Les Chants de Carmora


 

CHANT XX

LE SIÈGE

 

Avant d’entreprendre l’assaut des murailles, il fallait combler le fossé entourant la cité. On avança des chats mus par des leviers intérieurs, garnis de peaux fraîches qui les préservaient du feu ; les hommes jetaient par sa gueule béante les amas de fascines, en établissant au fur et à mesure de sa progression un plancher de madriers. Les défenseurs, qui leur lançaient toutes sortes de projectiles, rendaient l’ouvrage extrêmement difficile ; mais des archers, abrités derrière des mantelets en claies disposées en demi-cercle, ou en panneaux assemblés à angle droit et montés sur trois roues, tiraient sans cesse contre les créneaux, et les contraignaient à demeurer toujours couverts. Le travail dura des jours ; beaucoup périrent dans la manœuvre ; on finit cependant par aplanir correctement l’espace entre les remparts et le campement.

Le roi Fergus disposait d’un bélier monstrueux, long de cent soixante pieds, retenu au sous-faite par de lourdes chaînes. Il était inutile de chercher à faire s’écrouler les murs, à cause de leur épaisseur. Mais les assiégeants menèrent l’engin jusqu’aux portes de Garaód, et les frappèrent tandis que les défenseurs, derrière les merlons, étaient criblés de flèches et de balles de fronde. Trente hommes, cachés sous des couvertures inclinées de part et d’autre de la grande poutre, tiraient sur les cordelles attachées dans sa longueur, et précipitaient sa tête en fer, énorme et dévastatrice, contre les battants régulièrement. Les portes branlaient sous les coups répétés ; ils résonnaient parmi les rues jusqu’au palais ; elles faillirent se rompre. Fergus, en armure, monté sur son cheval, les contemplait immobile ; toute sa personne frémissait ; les chevaliers réunis derrière lui au complet, avec leurs compagnies, n’attendaient que l’ordre de se précipiter ; les destriers piaffaient.

On put croire un moment que le bélier suffirait ; mais la ville tout entière s’activait à la défense ; à force de s’acharner, les habitants parvinrent à broyer le toit de la galerie mouvante ; et laissant tomber des poutres sur sa tête, ils la brisèrent.

L’offensive avait duré toute la journée. Au soir, on avait perdu des hommes, et pas entamé d’une pierre seulement la cité de Belgarod. Le roi de l’île, furieux, réunit le conseil ; il proposa de prendre les défenseurs par surprise avec une attaque rapide, massive et coordonnée ; il voulait engager d’un seul coup l’ensemble des hommes, au moyen des échelles, des cordes et des beffrois, tout en couvrant les créneaux d’un déluge de flèches. Téagan approuva.

Le lendemain, le soleil se levait à peine qu’une avalanche de pointes s’abattait au niveau des remparts ; les dommages toutefois étaient peu considérables, car les assiégés avaient eu le temps d’élever pendant la nuit, par-dessus les merlons ainsi que dans les créneaux, des matelas, des coussins, des planches qui les gardaient des projectiles. En attendant, ils n’osaient se montrer, et les soldats de l’extérieur en profitèrent pour avancer les échelles. Celles-ci, munies d’étais mobiles, se rabattirent toutes en même temps contre les murs ; trois hommes de front pouvaient y monter ; une offensive terrible s’engagea.

