Les Chants de Carmora


 

CHANT XIX

TENTATIVES

 

La lune brillait au ciel, ronde, blafarde. Elle étalait ses blancheurs dans l’eau des fontaines, sur les pavés des places, contre les toits des monuments, et faisait dans les cours des ombres impénétrables. De temps en temps, des traînées de nuages noirs, doucement poussées par la brise du printemps, passaient devant ; la ville tout entière se voilait de ténèbres. Les piques des soldats, régulièrement espacées sur les remparts, papillotaient ; par-delà, dans la plaine, on entendait les rumeurs ennemies, tel qu’un lointain roulement.

Une jeune adolescente pénétra dans la chambre de Fégara. Des rideaux en gaze transparente, qui avaient l’air de cascades de vapeur, tombaient devant les fenêtres en arche, dont les croisillons étaient parcourus de reflets d’argent ; derrière, on apercevait la terrasse, et puis la cité, traversée par le fleuve énorme. Les torches n’étaient pas allumées. On devinait dans l’obscurité les rainures du dallage, les meubles et les colonnes. La reine observait la ville.

La vierge s’avança. Ses longs cheveux d’une blondeur de blé coulaient dans son dos, sans attaches, lisses comme des filets de sable qui glissent entre les doigts. Sa tunique légère, presque transparente, bouffante aux jambes et décolletée à la poitrine, était serrée à la taille ; et ses sandales, avec des boucles en ivoire, incrustées d’émeraudes. Une pomme de senteur qu’elle arborait en collier, discrète, retombait juste au-dessus de sa gorge en dégageant des odeurs aphrodisiaques. Elle avait maquillé son visage avec du fard, coloré ses joues avec des traces de vermillon ; comme elle avait aussi peint en noir les contours de ses yeux et rasé ses sourcils, ses prunelles, devenues immenses, resplendissaient dans les moindres lumières. Ses poignets, ses chevilles étaient entourés par des bracelets d’argent ; des boucles lumineuses, accrochées à ses oreilles, ondulaient en tombant ; et une petite chaîne de diamants, qui pendait de sa ceinture, s’agitait mollement à chacun de ses pas. Sa peau blanche, d’une tendresse juvénile, paraissait pleine de lait.

« Malvina ! » dit Fégara, en se retournant.

Si c’était possible, elle était plus froide, plus dure, plus reine qu’auparavant, pareille à ces papillons qui se déploient tout à coup, après la chrysalide.

« Tu m’es fidèle, n’est-ce pas ? »

Malvina jura en courbant la tête. Alors, Fégara lui répéta les prédictions de Métélès : les ombres des morts, qui vivent au-dessus des nuages et se déplacent avec les vents, avaient prédit la ruine de la Cité ; le pontife avait vu dans les augures des colonnes de feu, des pluies de cendres ; la destruction allait s’abattre contre Belgarod !

La vierge pâlit.

Elle était l’une des servantes du temple de Riguëla, qui sont élevées dans les crédulités pieuses ; elle croyait aux livres sacrés, aux miracles et aux paroles des prêtres ; le grondement du tonnerre signifiait pour elle un avertissement des dieux.

« Mais il nous reste encore un espoir, reprit la reine, un moyen d’empêcher la prophétie, qui ne peut dépendre que de toi ! »

Et cependant que Malvina, de stupeur, demeurait muette, elle ajouta d’une voix pénétrante :

« Tu dois rencontrer cette nuit le roi Fergus. »

La jeune fille, les bras croisés sur la poitrine, frissonna de terreur.

La reine, depuis le commencement, espérait briser la coalition. Puisqu’elle ne pouvait croire à un accord avec son cousin, Téagan, elle avait cherché un moyen de provoquer le départ de Fergus. Une jolie vierge sans doute, offerte comme en sacrifice, pourrait mieux le séduire ? Mais l’embarras de trouver la manière d’annoncer son projet, ainsi que le temps consacré à préparer la défense de la Cité, lui avaient toujours empêché d’accomplir sa résolution.

Elle fit s’asseoir Malvina, qui vacillait, dans un grand siège d’ivoire ; elle même s’installa sur un petit tabouret, à hauteur de ses genoux.

