Les Chants de Carmora


 

CHANT XVII

LA BATAILLE DU MILLILAND

 

Du roc de Roëryn, le roi dépêcha des hérauts d’armes à chacune des cités du royaume, Helgadhir, Timanas et Golvaren, mais aussi Valmenhir, Gorfoledd, Tirardan, Elfennys et Nivaren. Le printemps arrivait ; il ne fallait pas perdre une heure.

Fergus avait déjà beaucoup d’hommes ; il en voulut davantage. Il décida qu’il ne refuserait personne, sauf les infirmes et les enfants, et que tout adolescent, capable de soulever d’une seule main une épée, pourrait rejoindre une compagnie. Les plus timorés serviraient à l’intendance, il porteraient les bagages, battraient les tambours, brandiraient les étendards.

Il fit acheter sur son propre trésor des Ényéris, les guerriers des glaces forts comme des géants, qui chassent les draugars dans les montagnes, et mangent avant les combats de la jusquiame noire pour se rendre furieux.

Il accepta de payer d’avance une partie des engagements ; il fixa le nombre des pillages, il promit un partage égal des butins ; pour convaincre les plus indécis, il consentit à exonérer, pendant trois années, les combattants d’impôts et de corvées ; et pour exciter le courage, à distribuer généreusement, aux plus méritants, les terres qui resteraient en déshérence.

Il ordonna la réquisition de tous les chevaux, de tous les troupeaux, de toutes les pièces d’armure des environs ; il demanda aux artisans, aux forgerons surtout, de travailler jour et nuit à lui fabriquer des armes.

À chaque heure, on ouvrait les portes du camp afin de laisser les cavaliers, les hérauts, les messagers partir sur les routes. Des cris résonnaient depuis les fenêtres du donjon. Cela dura toute la journée.

Le lendemain, à l’aube, des hérauts, montés sur des estrades, gonflèrent la poitrine largement, puis firent retentir le tonnerre des cors ; c’était le signal du départ.

Une immense agitation s’empara du campement. Les chevaliers s’armèrent avec un empressement désordonné ; les écuyers couraient dans tous les sens en se bousculant, les mercenaires pliaient les tentes. Des valets roulaient des drapeaux autour des hampes, d’autres portaient des tas d’armes comme des fagots, et les empaquetaient dans des draps tachés de sang.

On sella les chevaux ; puis, les groupements s’ordonnèrent, les soldats rejoignirent les compagnies, les compagnies les colonnes.

On étouffa les feux avec l’eau de l’océan ; on sautait sur les braises afin de les éteindre plus vite. Une épaisse fumée noire s’éleva par-dessus le camp ; les rafales du vent la dissipèrent ; et bientôt, il n’y eut plus rien, dans la clarté du jour, que les milliers d’hommes immobiles en contrebas du donjon.

Midi approchait ; les bannières étaient prêtes à partir en campagne.

Les colonnes s’étaient rangées séparément ; elles comprenaient les fraternités, les clans, les compagnies.

Il y avait au moins cinq ou six mille soldats à pied, certains vêtus de peau, d’autres ayant des tabards, des ceintures, des bottes et des cottes de mailles, et parfois aux épaules, au torse ou aux jambes des pièces plus lourdes, en métal. Cela dépendait des fortunes. La plupart heureusement portaient des casques pourvus de paragnathides. Les sauvages des forêts de Lamdarg, les mercenaires, les archers à cheval, réunis, faisaient au moins trois mille renforts supplémentaires. La cavalerie lourde, enfin, formée le plus souvent de chevaliers possédant des épées, des lances et des boucliers ronds, couverts de longues capes, et arborant de larges ceintures en tissu, comptait deux mille hommes.

Tous attendaient le départ avec impatience. Soudain, une vague énorme éclata contre un rocher, à seulement quelques toises ; les gerbes des éclaboussures recouvrirent les cuirasses, les casques, les caparaçons ; et l’armée scintilla comme un trésor.

Alors, les trompettes éclatèrent avec fracas. Le roi sortit du donjon, au galop, entouré de sa garde ; il fendit à cheval les rangs des guerriers, salué par les acclamations ; les hommes se bousculaient pour le regarder. Il s’avança plein d’une autorité écrasante, puis escalada une petite éminence, afin de dominer la masse qui bouillonnait. Et quand il fut en haut :

« Chevaliers ! Soldats ! Me suivrez-vous jusqu’au bout du monde ? »

Les cris redoublèrent.