Les guerriers grimpaient avec leurs pavois attachés sur la tête ; il y en avait tant, que les murailles disparaissaient sous le nombre accumulé. Les défenseurs, se découvrant enfin, repoussaient les échelles avec des perches, coupaient les cordes, refoulaient au maillet les plus téméraires ; ils jetaient des tonneaux remplis de cailloux qui roulaient au long des barreaux, fauchaient les hommes en grande quantité, puis s’éclataient par terre. D’autres, depuis les mâchicoulis, déversaient des bassines d’eau bouillante ; l’onde coulait d’un dos à l’autre en cascades fumantes, brûlait les visages, les bras, les épaules ; quand on n’en avait plus, on se servait de sable rougi au feu, et même de chaux vive en poudre ; et l’on balançait depuis les hourds, bâtis sur les courtines qui en étaient dépourvues, des barils entiers de poix fondue. Les hurlements ne s’interrompaient plus ; les assaillants dévorés de souffrance, torturés, rongés, dégoulinants de poix, portaient leurs mains à leurs faces, et lâchaient les bords ; ils chutaient continuellement, entraînant ceux d’en-dessous, sans jamais parvenir jusqu’aux créneaux trop élevés. Ils s’écrasaient les uns sur les autres ; les archers, dans les tours, derrière les meurtrières, les visaient au cœur, à la tête ; et il s’entassait peu à peu, en contrebas des murailles, une véritable marée de cadavres, contorsionnés par la douleur, gisant dans des positions grotesques.

Les assauts se répétèrent plusieurs jours durant. Les soldats, par milliers, partout à la fois, déferlaient pareils à des vagues, s’élevaient contre la roche des murs, et retombaient, inlassablement. Ceux qui étaient derrière s’agaçaient de cette mollesse ; mais quand à leur tour ils accouraient, ils ne parvenaient pas mieux à déborder les remparts, et rejoignaient leurs compagnons morts.

Dorán, un matin, revêtit son armure.

« Que fais-tu ? lui demanda Téagan.

— Je perds patience ! » répondit-il.

L’incapacité des hommes à pénétrer dans la ville l’exaspérait aussi ; il lui semblait pourtant qu’il pourrait la prendre seul !

« Attends », dit le prince en tendant le bras, comme une barrière.

Dorán, suivant la direction de son regard, aperçut des hommes protégés par des mantelets qui formaient des chemins avec des madriers, depuis le camp jusqu’au fossé. Les beffrois, ces tours mobiles monumentales, avec des roues, des treuils, des ponts et des échelles, et des centaines d’hommes amassés dans ses différents étages, s’avancèrent lentement, grâce à des cabestans montés à l’intérieur des parois. Le plancher, qui couvrait le remblai du fossé, était incliné ; arrivées au bord de la contrescarpe, elles n’auraient plus qu’à rouler par-dessus, entraînées par leur propre poids, et on les maintiendrait grâce à des haubans.

Les assaillants cependant, peu aguerris en fait de siège, avaient commis la double erreur de ne pas détruire les machines ennemies avec leurs propres mangonneaux, et de ne pas vérifier la solidité du remblai. Les pierrières de Belgarod, celles qui étaient juchées sur les plate-formes des tours, par l’habileté de leurs manipulateurs, firent s’écrouler les beffrois sur eux-mêmes ; d’autres s’enfoncèrent dans des trous formés par des mines, discrètement creusées au cours des nuits précédentes ; un autre enfin, criblé de matières inflammables, s’embrasa et brûla jusqu’au soir, élevant au ciel une tornade de fumée noire. Une unique tour parvint jusqu’aux remparts. Ses éperons butèrent contre la base, le pont s’effondra contre les merlons, et tandis que les premiers soldats de la coalition, se répandant, posaient le pied dans la cité, les archers, au dernier étage, arrosaient de flèches le chemin de ronde afin de les couvrir. Mais cent beffrois, au moins, eussent été nécessaires pour déborder la défense efficacement ! Les soldats, trop peu nombreux, furent massacrés jusqu’au dernier ; alors, les autres tours n’existant plus, on abandonna l’idée de passer par-dessus les murs.

La nuit tomba. Les défenseurs en profitèrent pour relever les merlons abîmés ; ils barricadèrent de nouveau les créneaux de troncs, de chevrons, de madriers. Cette journée, pour les troupes alliées, n’avait encore une fois servi de rien, et beaucoup trop d’hommes avaient perdu la vie.

Ces échecs successifs ne diminuaient en rien la volonté de Fergus ; il n’avait plus rien à faire de son existence que de venger ses fils ; quand toute son armée eût été anéantie, il eût solitaire poursuivi l’assaut plutôt que d’abandonner. La détermination de Téagan n’était pas moins acharnée ; pour son père, pour son honneur et pour son nom, il devait vaincre ou périr !