« Il ne te fera aucun mal, dit-elle. N’aie crainte ! »

Mais la vierge était agitée d’un tremblement continuel ; la reine, pour la persuader, lui exposa les différents malheurs, les fléaux, les désastres qui menaçaient Belgarod. Elle lui parla aussi de la volonté des dieux, et de son élection par l’un d’entre eux, pour sauvegarder la ville d’un écroulement définitif. Alors, Malvina demanda ce qu’elle devrait faire.

Sa soumission n’était pas que désintéressée ; c’était aussi l’orgueil de se sentir élue ; sa modestie, d’ailleurs, l’eût empêchée de contredire la reine.

« Dis-lui que je ne comprends pas les raisons de sa colère. Si c’est à cause de mon père, à condition qu’il renonce et s’en aille, je lui rendrai sa couronne.

— On murmure, ma reine, qu’il ne cherche qu’à venger ses fils morts à Tullia.

— Ses enfants ? Est-ce là tout ? Dans ce cas, promets-lui cent chastes fertiles issues de nos familles les plus illustres, afin qu’il puisse mille fois réparer sa perte ! »

Elle se leva et se rendit près de la fenêtre. Puis elle ajouta, impérative et calme :

« Tout repose sur toi ! Charme-le, Malvina. Obéis aux moindres de ses désirs ! Fais ce qu’il te demandera sans résister, car ce sera mon ordre et celui des dieux ! »

La jeune fille ignorait les désirs des hommes ; elle ne pouvait concevoir la nature des ordres auxquels elle serait peut-être forcée d’obéir. Elle craignait de déplaire à Riguëla ; en même temps, elle croyait à sa force supérieure, et que la déesse ne l’abandonnerait pas.

« S’il consent, poursuivit Fégara, je resterai son alliée ; mais s’il persiste à nous vouloir du tort, je deviendrai son ennemie, et répondrai à chacun de ses coups par des coups redoublés. »

Toute son attitude montrait que l’affaire était décidée. Alors, sans même quitter des yeux le spectacle de la ville, elle tendit sa main ; et Malvina, s’inclinant, baisa la bague du pouvoir du bout des lèvres.

Il fallait agir vite : elle devait être partie dans une heure. La servante franchissait le seuil de la pièce, quand la reine cria pour la retenir :

« Malvina ! »

Gênée soudain, elle penchait la tête, ses pommettes frémissaient. Elle se détourna ; et, dans un murmure :

« J’ai regardé son avenir dans le miroir. »

Une brume recouvrit la lune ; les ténèbres s’épaissirent ; un silence angoissé tomba.

« J’y ai vu la mort dans l’obstination. Et dans le renoncement, la richesse, l’amour et la gloire ! »

 

۝

 

Une heure plus tard, Malvina, escortée par un garde du palais, quittait Belgarod par une poterne attenante aux portes de Garaód.

Ils s’éloignèrent des remparts, franchirent le fossé, puis suivirent un chemin de terre filant entre deux légères surélévations de la plaine. L’herbe haute, qui débordait sur le chemin étroit, caressait les mollets. Il ne faisait pas froid. Des points noirs volaient dans les airs, peut-être des chauves-souris. Le vent soufflait à peine, et la lune demeurait voilée derrière un amas de nuages déchirés. La jeune femme marchait lentement, sursautant au moindre bruit, apprêtée comme pour une cérémonie, d’une beauté divine.

Le camp n’était pas loin ; ils arrivèrent bientôt à proximité des premières palissades. Une sentinelle veillait au sommet d’une tourelle en bois, avec un bouclier rond sur le dos, et une corne attachée autour du cou.

« Qui va là ? » demanda-t-elle.

Malvina tourna la tête ; son guide avait disparu. Cependant le guetteur, mal assuré, bandait son arc. La robe blanche de la vierge, bouffant légèrement, et que des rayons de lune éclairaient par intermittences, la rendait semblable à l’un de ces fantômes qui hantent les nuits.

« Je viens au nom de la reine », répondit-elle.