D’abord indistincts, ils s’aplanirent tout d’un coup ; alors, le nom de Fergus émergea du grondement général et chaotique, hurlé en même temps, répété, psalmodié par l’innombrable collège de ces voix puissantes.

Le roi sonna dans sa corne ; puis il ajouta, en tremblant, les yeux déments :

« À Vëolé ! À Belgarod ! »

L’on s’ébranla dans le tumulte.

Le roi n’avait plus rien à craindre des cadets ; il suivit le chemin à la fois le plus large et le plus évident, celui des brandes sauvages qui traversait l’île en diagonale.

La route, interminable, serpentait entre de hautes collines, aux bas desquelles s’étendaient des lignes de sapins ; puis, elle passait par un terrain rocheux où de vastes coteaux, qu’il fallait longer les uns après les autres, et dont les bords dégorgeaient d’arbustes aux branches tombantes, garnies de fleurs ternes mais abondantes, saillaient hors des forêts.

Après quelques jours, la végétation se découvrit ; l’armée déboucha sur des prairies parsemées de grosses touffes buissonneuses, tapissées d’une herbe courte et presque toujours humide ; un vent fort, venu de l’est, ralentit un peu la progression des hommes ; l’on apercevait au loin les noires ondulations des collines.

Des bannières, des bandes, des fratries, tous les « clans », dont l’île regorgeait, se montraient à mesure que l’armée s’avançait, et venaient l’agrandir. De nouveaux hommes arrivaient continuellement.

L’idée d’assaillir Belgarod, fabuleuse, étourdissante, soulevait les cœurs ; chacun voulait concourir à sa chute, par esprit de revanche (car beaucoup la haïssait à cause des excès de sa domination), par appât du gain (car on croyait déjà qu’on la pillerait, et que chacune de ses demeures contiendrait suffisamment d’or pour s’acheter un empire), et même par curiosité, seulement dans l’espoir d’apercevoir le roi Fergus ; nul ne doutait du triomphe : il était invincible ; la campagne à laquelle on participait avait quelque chose qui tenait du mythe !

Les villes étaient proches entre Roëryn et Vëolé ; l’armée allait de l’une à l’autre ; elle s’établissait en dehors des murailles, parmi les plaines, les champs, les prairies ; le plus souvent, la taille du campement dépassait celle de la cité. Les femmes, la nuit, jetaient des fleurs du haut des remparts ; on repartait à l’aube.

Un matin, le sol se ramollit ; la terre devint bourbeuse ; il y avait par intervalles de larges flaques d’eau. Bientôt, l’on se retrouva au bord d’un vaste marécage.

« Il existe un chemin, dit Hermoad, qui le contourne par le nord. »

Mais le roi, piquant son cheval, descendit dans la boue jusqu’aux chevilles. Comme il n’avait pas l’air de s’enfoncer plus bas, il jugea inutile de prendre un détour. Il ordonna de ranger les soldats en file et de leur distribuer des cordes, avec lesquelles ils se tireraient les uns les autres, aux endroits les plus profonds ; puis il continua d’avancer, impassible, inébranlable. La traversée dura deux jours ; on se perdit, on désespéra d’arriver vivant ; enfin, la terre se raffermit, et, sans même s’en rendre compte, on fut de nouveau en terrain sec.

L’armée poursuivit sa route à marche forcée trois jours encore ; après quoi, le vent se chargea d’une odeur de sel ; un soir, entre deux mamelons, l’on entrevit la mer à l’horizon ; le lendemain, les hommes surgissaient face aux murs de Vëolé.

Leur nombre effraya les habitants ; les lances, par leur abondance, avaient l’air d’une forêt qui se ruait au port.

C’était le premier jour du printemps ; le vent poussait dans les airs des essaims d’hirondelles ; la chaleur, qui engourdissait la mer, lissait la houle tempétueuse habituellement.

Les navires manquaient. Le roi ordonna que l’armée camperait au bord de la mer, au sud, tandis que les compagnies passeraient les unes après les autres. Ensuite, il fit hâter l’achèvement des nefs et démonter les machines, afin qu’elles puissent entrer dans les cales. Infatigable, il régentait seul à la fois l’intendance, l’approvisionnement et les manœuvres d’embarquement. En trois semaines, l’armée tout entière fut sur l’autre rive ; ce petit miracle transporta les hommes d’enthousiasme.