Puisqu’ils ne pouvaient franchir les enceintes par le haut, le roi décida qu’ils les briseraient. Des hommes, serrés sous des vignes, allèrent à la base des courtines afin d’en saper les bases. Les flanquements rendaient l’opération inexécutable ; alors, pour les détruire, on amena les machines de tir.

Les manipulateurs, sous les commandements des capitaines, tirèrent sur les treuils et les leviers, en ahanant ; vingt tendeurs, au moins, devaient abaisser les verges des engins les plus lourds. Mais enfin elles descendirent, et les contrepoids remontèrent cependant que les manœuvriers jouaient avec les rouages, et, pour les régler mieux, les écoutaient à l’oreille, de la même manière que l’on accorde un instrument. Puis l’on chargea les cuillers, les paniers, les poches des frondes de pierres pesant jusqu’à trois cents livres. Au signal, les auxiliaires, d’un geste brusque, tirèrent simultanément sur les cordes nouées aux chevilles de blocage : les caisses des contre-poids tombèrent comme des herses, et les bras, remontant à toute allure, balancèrent les projectiles ; les verges des catapultes, brusquement arrêtées par les traverses, tremblaient en résonnant. Dans la cité, une cohue épouvantable, multipliée, emplit les rues ; les habitants paniqués se précipitèrent aux abris, se culbutant, se renversant, se piétinant. Le ciel un instant disparut sous l’avalanche des globes, qui volaient vers Belgarod tels que des comètes s’abattant en pluie.

Les pierres des trébuchets, mal réglés en dépit des précautions, passaient bien au-dessus des murailles, et terminaient leur course loin à l’intérieur de la ville. Elles n’en commirent pas moins des ravages considérables. Les projectiles défonçaient commodément les toits des temples, des galeries ; ils démolissaient les jardins, les escaliers, les parvis. Des blocs disjoints tombaient à chaque instant dans les rues, broyaient les cadavres, écrasaient les pavés. Les terrasses s’effondraient au pied des bâtiments éventrés. Une statue tomba sur un enfant. De vastes espaces étaient réduits en poussière.

Les tirs continuaient même la nuit ; les pierres grosses comme des bœufs, taillées en angles afin de causer plus de dégâts, ravageaient sans arrêt les avenues, au sud essentiellement (car Téagan, qui désirait préserver la cité, modérait ses hommes), s’abattaient contre les ruines, et contre les ruines des ruines. Aux halles, un vieil homme escalada une montagne de décombres entourée de corps pourrissants, telle une île au cœur d’un océan, et pleura en levant les bras en l’air ; une pierre énorme heurta la tour de la Lune, la rompit en morceaux par le milieu, et elle s’effondra sur le vieillard.

Les machines cependant, si elles pouvaient détruire les hourds aisément ainsi que les bâtiments les plus fragiles, ne pouvaient rien contre la solidité des mâchicoulis.

Le roi, d’accord avec Téagan, trop empressé, fit s’approcher malgré tout d’autres galeries, cette fois-ci en grosses charpentes et recouvertes de cuir ; elles furent disloquées par les pierres des assiégés (accroupis dans les mâchicoulis), et les mineurs écrasés. On fabriqua de nouvelles galeries mobiles, avec des combles inclinés et des madriers plus forts, garnis de lames de fer ; les projectiles ne démolirent plus les toits, et glissèrent contre les pentes. Mais ce ne fut toujours point suffisant, à cause de l’épaisseur des remparts ; car il fallait des jours avant d’enlever assez de maçonnerie pour provoquer les effondrements, et les défenseurs, pendant ce temps-là, non seulement travaillaient à monter des pierrières, installer des bretèches, disposer des poutres sur les murs, mais remparaient, la nuit, les trous ouverts par les mineurs.