Et, plus fort :

« Je suis seule ! »

Le guetteur fit un geste du bras. Trois hommes aussitôt le rejoignirent. Ils dévisageaient la visiteuse. Elle s’approcha tandis que les nuages, s’estompant, la dévoilaient dans l’émanation des astres. On devinait sa nudité sous la subtilité des étoffes ; et l’on sentait d’ici les vapeurs de ses parfums, presque insensibles pourtant.

« Entre ! » entendit-elle.

Les portes s’ouvrirent ; un écuyer l’attendait ; alors, elle pénétra dans le camp de Fergus et se laissa guider.

Une agitation lâche parcourait les interminables rangées des tentes alignées. Les soldats finissaient de monter les installations ; ils s’apprêtaient à s’endormir, harassés. Çà et là brûlaient des restes de braises, des feux rougeoyants tout près de s’éteindre ; des guerriers la tête entre les bras, assis autour de longues planches posées sur des tréteaux, maculées de taches de vin, pleines de miettes, de carcasses et d’épluchures, semblaient dormir profondément. Mais dans cette apathie, des écuyers apparaissaient subitement, traversant les allées en brandissant des torches allumées ; partout, l’on traînait des coffres, des tables, des lits, et l’on poussait du pied les chiens errants qui déambulaient en reniflant la terre, en remuant la queue.

Quelques mercenaires insomniaques, éveillés obstinément, regardaient passer la servante de Riguëla ; on distinguait dans l’obscurité leurs prunelles brillantes qui la suivaient, sous les paupières à demi closes ; d’autres, ne sachant s’ils rêvaient, se figeaient à son passage en écarquillant les yeux. Des sifflets jaillirent. Il y eut des rires, des propos, des obscénités.

Le camp devenait plus ordonné à mesure qu’ils avançaient ; au début, Malvina entrevoyait, à travers les ouvertures béantes, des hommes couchés par terre à moitié nus, et des écuyers ronflant au pied des lits où dormaient les vieux seigneurs profondément ; puis elle passa devant des tentes plus somptueuses, peintes aux armes des grandes familles, et d’autres recouvertes de canevas tantôt bleus et tantôt noirs.

Le pavillon du roi, situé en plein milieu du campement, en cuir de vache, devait faire au moins cent quarante pieds ; de grandes tentures le recouvraient, pourpre, or et noir, avec les fanons blancs de ses armes. L’homme qui guidait Malvina se présenta, écarta les lourds rideaux de l’entrée, et la conduisit à l’intérieur.

Des flambeaux, fichés dans des socles chargés de guirlandes, éclairaient une salle immense décorée de tapisseries gigantesques, d’étendards et de franges de cuir accrochées aux murs. Des poteaux massifs de quatorze pieds de haut, de quarante de long, ornés de figures et de rubans, supportaient à intervalles réguliers le poids énorme de la tente ; des torches y étaient fixées ; et sur des sortes de bancs, qui les encerclaient à hauteur des hanches, des parfums brûlaient dans des cassolettes. De larges tapis recouvraient le sol ; l’on reconnaissait dans un coin un grand lit de camp, sur lequel étaient étalés des coussins ; çà et là traînaient des épées, des haches, des écus ; des sièges rembourrés de plumes, des tabourets pliants tendus de cuir, étaient installés un peu au hasard. Au centre de la pièce, sur une grande table, des bougies se consumaient au milieu de parchemins, de lettres et de cartes.

Le roi était assis parmi ses chevaliers. Il se leva. À côté de ses hommes, il paraissait un géant ; mais son visage crayeux ne s’animait pas à la clarté des torches, et il avait l’air d’un mort vivant. Malvina, prise d’une terreur, se prosterna la face contre terre, en criant :

« Sire ! Grâce ! »

Tout le monde se tut pour la considérer ; le roi s’approcha doucement.

« Lève-toi », dit-il.

Et tandis qu’elle se relevait :

« Qui es-tu ?

— Je m’appelle Malvina, monseigneur, et je sers la déesse Riguëla. Mais ce soir, je suis venue pour vous parler au nom de la reine. »

Elle lui répéta les paroles de Fégara.