Téagan débarqua en dernier. Les gens de la cité d’Aëlys étaient sortis pour le saluer ; il y avait foule sur les remparts, elle se pressait aux créneaux, derrière les merlons ; et l’on entendait ses hurlements depuis la mer. Dès que le prince posa pied sur la terre ferme, l’acclamation fut universelle.

Le vent sur la plage gonflait sa cape verte, accrochée par deux énormes fibules à ses épaulières volumineuses ; le blason du pays d’Ardan, peint en or sur sa cuirasse d’écailles, reflétait l’éclat du soleil ; le pommeau de son épée, pendue à sa ceinture, faisait une boule d’argent qui reluisait ; et sa barbe, qui avait poussé considérablement, s’étalait contre sa poitrine. Un mélange l’envahit de tristesse, de joie, d’angoisse ; il retournait enfin sur ses terres !

Il ferma les yeux, prit une large inspiration puis traversa la ville, monté sur un grand cheval noir. Les rues, les places, les terrasses étaient jonchées du peuple. Il criait, et l’on entendait dans la confusion :

« Vive le prince ! Mort à la reine ! Longue vie au prince Téagan ! »

Le fils de Varden bombait le torse ; ces clameurs excitaient son immense orgueil ; il en avait les larmes aux yeux. Il fallait que sa garde culbute la foule, car elle allait le submerger.

« Regarde comme ils t’aiment, lui dit Dorán, qui marchait à côté. Pour toi, ils assiégeraient la lune !

— Je me moque de la lune, répondit le prince. Elle ne m’appartient pas ! Mais la couronne… »

Le thane Siward l’attendait sur la place du palais ; il l’embrassa ; les drapeaux claquaient sur les tours, les tentures se soulevaient dans l’azur. Ils parlèrent quelques instants ; enfin, Téagan quitta la ville et rejoignit avec Dorán les vallées de Losgardyll, en arrière des falaises d’Aëlys, où, sur son conseil, les hommes avaient installé le campement. On ferma les portes de la cité ; la populace demeura tassée sur les murailles, ivre, fanatique ; un homme tomba et périt en contrebas.

Le roi de l’île proposait de partir sans attendre ; d’avis unanime, on jugea plus prudent de réunir d’abord la Ligue. À peine fut-il entré dans son pavillon que Téagan expédia des hérauts d’armes à tous ses féaux, ceux du Mor Tawel et de Dorinessa, ceux des pays d’Erland et d’Ardan ; il dépêcha même un émissaire à la terre du Milliland.

Les messagers les plus rapides revinrent au bout de quelques jours ; on les interrogea ; ils promirent l’afflux de milliers d’hommes, des gens des campagnes, des seigneurs des provinces, des mercenaires et des milices franches.

Les grands fiefs du sud de l’Éadar ne pardonnaient pas à la reine Fégara le massacre du prince Varden et de ses leudes ; elle était coupable à leurs yeux de meurtre et de félonie, en dépit de ses protestations d’innocence.

Après le sacre, elle avait bien essayé de ramener la concorde, exilant ses fidèles les plus compromis, démontant les croix élevées dans les rues par les massacreurs, faisant pendre impitoyablement, parmi la crapule des bouges, les scélérats qui s’étaient vantés le plus hautement de leurs crimes. Puis, elle avait adressé des lettres de contrition aux héritiers des grandes cités, et fait porter, couchés à l’intérieur de litières fastueuses, les cadavres maquillés des thanes assassinés, jusqu’aux plus modestes d’entre eux. Mais dans la plupart des villes, on avait égorgé les émissaires de la reine ; puis on les avait renvoyés à Belgarod, démembrés, couchés au fond des mêmes litières.

La reine ne pouvait plus ignorer la colère ! Les bannerets, furieux, n’attendaient que le retour de Téagan pour prendre les armes, et venger la mort du « grand Varden ».

Alors, afin de prévenir la guerre, elle avait tenté de diviser les féaux rattachés à la Ligue, aux uns promettant des monceaux d’or pour exciter les jalousies, aux autres offrant des terres abondamment, dans l’espoir de créer des rancœurs. Elle avait même fait miroiter à de petits seigneurs des alliances de prestige, avec des vierges de sa propre parenté.

Elle n’avait fait qu’aggraver l’amertume et le mécontentement.

Exaspérée par l’hostilité persistante de ses feudataires, la reine avait exigé d’eux qu’ils viennent au trône où souveraine elle siégerait, et renouvellent leur hommage à genoux, à ses pieds. C’était le devoir féodal ; ils avaient donné leur parole ; puis, ils n’avaient cessé de repousser leur obligation, invoquant des prétextes ridicules. Fégara, indignée comme s’ils l’eussent outragée, avait menacé de les déclarer tous félons, de les mettre à mort, de confisquer leurs terres, leurs villes et leurs richesses, au profit de ses fidèles.