Fergus, impatient de plus en plus, résolu à voir s’écrouler la ville n’importe comment, ordonna la construction d’une gate en charpente, ferrée triplement, assez large pour quatre cents chevaliers. Quand elle fut achevée, on la poussa vers la cité ; les soldats, du haut des murailles, l’accablèrent tant que l’on n’osât y demeurer ; et elle fut à son tour abandonnée.

À l’aube, on tenta un nouvel assaut d’échelles ; les défenseurs, éprouvés, eurent l’idée de lancer depuis les remparts les larges filets des pêcheurs, puis de battre les soldats, qui montaient en longues files, de chaînes gigantesques d’où pendaient des boulets ; au même moment, les archers, trois fois plus nombreux par ordre de réquisition, tiraient à profusion depuis les meurtrières, et des trombes de flèches volaient dans l’air ; le carnage fut abondant.

Une odeur de charogne, permanente, se répandait dans la plaine, par effluves ; les blessés, les mutilés, confondus avec les cadavres, geignaient sans relâche, de jour comme de nuit ; l’idée fermentait que la ville était imprenable, et une langueur commençait de s’abattre parmi les hommes.

On pensa bien passer par l’Idir ; mais des pans de mur, qui s’avançaient jusqu’au milieu du courant, protégeaient la ville des deux côtés ; entre leurs extrémités, des grilles infranchissables, abaissées, plongeaient jusqu’au lit.

Donc, les échelades étaient impossibles à cause des mâchicoulis, des hourds et de la hauteur même des murs ; aucune machine ne viendrait à bout de ceux-ci, à cause de leur épaisseur ; il fallut se résoudre à creuser des mines.

Quoique ce fût une entreprise complexe, le roi de l’île s’imaginait qu’il parviendrait à percer une brèche par ce moyen, finalement. Il restait toute la journée assis sur un escabeau devant sa tente, l’oreille collée contre son vaste bouclier ; il percevait dans son creux les coups réguliers des pics ; ils se confondaient avec les battements de son cœur. Ses chevaliers, ses capitaines, à la première ouverture, avaient reçu l’ordre de piller la ville, de la saccager, de la dévaster. Des incendiaires y mettraient le feu ; les ravages seraient considérables, la population fuirait ! Alors, tranquillement, tel qu’un ours dépeçant la proie morte, il jetterait dans le fleuve chacune de ses pierres, une par une.

Mais les assiégés avaient placé sur les chemins de ronde des bassines d’eau ; lorsque des rides apparaissaient à la surface de l’une, ils en concluaient que des mineurs creusaient dessous, et ils contre-minaient. Soit ils attendaient l’ennemi de pied ferme, et l’abattaient quand il débouchait ; soit ils le noyaient, en remplissant les galeries avec l’eau du fleuve. Les mineurs, consternés, après avoir dix fois recommencé s’avouèrent vaincus, et l’on renonça aussi à cet expédient.

Téagan, le soir même, proposa d’abandonner l’idée d’entrer de force dans la ville ; l’on ne pourrait y parvenir ; trop de soldats périssaient. On élèverait des bastillons tout autour des remparts ; on y monterait des machines, on martèlerait la cité de grosses pierres ; on couperait ses communications ; on y déverserait des cadavres afin de propager des maladies ; et l’on attendrait qu’elle se rende, pendant des années, s’il le fallait !

Le roi Fergus, étrangement silencieux, acquiesça d’un signe de la tête.

Une autre idée, moins avouable, occupait son esprit. Il y pensait depuis des semaines ; mais trop occupé par la direction du siège, il n’avait jamais pu la mettre à exécution.

Les jours suivants, tandis que les soldats charriaient du bois, façonnaient des claies, tressaient des cordages et fendaient du merrain, des hommes lui appartenant, fidèles jusqu’à la mort, s’entraînèrent à plonger dans le fleuve, à rester sous l’eau jusqu’à la grille de la cité, et à revenir sur la berge.