Le roi cependant ne l’écoutait point ; il avait frémi en apercevant sa gorge se gonfler, l’air de rien, entre les pans de sa robe. Il était piqué par des sentiments qu’il n’avait plus éprouvés depuis longtemps, et qu’il croyait enterrés avec son cœur. La pomme de senteur s’agitait par-dessus ses seins, et il voulait mordre dedans. Il écarta les narines imperceptiblement, afin d’en sentir les parfums ; des souvenirs montaient dans ces odeurs ; elles lui rappelaient certaines de ces allées bordées de treillages d’où pendaient des roses pourpres, violettes et blanches, aux jardins de Valmenhir. Comme elle parlait, ses cheveux ondulaient discrètement, et les flambeaux y jetaient des reflets d’or, dont il ne pouvait détacher son attention. Il se perdit dans l’énormité de ses yeux agrandis par la peur ; il se dit qu’elle eût séduit ses fils, donné à l’un d’eux un héritier superbe ; et, comme la force impérieuse de sa beauté l’attirait lui aussi, il allait vers elle pas à pas, les lèvres balbutiantes, sans même s’en rendre compte.

Elle, qui avait fini de parler, demeurait haletante à le contempler. Sa voix peut-être l’avait seule envoûté, par un effet bizarre de sa conscience ? Le charme se rompit ; et une brusque répugnance traversa le cœur du roi, tel un éclair dans un ciel d’orage.

Hermoad adjurait Fergus de ne pas laisser passer une si belle occasion. Les propositions de Fégara allaient largement au-delà de leurs espérances ! Il parlait au nom de tous :

« Sire, prenez les vierges et renoncez ! »

Le roi dressa l’oreille.

« Vous aviez juré votre appui au prince Varden, poursuivit l’écuyer. Il est mort, et vous avez plus que rempli votre dette à l’égard de son fils. Combien des nôtres ont perdu la vie au Milliland ! »

Les autres approuvaient.

« Vous rentrerez sans déshonneur ! »

Maintenant qu’il avait obtenu la reconnaissance à la fois de Téagan et de Fégara, il ne devait plus craindre rien ; il s’avérerait plus sage, d’ailleurs, de laisser leur querelle les affaiblir. Et baissant la voix, il le mit en garde : imprenable était Belgarod ! On croyait qu’elle possédait assez de vivres pour tenir des années, grâce à ses immenses caves creusées sous ses fondations ; elle disposait du fleuve, et il pleuvait ici en abondance, même l’été ! Enfin, ses habitants avaient imploré la protection d’Aémyr, le dieu des dieux. Peut-être pourrait-on la dévaster avec les machines, mais à quel prix ? Il n’en resterait rien !

« Il a raison ! » dit un chevalier.

Des murmures s’élevèrent. « Pourquoi s’acharner ? » entendit-on, distinctement. Tout à coup, le roi, se redressant de toute sa hauteur, cria : « Silence ! » Et, dans l’effroi que jeta cette sorte de rugissement, il darda sur la vierge un regard terrible.

« La reine veut me rendre ma couronne ?

— Oui, seigneur !

— Mais je suis déjà couronné ! Elle veut m’offrir cent jeunes femmes ? »

Malvina pleurait.

« Mais elles ne me rendront pas mes fils ! »

Un tremblement violent l’avait saisi ; il ajouta, les poings sur la table, presque s’écroulant :

« Jamais ! »

Hermoad s’était précipité pour le soutenir. Une impulsion engageait la vierge à tourner les talons. Il lui parut qu’elle allait mourir ici. Le roi, plus blême encore en dépit de sa colère, la figeait d’épouvante. Elle trouva pourtant la force de s’incliner, et de répéter au vieillard, avant de partir, la prédiction sinistre de la reine.

Les chevaliers se regardèrent. Le roi sourit comme un cadavre sorti du sépulcre à qui l’on aurait tiré les lèvres, et répondit, d’une voix caverneuse :

« Mais je suis déjà mort ! »

Alors la vierge, horrifiée, franchit le seuil de la tente et s’enfuit, éperdument, en direction des portes du camp.

 

۝

 

La lumière de l’aube, dorée, apparut peu à peu par-delà les courbes de l’horizon. Le soleil surgissant dissipa les derniers frimas du printemps.

