’une passion toutes les nuits recommencée. Il rêvait jusqu’au soir à des délices qui le transportaient d’enthousiasme, et il éprouvait dans leur accomplissement des jouissances plus grandes encore. Son euphorie le rendait aveugle à la douleur des autres. Il dépensait son or abondamment, par une sorte d’orgueil amoureux, car il souffrait de ne pouvoir exposer son cœur au monde entier, comme on présente un organe à la foule sur l’autel d’un temple. Puis, une inspiration nouvelle soufflait dans son âme, et il écrivait des poèmes pour Ceanna, où perçaient les accents magnifiques des histoires sentimentales. Il composait sous la dictée des génies, en transe, pareil à un oracle pris dans les vapeurs des failles terrestres.

Parfois, Ceanna, écartant légèrement le rideau de sa fenêtre, contemplait la ville ; les terrasses en fleurs, les maisons blanches, les troupeaux bêlant par-delà les murailles, tout lui paraissait d’une beauté divine, irréelle et mystérieuse. Elle déplorait de temps à autre la misère de son ancien mariage ; mais elle pensait aussitôt à Dorán et une quiétude infinie envahissait son âme, comme le soleil remplit la campagne de douceur, de tendresse et de sérénité.

Le désir qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, plus intense que la force des orages, renforçait leur amour ; ils oubliaient leurs douleurs dans les vertiges du plaisir. Tout devenait charmant, suave et ravissant, la brise, le fleuve, les nuages et même la forêt, moelleuse, avec ses pierres chaudes couvertes de mousse, ses ruisseaux transparents, ses champs de jacinthes qui faisaient des poussières bleues aux pieds des arbres ; et puis le lac, ses roseaux, ses grèves sablonneuses, l’herbe de ses rives.

Une seule chose les inquiétait, c’était que des regrets ne vinssent troubler leur joie commune ; car ils concevaient encore, par un reste de conscience, l’absurdité de leur décision, et, en dépit des certitudes qu’ils s’étaient inventées, l’extrémité dernière où elle les mènerait infailliblement. Alors, ils tâchaient de ne pas y penser ; ils s’abîmaient plutôt dans des félicités sans fin, dédaigneux de l’avenir, insouciants ; quand leurs instants de silence se prolongeaient trop longtemps, ils recommençaient à se soûler dans les distractions, chassant leur culpabilité commune dans l’éclat des rires, dans les accords de la lyre.

La puissance de leur amour n’allait point diminuant, au contraire. Jusqu’au crépuscule, heure après heure, Dorán, obsédé par l’image de Ceanna, sentait en lui croître l’envie de la rejoindre, de se blottir dans la chaleur de son corps, de se désaltérer au contact de ses lèvres. Il s’oubliait lui-même, dévoré par l’impatience, affligé par une fièvre intolérable ; et son âme, gonflée au vent d’une flamme invincible, lui faisait survoler des contrées fabuleuses, qui valaient des préludes au séjour des Justes. Ceanna ne vivait plus que dans l’extase et la volupté ; elle n’avait plus rien en tête que le souvenir de la dernière nuit, qu’elle revivait inlassablement, seconde après seconde, et la perspective de celle à venir, qu’elle s’imaginait plus délectable encore.

Ils ne considéraient plus les gens autour d’eux, ni la ville, ni les saisons ; tout l’univers se ramassait à l’intérieur de leurs deux cœurs béants, tant ils se les figuraient vastes ; donc, puisqu’ils étaient heureux, tout le monde était heureux. Souvent ils s’attendaient aux détours des sentiers, à certains endroits connus de la forêt, où ils savaient qu’ils ne rencontreraient personne ; ils marchaient ensemble jusqu’au lac, afin ne pas perdre un seul moment de leurs tête-à-tête. La lumière du soir pleuvait entre les feuillages ; les papillons les suivaient en tournoyant ; ils cueillaient en riant les framboises, les mûres et les fraises des bois. Belgarod eût été anéantie ; le royaume eût coulé sous les mers ; le monde entier se fût écroulé, qu’ils n’en auraient rien su. L’Amour les enveloppait de sa cape d’égoïsme, et plus rien n’existait autour d’eux.

Ils en arrivèrent peu à peu à oublier la prophétie du miroir. Ils partageaient également cette étrange impression, qu’ensemble ils se dégageaient du temps et vivaient des éternités, mais des éternités qui passaient en un instant. Les nuits filaient plus vite que des chevaux lancés au grand galop, mais des chevaux des mythes, des destriers sans prix, courant des distances longues comme les mémoires des hommes. Le jour paraissait, elle rentrait, il demeurait seul. Elle pleurait tout le jour, il pleurait jusqu’au soir. Le jour crevait, leur amour renaissait, plus jeune, plus fort ; ils s’aimaient pour la nuit, et l’aube revenait.