Un soir, au début de la nuit, comme les nuages couvraient le ciel, ils vinrent avec des scies, et des tiges de joncs suffisamment creuses pour leur permettre de respirer sous l’eau, en les portant à la bouche. Ils partirent à la nage. Quand ils furent arrivés à la grille, ils entreprirent chacun d’en scier un barreau situé dans les profondeurs ; leur épaisseur formidable les contraignit de travailler longtemps. Ils faillirent se noyer dix fois ; leurs poitrines brûlaient ; le courant puissant les gênait dans leurs moindres mouvements. Enfin ils les descellèrent, et abandonnant leurs tiges franchirent le passage en apnée, puis remontèrent à la surface discrètement. Ils étaient dans la ville.

Ils se dirigèrent sans faire de bruit en direction du quai de la rive gauche ; au moment qu’ils allaient le gravir, Óssan, l’un d’entre eux, arrêta le compagnon qui se trouvait près de lui ; il lui montra d’un geste la rive droite, et le palais ; l’homme s’éloigna.

Les autres escaladèrent le mur de soutènement. Un veilleur seul se promenait sur la berge, de dos ; ils se rapprochèrent sur la pointe des pieds, et l’égorgèrent.

Ouvrir les portes de l’intérieur était inenvisageable, à cause de la garde ; mais ils n’étaient pas venus pour cela. Ils s’enfoncèrent parmi les rues, groupés d’abord, tuèrent un second homme et s’emparèrent de sa torche ; ensuite, ils recommencèrent, jusqu’à ce que tous fussent en possession de flambeaux. Alors, ils se dispersèrent en rasant les murs, et les flammes qu’ils tenaient dans leurs mains s’attardaient contre les façades, les auvents, les volets de Belgarod.

 

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Dorán, au nord du fleuve, dormait étendu sur sa couche, à l’intérieur de son ample pavillon.

Des gémissements lointains émergeaient de l’informité de ses rêves ; il s’éveilla ; des cris parvenaient du dehors. Il faisait encore nuit ; la clarté de la lune traversait la toile ; mais d’autres lueurs plus changeantes, comme les moires du soleil à la surface d’un bassin, orangeâtres, y dansaient effroyablement.

Il sortit. La ville brûlait, la rive gauche principalement mais aussi les abords du fleuve, au nord, et le palais. L’incendie faisait partout des renflements pourpres, comme si des cœurs de soleils étaient enfermés dans les galeries, et cherchaient à se libérer ; à d’autres endroits, les flammes avaient plutôt l’air de rubans jaunes, et il s’en dégageait une fumée noire considérable, qui dévorait les étoiles en s’élevant ; des ombres énormes remuaient contre les façades rougies.

« Non ! » s’écria Dorán.

Et sans perdre un instant, il sauta sur son cheval et galopa jusqu’à Téagan.

« C’est lui ! » hurla-t-il.

Le prince demeurait roide.

« Si tu ne l’arrêtes pas, reprit-il, tu régneras sur des cendres ! Ta ville sera un cimetière, ton trône un cercueil. Regarde ! »

Il montrait du doigt Belgarod.

« Bientôt, tu n’auras plus de palais : il brûle jusqu’au faîte ! Toute la rive gauche est en train de disparaître ! Ah ! Tu veux être le roi d’un royaume délabré, qui gouverne à des fantômes ? Mais tu le seras, si tu le laisses faire ! »

Téagan contemplait la ville de ses grands yeux transparents. Dorán, exaspéré par son silence, commença de s’en aller.

« Où vas-tu ? lui demanda le prince.

— Chez le roi ! répondit-il.

— Attends ! »

Et comme Dorán se retournait, il ajouta :

« Je viens avec toi. »

Ils traversèrent au galop leur partie du camp, puis le pont bâti par les hommes du roi.

Ils s’étaient rapprochés de l’incendie ; le spectacle les ébahit. Des gens se jetaient du haut des remparts, au sol, contre les rochers, dans l’eau du fleuve ; ceux qui parmi les assiégeants s’étaient établis sur les rives de l’Idir, en aval de la cité, voyaient avec horreur le courant charrier des cadavres, tout noirs, les membres gonflés ; les morts venaient s’échouer contre les grèves sablonneuses ; ils s’accrochaient dans les joncs, s’entassaient sous les piliers des ponts ; on devait les repousser avec les hampes des étendards.