Les pontonniers de Fergus achevèrent l’édification des passages ; les gens sur les remparts, toute la journée, virent avec une consternation grandissante l’armée commencer de franchir le fleuve, puis refermer lentement le cercle qui les enveloppait. La ville était seule, désormais.

Il fallut, pour prévenir les frayeurs, interdire l’accès aux murailles à ceux qui ne participaient pas strictement à la défense de la cité ; mais cette privation, loin d’apaiser le peuple, redoubla au contraire ses inquiétudes. Un homme tout courbé, aveugle, avec de longs cheveux, une harpe et des haillons en guise de vêtements, ameuta la foule pendant la nuit, sur la place de Sora. Il venait de parler avec les ombres de ses ancêtres ! elles lui avaient prédit la défaire et la ruine ! il était inutile de résister ! La reine, au matin, le fit saisir et jeter dehors, sourde à ses hurlements ; puis, sa garde dispersa les badauds ; et Fégara menaça d’expulser, de la même manière, les faux prophètes qui déclameraient contre l’intérêt général.

Cependant les assiégeants craignaient de nouveaux dangers ; car si le sud leur appartenait, la rive droite du fleuve (et par-delà jusqu’aux confins du monde) demeurait en revanche toujours hostile. Alors, ils creusèrent une circonvallation, bâtirent de nouvelles palissades, et abrités derrière des mantelets, comblèrent sous les flèches le fossé creusé par les défenseurs. Ils perdirent à cela plusieurs jours encore. Puis ils firent venir le reste des hommes.

Des mercenaires, des soldats s’étaient jetés au-devant des premiers rangs, afin d’enfoncer les chausse-trappes dans la terre. À l’arrière, une ligne énorme de piquiers se déploya, le temps d’achever les premières installations ; ensuite, ce furent les gens d’armes, les capitaines, les chevaliers, de la Ligue essentiellement ; enfin, les chariots des derniers bagages. Les piliers des ponts ployaient sous ce passage continuel et bruyant, le bois craquait. On roulait des tonneaux, et des chevaux tiraient des charrettes emplies d’armes, de morceaux d’armures, de toiles et d’étendards, enroulés autour des hampes. Une immense cohue se déversait de l’autre côté du fleuve.

L’on s’était attendu à un piège, et l’on s’étonnait de ne pas rencontrer de résistance.

Dorán avait traversé le pont ; il observait fixement la lisière allongée de la forêt, cherchant à en pénétrer la profondeur, ému par le souvenir de sa dernière rencontre avec Ceanna, au bord du lac ; mais des oiseaux, qui jaillirent des cimes telle une éruption, l’arrachèrent de sa mélancolie ; il vint auprès de Téagan en galopant.

« Belgarod se serait laissé prendre aussi docilement ? dit-il. C’est étrange ! »

Il avait parlé le regard tourné vers les bois. Le soleil s’était dégagé ; des éclats brillants perçaient au travers de l’orée ténébreuse.

« Mets ton armure, répondit Téagan. Prépare tes hommes ! »

Le prince pensait comme Dorán ; sans doute, on pouvait supposer une attaque du côté des bois. Il ordonna de fermer sur-le-champ les barrières des ponts ; il arma ses hommes, les disposa sur le pied de guerre ; il commanda à ses bannerets de se tenir sur la défensive, puis adressa un héraut à Fergus. Le roi de l’île fit aussitôt retentir les cors de l’alarme, et sans attendre on se rua aux armes, aux chevaux.

Une embuscade en effet se préparait.

Peu avant l’aube, une petite compagnie de chevaliers avait rejoint la place du Tangor, derrière la grande porte des Baleines : c’était une large cour pavée bordée d’hôtels à balcons, qui remontait en pente douce et s’évasait peu à peu vers les quartiers du Lorymon, à l’est (la « montagne fleurie »), et du Lirannon, à l’ouest (le « mont couvert de richesses »). Toute la matinée, d’autres soldats étaient arrivées depuis les rues des alentours, au pas de course. Il avait été interdit au peuple de les acclamer, de les encourager même ; les drapeaux étaient restés couchés ; et pour éviter les reflets, les guerriers avaient dû couvrir leurs fers, et porter leurs casques à la main.