Valgarod, la cité-mère du pays d’Ardan, la capitale du sud, haïssait Belgarod. Elle ne supportait pas son prestige, son opulence, son attitude dominatrice. Elle lui enviait ses monuments, ses dômes, sa grandeur royale ; et elle rêvait de la supplanter, de devenir à son tour le cœur battant du royaume de Carmora. Fielleuse, hostile, elle n’attendait que sa chute, pour s’élever sur le piédestal de ses ruines. Ses habitants, à la nouvelle du retour du prince, avaient éclaté d’une joie incontrôlable. Ç’avait été dans les rues des liesses furieuses ; et les hérauts de Téagan n’étaient pas encore en vue des sentinelles, que déjà les compagnies au complet, gonflées de volontaires, de désœuvrés, de mercenaires, réunies sous des drapeaux larges comme des voiles de navire, se tenaient sur le pied de guerre, au bas des remparts.

Donc, les alliés de Téagan gagnèrent peu à peu les vallées de Losgardyll. Ils faisaient depuis les hauteurs des lignes sombres dans la campagne environnante, qui convergeaient de toutes les directions et grossissaient tandis qu’elles se rejoignaient, telles que les cours du delta d’un fleuve. Des étendards flottaient par-dessus les bosquets ; des carrés surgissaient aux sommets des collines, et dévalaient les pentes en s’allongeant.

Ceux du Mor Tawel arrivèrent les premiers ; ils se battaient avec des sabres à lames courbes, et des lances en os de baleine ; des bandelettes, renforcées de sable, étaient enroulées autour de leur torse, de leurs bras, de leurs jambes ; pendant les batailles, ils se protégeaient derrière de longs boucliers en losange. Puis, ce furent les grands féaux du pays d’Ardan, en cuirasse noire ciselée d’or, brandissant les bannières brodées d’argent, et les géants du pays d’Erland, dont les heaumes avaient des ailes, des cornes, des pointes.

La terre de Dorán était la plus reculée ; mais enfin il vit apparaître les siens, portant sur des tuniques allongées des plastrons légers en acier doré, hérités des âges antiques, sur lesquels étaient tissées des arabesques, et dessous des ceintures de cuir avec de larges pans tombant jusqu’aux genoux. Leurs capes blanches recouvraient les croupes de leurs chevaux ; leurs bottes luisaient aux feux du soleil.

L’armée était vaste : elle devint colossale, démesurée, effrayante.

Cependant le temps pressait. La reine, sans doute, avait déjà convoqué ses hommes ; elle élevait ses défenses ; plus on attendait, plus elle augmentait ses forces. Dorán, impatient, désirait que l’on parte immédiatement ; Téagan s’y opposait.

« Pas encore ! disait-il. Bientôt ! »

Et inlassablement il guettait la lande, au nord, qui courait jusqu’au fleuve.

Un matin, quelque chose apparut dans l’horizon ; c’était un cheval au galop ; il traînait derrière lui, les pieds attachés à une corde, un cadavre sans tête, l’émissaire de Téagan. Le corps tressautait contre les saillies du chemin ; les bras, rejetés par-dessus les épaules, rebondissaient sur les inégalités du sol.

« Martel sera donc fidèle à la couronne », murmura le prince.

Le cadavre maintenant était arrivé aux portes du camp. Les veilleurs, consternés, le considéraient avec horreur.

« Es-tu prêt à partir, désormais ? » lui demanda Dorán.

Et comme Téagan ne répondait pas, il l’entraîna sur une petite élévation, et dit :

« Regarde autour de toi : la campagne est déserte ! Mais derrière nous l’armée s’agite, nombreuse comme les grains du sable sur les plages. Tu ne pourras pas compter sur le Milliland : qu’importe ? Rude sera la bataille, et périlleuse la conquête de ta couronne. Ton autorité ne s’en portera que mieux !

— Oui ! répondit Téagan. Oui !

— Alors, je t’en conjure, ne perds pas un jour de plus. Fais sonner l’ordre du départ ! »

Fergus appuyait cet avis. On proclama enfin la levée du camp, et l’armée s’ordonna.