Mais une pluie de barils, provoquée par les machines, s’abattit soudain dans les rues ; quand ils retombaient, ils éclataient en flammes, et le feu redoublait d’intensité ; on entendait les habitants crier. Dorán et Téagan se figèrent d’horreur ; Fergus, que le spectacle de l’incendie rendait ivre de fureur, tel un homme qui a trop bu, avait ordonné à ses machines de tirer contre la ville des tonneaux remplis de poix, de soufre et de résines.

Les maisons éclataient en crépitant, les poutres s’écroulaient, elles s’affaissaient dans des râles ardents. Les étincelles tombaient comme la neige ; elles s’éparpillaient, entraînaient de nouveaux feux. La chaleur chassait les gens de leurs demeures, ils se sauvaient en poussant des cris ou bien luttaient à outrance, désespérés. Des flammes que l’on croyait éteintes, au moment d’expirer, se ravivaient tout d’un coup ; elles sautaient vers le ciel, projetant des débris, des gravats, et l’on se dispersait dans les clameurs. Des victimes, acculées, sautaient du haut des bâtiments pris par la fumée ; l’instant d’après, de grands souffles jaillissaient des balcons, des lucarnes, des soupiraux. La pierre étouffait. Les rafales du vent précipitaient les flammes contre les habitations voisines ; les terrasses, les jardins s’évanouissaient dans les boursouflures du feu. Parfois, une explosion retentissait et il pleuvait des brandons, qui faisaient repartir l’incendie plus féroce, plus enragé, plus frénétique. De hautes bâtisses s’effondraient sur elles-mêmes. Les cendres couvaient des braises, un coup de vent les propageait, et le feu repartait, encore.

Les chevaliers, poursuivant, rejoignirent le campement d’Alfällon.

« Le roi ! » cria Téagan aux soldats.

Il était au grand pavillon du Champ-des-Lys, avec ses proches. Ils s’y rendirent aussitôt. Les installations du tournoi étaient depuis longtemps démontées ; ils parvinrent devant une grande étendue d’herbe verte, ondulant nonchalamment au vent du matin ; elle était parsemée de trèfles blancs qui faisaient des morceaux de neige, d’écume de mer ou de laine de mouton. Une tente à trois mâts était dressée en plein milieu ; et il y avait de chaque côté de l’auvent des étendards aux couleurs de l’île, plantés dans la terre.

La garde n’osa les arrêter : Téagan ouvrit la toile ; ils entrèrent.

Le soleil se levait ; comme le vent poussait les fumées plutôt dans la direction de l’ouest et que le ciel était dégagé, le jour entrait à l’intérieur du pavillon ; ils furent tous deux frappés par l’apparence du roi.

Il était assis sur une sorte de trône en bois de hêtre, avec un long dossier en forme de coquillage et des baleines sculptées dans les accotoirs. Ses yeux éteints, tels que deux pierres de lave, étaient enfoncés dans son visage hâve, couleur de cire ; les cernes faisaient des cercles violets qui s’abaissaient au long de ses narines parcheminées. Il n’avait plus de sourcils, plus de cheveux ; son crâne chauve, parcouru d’entrelacs veineux, dépassait la ligne de sa couronne ; et sa bouche hideuse, de tête de mort, saillait entre ses joues creusées.

« Monseigneur « , dit Téagan.

Il attendait une réponse ; elle ne vint pas ; il poursuivit néanmoins, sur un vague signe du monarque :

Les échelles, les beffrois, les catapultes et les béliers, les mines même avaient été impuissants à forcer les murs de Belgarod ; mais cet incendie, qui survenait bien à propos, mettrait bientôt la ville à leur merci. Il ne fallait plus s’armer que de patience !

Le roi fermait les paupières.