Puis, des archers à cheval avaient gagné la place, et des seigneurs de guerre armés de de pied en cap. Les rangs s’étaient resserrés cependant que d’autres étaient advenus continuellement ; il semblait que toute la ville se fût donné rendez-vous : l’on avait vu accourir les veilleurs des tours, les gardes du palais, même les geôliers des prisons. Bientôt, une véritable armée s’était pressée sur la place. On avait attendu silencieusement, pendant une heure ou deux. Tout à coup, il y avait eu comme un frémissement dans la rue de Faëmar, puis tout au long de l’avenue des bardes qui descendait du palais.

Maldar avait paru. Il portait un heaume de fer noir avec une calotte en forme de cône, et une crête centrale ornée d’entrelacs dorés, d’où pendait un cimier en plumes de cygne. Son plastron, ses épaulières, par-dessus sa tunique bleue, présentaient encore les bosses, les éraflures des anciens combats. Il n’avait pas de bouclier, mais seulement une épée qui pendait à son côté gauche, et une lance de frêne. Sous la ceinture de cuir, deux pans d’écailles, en bronze, lui protégeaient les jambes. Il avait fendu la foule des soldats jusqu’à la porte ; puis toute la ville était retombée dans un profond silence.

La reine, comprenant l’échec de son plan, s’était finalement décidée à tenter une action qui pouvait être décisive : soit elle disperserait les assiégeants, et poussant son avantage, engagerait à leur poursuite la totalité de ses hommes ; soit elle compterait sur l’usure, et refermerait les portes de la cité définitivement.

La veille de l’achèvement des ponts, elle avait fait sortir Godélor et quelques soldats de sa compagnie, avec pour mission de rassembler tous les hommes des provinces voisines, puis de les mener au bois de Fëarna. Le prince Maldar (convaincu à force de supplications) menant une charge par le nord, et Martel simultanément par le sud, on prendrait en tenaille les ennemis coalisés, et l’on briserait ainsi l’encerclement. Mais le vieux seigneur s’était mis à la tâche avec une telle lenteur, que l’on avait perdu des jours décisifs.

C’est alors que retentirent les cors de Fergus. Le piège était découvert ; il fallait sortir maintenant ! Des drapeaux furent hissés aux sommets des tours, les trompettes gémirent à l’unisson, les portes s’ouvrirent, ainsi que les barricades qui fermaient les ponts du fossé ; Maldar et ses chevaliers se précipitèrent, pêle-mêle, contre les compagnies réunies de Dorán et de Téagan.

Le prince Martel, au même moment, s’élançait par les portes de Garaód. Était-ce une punition de la reine, une naïveté, une arrogance aveugle ? Il fallait passer la contrevallation, les pieux dans la tranchée, les chausse-trappes, la palissade avec les tours et les archers, et presque la totalité des hommes du roi, cinq fois plus nombreux que les quelques soldats du prince.

Quand ce dernier eut franchi toutes les difficultés, il avait perdu déjà la moitié de ses hommes. Les survivants s’éclatèrent contre un triple rang de piquiers positionnés derrière la palissade, comme une vague contre une falaise. Les corps, jetés en l’air, allaient s’empaler contre les lances fichées dans la terre. Ceux qui tombaient par terre étaient piétinés, égorgés ou bien criblés de flèches.

Le roi Fergus, entouré d’écuyers brandissant des drapeaux, combattait parmi les tissus volants tel un dieu dans les nuages. Son épée ruisselante tournoyait dans les airs à la manière d’une hélice.

« Maudit ! cria Martel, résolu à mourir ou à triompher. En garde ! »

Il était rouge, fumant, et la salive, de ses lèvres, coulait dans sa barbe.

« Hermoad ! dit Fergus. Ma lance ! »

L’écuyer lui jeta l’arme dans la main, il la saisit, et les deux adversaires coururent au galop l’un contre l’autre. Les hommes s’écartèrent en poussant des cris de terreur.

Ils se rencontrèrent.