Elle recouvrait l’herbe à perte de vue. Les soldats de Téagan, chevaliers, piétons, mercenaires, avaient mis par-dessus leurs cottes des tuniques noires par protestation de deuil, et levaient selon les vœux du prince des drapeaux noirs également, sur lesquels ils avaient fait broder le mot de « JUSTICE » en lettres d’or.

L’armée se mut avec lenteur, tel un lourd serpent ; elle s’étala par vagues d’un bout à l’autre de la lande qui menait au fleuve, puis franchit l’Éadar au pont du Morland.

Fégara, pendant ce temps-là, réclamait le secours de son époux, le prince d’Iscarod et de Mordarën ; elle appelait ses propres féaux, les princes d’Ellëriën, d’Elbërën et du Milliland, et tous leurs bannerets et sous-bannerets. Elle décrétait que les chevaliers devraient se présenter avec des compagnies doublées. Il fallut pour cela engager les paysans dans les campagnes, les hommes robustes des villages, et même les bourgeois des bourgs et des villes.

Le prince Martel du Milliland, qui avait rassemblé une armée considérable, proposa de partir immédiatement afin de prendre l’ennemi de court. La reine préférait attendre l’arrivée du reste de ses compagnies, car elle craignait par-dessus tout de laisser Belgarod sans défenseurs. On perdit ainsi plusieurs semaines. Enfin, elle se décida à séparer les troupes, et, tout en retenant une grande partie des ses alliés à l’intérieur de la Cité, confia au prince l’ordre de défaire la coalition.

Cependant Téagan et Fergus avaient pris en droite ligne le chemin de Vadérys. Grâce à la clémence du temps, ils purent avancer plus rapidement ; les nuages roulés par le vent, qui glissaient dans le ciel, laissaient par intermittence le soleil se découvrir. Le matin, les ombres des lances, des cimiers, des drapeaux s’allongeaient à gauche, formant une espèce de sombre dorsale au serpent géant façonné par les colonnes ; l’après-midi, elles s’étendaient à droite, et disparaissaient avec la fin du jour. Il faisait chaud, l’herbe était verte, l’horizon désert ; on marchait d’un pas anarchique et joyeux. La victoire serait facile ; Belgarod allait capituler ; et l’on plongerait bientôt dans ses bassins remplis d’argent !

Les chefs pourtant, Fergus et Téagan, avaient trop compté sur les pillages, et mal mesuré la largeur du pays ; les provisions se raréfiaient. L’hésitation de la reine tournait à son profit ; les coalisés se fatiguaient à chercher l’ennemi qui ne venait point.

Des voix s’élevèrent pour se disperser dans les terres et gagner les bourgs, où l’on serait assuré de trouver des vivres. Téagan, par crainte des pillages, s’y opposa ; puis il était persuadé que l’on rencontrerait l’ennemi d’un jour à l’autre, et désirait conserver la supériorité du nombre. Martel, sans doute, n’attendait que de les voir s’éparpiller !

Un matin, les éclaireurs de l’un et de l’autre camp faillirent se heurter, en surgissant d’un bocage ; comme chacune des armées avait dû se rompre afin de franchir une zone de bosquets, toute la journée, des escarmouches éclatèrent entre les avant-gardes.

Le soir même, on tint conseil. Téagan proposait que l’on se déploie dans la plaine de Mar’Estad, où Martel serait obligé d’arriver s’il empruntait le passage de Carwyn ; Fergus n’était pas d’accord : si le prince ne donnait pas dans le panneau, cela risquait de retarder encore de plusieurs jours l’heure de la grande bataille. Ce dernier avis l’emporta, et il fut convenu finalement que l’on chercherait à l’attirer vers Noénenn, par la vallée de Cadoëll ; Martel croirait à une manœuvre de repli. Pour le conforter dans cette idée, on divisa en deux les effectifs des avant-gardes, on leur ôta des armes, et on leur ordonna de se replier au moindre début d’engagement.

Le stratagème réussit parfaitement. Le prince du Milliland, persuadé de les tenir, déploya ses hommes à Cadoëll afin de leur couper la route.

Le lendemain soir, après que les alliés eurent débouché au bord d’un paysage tout en plaines flexueuses, étalées telle une mer, recouvertes d’épaisses touffes d’herbes hautes avec des taillis qui faisaient des îlots, Téagan entrevit, dans l’ombre du crépuscule, comme la lointaine écume d’une vague de fer, derrière une muraille remuante de bois de lances.