« Sans vous, reprit le prince, j’étais vaincu au Milliland ; toute mon armée se fût écrasée contre les murs de Belgarod. Nous sommes quittes ! »

Et s’avançant d’un pas supplémentaire, il ajouta d’un ton sentencieux, en tendant le bras droit :

« Je vous libère de votre parole ! »

Fergus ne répondit toujours pas. Il avait l’air étourdi, comme un vieillard au réveil, comme un homme après la bataille ; il ne semblait déjà plus de ce monde ; l’on eût dit qu’un dieu mauvais incarné dans sa chair le possédait tout entier, dédaigneux des choses terrestres, l’esprit tourné vers des sphères plus obscures, inférieures.

La clarté du jour rendait les flambeaux inutiles ; un écuyer les emporta. Dehors, une brise froide soufflait en permanence ; la toile immense du tref se gonflait légèrement, dans un froissement continu.

« Sire, dit Hermoad à voix basse, le prince a raison. »

Les hommes s’impatientaient ; il avait largement payé sa dette ; l’île d’ailleurs ne pouvait plus longtemps demeurer sans son roi.

Le vieux souverain se releva péniblement, les deux mains appuyées sur les bras du fauteuil, le buste penché ; il avait les lèvres serrées, la figure atrocement contractée.

« Non ! répondit-il. Non ! Je ne m’arrêterai pas tant qu’il restera vivant un seul de ses habitants, debout une seule de ses demeures ! Les monuments seront déchirés ! Les boutiques éventrées ! Les rues retournées, telles que les raies après la charrue ! »

Toute la rive gauche brûlait déjà ; mais par-delà le fleuve, au nord, la ville montrait encore à la face du monde la splendeur de ses toitures, et c’était un affront, une résistance insupportable à l’accomplissement de sa vengeance.

« Hermoad, ajouta-t-il, que l’on avance les catapultes. »

Dorán fit un bond en avant :

« Sur mon honneur, vous n’en ferez rien, monseigneur !

— Dorán ! » s’écria Téagan.

Les liges étonnés le considérèrent, puis le roi ; celui-ci se redressa extraordinairement, animé soudain d’une férocité. Sa poitrine se gonfla, son visage s’empourpra ; des étincelles fulgurèrent dans ses prunelles, comme des braises. Il jeta contre le seigneur de Dorinessa un regard à glacer les morts, puis sa rage éclata :

« Infâme ! Qui es-tu pour t’opposer à moi ? Au nom de mes fils, tu regretteras tes paroles ! Mon armée, c’est moi seul qui la commande ! Je te tuerai si tu te mets en travers de mon chemin ! »

Dorán tira son gant ; il le balança devant lui, dédaigneusement :

« C’est moi, qui vous tuerai ! »

La surprise fut énorme. On sortit à demi les épées des fourreaux. Il y eut des cris. Dorán et Téagan, empoignant leurs pommeaux, renversèrent les sièges ; et dos à dos, les bras en défense, un pied en avant, ils défiaient l’assemblée du regard.

Le monarque leva le bras très calmement, et chacun se radoucit. Il écrasa du pied le gant du défi, d’un mouvement superbe ; puis il répondit, avec un accent redoutable qui parut sortir de la bouche d’un spectre :

« Dans une heure ! À la lice ! »

Téagan blêmit.

 

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La « lice » n’était pas celle du Champ-des-Lys, mais une autre plus petite, située en contrebas de la plaine et réservée aux combats à pied. Il s’agissait d’un simple champ d’herbes hautes, entouré d’une clôture en bois.

Les soldats, les chevaliers étaient accourus pour admirer le combat. Fergus, comme Dorán, ne portait qu’un casque d’airain, des jambières de cuir, une tunique serrée à la taille par une ceinture, une cuirasse de bronze autour de la poitrine, et des épaulières ; on se battrait au corps à corps, sans autres armes que l’épée et le bouclier.

Il y eut une exclamation de clairons. La foule s’apaisa. Le roi, tirant Talion hors du fourreau, l’abaissa derrière lui d’un ample geste circulaire. Le prince de Dorinessa leva son arme en position défensive. Téagan, le souffle court, sans le quitter des yeux, gardait les mains crispées contre la barrière.