Le roi avait brisé sa hampe en deux. Le prince, désarçonné, disparut dans la mêlée sanglante.

Pas un seul de ses hommes ne fut épargné ; on referma les portes ; l’attaque avait duré moins de deux heures.

Téagan, au nord, soutint du mieux qu’il put l’assaut du prince d’Iscarod. Les piquiers éventrèrent un nombre considérable de chevaux ; mais bientôt la charge rompit leurs lignes, et les restes des coursiers déchaînés, sautant sur les cadavres, déferlèrent au milieu des piétons, des tentes et des bagages.

Les mercenaires, paniqués, tentaient d’empoigner les crinières des chevaux pour les faire se renverser ; parfois même ils s’accrochaient aux jambes des chevaliers, tandis que d’autres, armés de longs couteaux, cherchaient à crever les yeux des bêtes, à les ouvrir au flanc ; mais les thanes de la reine faisaient rouler par-dessus leurs casques des fléaux d’armes, avec des masses lourdes comme des pierres de trébuchet, et ils éclataient les crânes en les abattant. Au bout d’un moment, Dorán, blessé, couvert de sang, accourut auprès du prince.

« Téagan ! La forêt ! »

Le fils de Varden, tournant la tête, vit surgir des lisières, agitées de frissons, des rangées de chevaliers en armure.

« Rassemble tes hommes, répondit-il, et repousse-les ! »

Alors, Dorán fit demi-tour, sonna dans sa corne avec fureur, et déployant sa compagnie comme une onde, partit bousculer l’ennemi.

La sorcière Lobélia avait donné de la jusquiame au prince d’Iscarod afin d’exciter sa colère. Elle lui enflammait la poitrine, et une ardeur nouvelle, inconcevable, le rendait furieux. La vue des cadavres, des plaies béantes qui dégorgeaient, le secouaient de désir ; il rugissait en massacrant à tour de bras, quand il aperçut Téagan au milieu de la bataille :

« Tu vas mourir ! » hurla-t-il.

Il montrait les dents avec l’air d’un fauve, tout en relevant sa lance. Les chevaliers reculèrent ; mais le prince, piquant des deux, brandit sa lance également, et ils s’élancèrent.

Désarçonnés l’un par l’autre, ils tombèrent au sol dans une pluie de mailles descellées ; le bouclier de Téagan, fendu, roula dans la mêlée. Ils se relevèrent en chancelant, aidés par leurs écuyers ; mais enfin ils se remirent, et, tirant leurs lames hors du fourreau, les croisèrent avec une rage décuplée.

Autour, c’était le chaos. Les hommes de Maldar avaient réussi à pénétrer dans le campement ; on se battait au milieu des tentes ; les soldats mouraient sous les auvents des pavillons, des corps gisaient entre les tables, dans les cendres des feux. Dorán, de son côté, s’échinait à repousser l’assaut des ennemis cachés dans les bois. Du haut de son cheval, il dominait la houle guerrière et frappait sans discontinuer, de toute la force de ses bras. Des blessés se tenaient le ventre en geignant ; d’autres suppliaient, pleuraient, s’évanouissaient ; les chevaux piaffaient, tournaient dans tous les sens, et trébuchaient en marchant sur les débris, sur les cadavres.

« Dorinessa ! » clama-t-il en brandissant sa bannière ; et ses fidèles, entraînés par l’exemple de son courage, repoussèrent en une grande vague les partisans de la couronne, tel le flux d’un océan.

Il allait poursuivre sur sa lancée ; mais il entrevit, surnageant par-dessus la masse, un cimier blanc qui s’agitait : il reconnut le heaume du seigneur Godélor.

Tout son amour, cet amour colossal qui, à force de ne pouvoir s’exprimer, s’échauffait considérablement, devenant une force surhumaine, se changea tout d’un coup en une haine féroce qui le submergea. Comme il était plus facile en ce moment de venir à lui dans la bataille que de l’atteindre, elle, retirée dans sa tour, il mit toute sa passion dans ce nouveau dessein.

Il se le représentait la convoitant de ses yeux gris, délavés, presque voilés, enfonçant à l’intérieur de ses cheveux ses mains tavelées, les glissant contre sa peau nue, et la baisant sur les épaules, sur les lèvres. Il ne voyait plus rien de Ceanna, ni sa figure, ni sa beauté, ni sa grâce ; mais le vieil homme, et, pour s’apaiser, il devait s’imaginer lui tranchant la gorge, lui arrachant la tête, la montrant au peuple de ses illusions.

Il jura de le tuer ; et se tournant vers lui, il cria, si fort que sa voix couvrit le tumulte :

« Seigneur, défends-toi ! »

Godélor, surpris dans sa course, vint se positionner néanmoins face au chevalier qui le provoquait ; puis il pointa sa lance, et galopa dans sa direction.

La lance de Dorán vola en éclats. Ils avaient tous les deux perdu leurs chevaux. Se relevant, ils poursuivirent le combat à l’épée, fer contre fer. Ils se rentraient dedans, se poussaient, et souvent leurs lames, après avoir pivoté dans les airs, s’abattaient contre les pièces de leurs armures, et les tordaient.

Godélor faiblissait ; sa cape déchirée faisait des lambeaux dans son dos ; il n’avait plus de cimier ; ses épaulières s’étaient détachées. Dorán lui entailla le haut du bras ; il lâcha son arme, poussa un cri et tomba sur les genoux.

« Pitié ! dit-il. Grâce ! »

Il le regardait les yeux béants, en tendant les mains, avec l’ineffable expression des martyrs. Dorán, pris de pitié, interrompit son geste ; son bras fléchit, et il commença d’abaisser son arme. Mais un mercenaire surgit, se jeta contre le seigneur et lui planta trois fois son poignard dans la gorge. Le sang jaillit ; Godélor, terrassé, mourut dans les convulsions.

En même temps, Téagan, d’un coup d’épée, faisait s’effondrer le prince d’Iscarod sans connaissance. La garde du palais, l’apercevant inerte au sol, se pressait autour de lui pour le défendre. On le remit en selle ; puis les compagnies se replièrent, à grand’peine, à l’intérieur de Belgarod.

Fergus, au sud, et Téagan, à l’est, sonnant les cors, engagèrent dans un mouvement toutes leurs troupes à la poursuite des fuyards ; elles se murent ensemble, par une avancée formidable, pareilles à une mer autour d’un rocher. Elles talonnaient déjà les arrières des compagnies désordonnées, quand les portes s’ouvrirent. Les premiers, les chevaliers, les capitaines, les hommes de tête, s’y engouffrèrent confusément, se bousculant, s’immobilisant par leur affolement. Mais déjà l’ennemi se trouvait à portée de flèche, c’était trop tard : il fallut refermer les battants ; et, chose horrible, on repoussa les derniers arrivants pour qu’ils ne les entravassent point.

Ils périrent écrasés contre les murs.

Cependant les armées, entraînées par leur propre mouvement, déferlèrent aussi contre les remparts, et, les rangs de derrière poussant les rangs de devant, elles furent pendant plusieurs minutes incapables de reculer. Les défenseurs s’étaient précipités aux murailles ; abrités par les merlons, ils lançaient contre les soldats mal protégés des pierres, des carreaux, des charbons brûlants ; ils déversaient au travers des mâchicoulis de la poix, ainsi que de l’eau du fleuve qu’ils avaient fait bouillir. Il était inutile de s’acharner ; les assiégeants refluèrent.

La nuit tomba.

On alluma de grands brasiers dans les plaines tout autour de la ville, pour célébrer la victoire. Les modulations des chants montaient dans les ténèbres ; les rires éclataient comme des coups de tonnerre ; et les odeurs des vins, qui s’échappaient en brumes furieuses des haleines ivres, étaient doucement portés, par les tourbillons du vent, jusqu’aux sommets des tours où tremblaient les veilleurs.

La ville dressée présentait orgueilleusement les angles de ses murs à la masse incommensurable des hommes. Autour, jusqu’aux forêts, jusqu’aux vallées, jusqu’aux champs et dans les plaines, il n’y avait plus une seule parcelle de terre qui n’était occupée.

Les assiégés pleuraient sur les remparts.