À un second signal, le roi se jeta contre son adversaire. En même temps, il se dressa de toute sa taille, pour le frapper plus fort ; Dorán ne put se maintenir ; il se pencha au dernier moment, et appuyé sur les jarrets, leva successivement son épée puis son écu par-dessus sa tête, afin de parer les coups. Des giclées d’étincelles voletaient dans l’air, chaque fois que le fer du roi s’abattait contre son bouclier.

Fergus balançait des coups à droite, à gauche, avec une vitesse effrayante ; Dorán perdit une épaulière ; sa poitrine poussait des sons rauques. Cependant il se défendait obstinément ; pour le roi, c’était comme s’acharner contre un mur de pierre. Enfin il parvint à se soulever, et prolongeant son avantage fit reculer le souverain, qui chancela ; alors, le duel fut brutal, impétueux, effroyable. Les combattants se ruaient alternativement l’un contre l’autre en exhalant des râles féroces. Les partisans de chacun des partis hurlaient afin de les prévenir des coups qu’ils allaient recevoir, mais leurs avertissements se perdaient dans la confusion des voix.

Fergus fit pivoter son épée d’un geste admirable, et la rabattit tout d’un coup ; Dorán eut à peine le temps de se protéger : son écu vola en éclats. Il sentit courir dans son bras une douleur horrible ; mais il prit son pommeau à deux mains, et, le visage rouge de fureur, se relança contre Fergus en redoublant de hargne. À son tour, il fracassa le bouclier du roi.

La joute s’éternisait. Les rivaux s’acharnaient l’un contre l’autre, inépuisables, incapables de se désarmer. Des nuages accouraient au ciel ; le vent faisait claquer les drapeaux, les arbres se courbaient ; parfois, le soleil apparaissait dans une ouverture des nues. Derrière la clôture, les soldats se pressaient de plus en plus, criant toujours, les poings levés.

Alors, Dorán discerna les élancements du feu par-delà la plaine, tels que de grands panaches ; et derrière les béances des façades, les murs effondrés, le brouillard énorme de la fumée, une partie de la tour d’Ellinore.

Il ne songea plus qu’à Ceanna ; cet homme hideux se dressait entre elle et lui ! — une violence le saisit, et il frappa Talion si fort qu’il la brisa en deux. Fergus tomba au sol.

« Mon épée ! dit-il. C’est impossible ! »

Il voulut se relever ; mais il en fut incapable, et resta sur les genoux.

« Seigneur, tu m’as vaincu ! Qui es-tu ? J’ignorais qu’il existait une force supérieure à la mienne ! Un pouvoir plus puissant que celui de la haine !

— Je suis le chevalier du désir ! répondit Dorán. Ma passion ne connaît pas de frontières ! Elle passe tous les écueils, elle franchit tous les obstacles ! Elle ne craint ni le feu, ni la mort ! Sa lame est invincible ! »

Il la levait.

« Seigneur ! Pitié ! »

Mais Dorán l’enfonça dans son cœur jusqu’à la garde.

Un flot de sang, noir, déborda des lèvres du roi. Des écuyers se précipitèrent ; il les repoussa. Alors il se redressa, les jambes vacillantes. Sa cuirasse fendue s’était détachée ; une tache pourpre s’agrandissait sur sa tunique.

« Laissez-le ! » cria Hermoad.

On s’écarta. Un sourire illumina le visage défait du monarque ; une double porte avait paru, avec un linteau d’argent, un tympan tout en or et trois rangées d’archivoltes, en diamants ; les battants s’ouvrirent, une lumière en jaillit, et dans cette lumière, Varlam et Féodor.

Ils tendaient leurs mains vers lui.

« Mes enfants ! s’écria-t-il. Mes fils ! »

Il ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé un tel amour ; le monde entier s’effondra dans un océan sans limites ; il demeura seul avec eux, tandis que sa conscience partait peu à peu avec le ruissellement de son cœur. Deux grosses larmes s’échappèrent de ses paupières tremblantes. Puis, il ouvrit les bras, ferma les yeux, et s’effondra dans l’herbe définitivement.