Il fit dresser le campement au sommet d’un plateau suffisamment vaste, légèrement surélevé. Devant, le terrain descendait en pente douce jusqu’à une plaine très large, vallonnée par endroits, où des blocs de roche affleuraient tels que des morceaux de glace dans l’océan. Il y avait du côté de l’orient de petites montagnes qui s’évanouissaient progressivement dans la brume du soleil couchant. À l’ouest, la lisière d’un bois, encastrée entre deux coteaux, interrompait l’étendue du champ ; et en face, vers le nord, le sol remontait jusqu’à un nouveau plateau, où Martel avait positionné ses hommes.

La nuit tomba ; des deux côtés, on alluma les flambeaux ; la campagne immense, noire, fut parsemée soudain de lueurs rougeoyantes, qui vacillaient.

Téagan interdit aux soldats de boire du vin, établit des veilles, rationna les gamelles. Il ne pouvait dormir. C’était sa première bataille, et, de toutes celles qu’il aurait à mener dans son existence, la plus importante peut-être ; sa défaite entraînerait la perte de ses ambitions, et des espoirs de son père ; sa victoire, au contraire, l’emmènerait aux portes du pouvoir. Mais les gens de Martel, en face, sûrs d’eux-mêmes, fêtaient déjà leur succès.

À l’aube, on s’arma.

Les hommes du Milliland descendirent les premiers dans la plaine. Ils s’établirent en position défensive, les boucliers devant, les lanciers derrière. Puis ils attendirent, immobiles comme des pierres de remparts.

Quand le front de la coalition parut sur la ligne de crête, en contre-haut du champ, Martel pâlit. Le fil des hommes de tête courait d’un bord à l’autre du plateau ; les étendards tournoyant sous l’effet du vent, disposés aux bouts de longues perches à intervalles réguliers, paraissaient, dans la sombre clarté de l’aurore, des sortes de phénix ondulants.

Téagan avait divisé ses gens d’armes en dix corps d’armée, chacun dirigé par un chevalier choisi sur son audace. Lui-même commanderait le premier, et Dorán le second, car il comptait plusieurs bannerets de Dorinessa.

Il plaça les chevaux sur le devant, positionna les archers sur les côtés ; puis, suivant une formation pratiquée déjà sous l’Empire, il rangea les piétons sur trois lignes, la dernière devant à la fois servir de réserve et de filet contre les fuyards.

Le roi Fergus sépara ses compagnies en deux ailes, et les plaça sur les flancs des compagnies de Téagan ; si le centre était trop éprouvé, il lui viendrait en aide, en prenant en tenaille l’armée du prince du Milliland.

Le soleil, lorsqu’il dépassa les cimes de la forêt, à l’est, provoqua sur les ondulations des heaumes des coruscations indénombrables. Un grand silence s’abattit ; au roulement des tambours, les boucliers, dans la plaine, se contractèrent involontairement.

Le fils de Varden parut. Son cheval se cabra. Il galopa tout au long de la ligne de front. L’armée criait : « Justice ! » de plus en plus fort, exaltée, presque stupide. La terre tremblait ; et Téagan se sentait comme élevé du sol, tant le transportait le sentiment de sa puissance.

Les seigneurs du pays d’Ardan tapaient leurs gants contre les renforcements de leurs plastrons ; les mercenaires, leurs épées contre leurs écus. Puis, il y eut les carnyx, les cors, les clairons. Fergus, la mâchoire serrée, murmura au milieu du tumulte :

« Et pour mes fils, vengeance ! »

Le vacarme se poursuivait avec une continuité terrible ; cela grondait tel le tonnerre. Tout à coup, les drapeaux noirs de Téagan s’éployèrent dans les airs, si larges qu’ils projetaient vers l’ouest des ombres colossales.

Et soudain, tout se tut.

À un nouvel éclat des cors, la chevalerie s’élança au galop dans la prairie, d’un unique mouvement ; en face, on affermit la position des piques ; et les archers, de part et d’autre, tirèrent tant de flèches qu’il sembla pleuvoir.

Le choc frappa le mur des défenseurs comme un pavé fracasse la surface de l’eau d’un lac. Les leudes les plus téméraires, arrivés les premiers, se jetèrent contre les piquiers les lances pointées, en bandant les muscles afin de maintenir les hampes. Ceux qui se trouvaient les plus en avant, brutalement désarçonnés, furent expédiés hors de leurs montures ; ils retombèrent assommés au milieu des chevaux, les côtes brisées, la gorge arrachée, la poitrine fendue ; d’autres, les pieds coincés dans les étriers, furent traînés dans la course des bêtes. Mais le front était rompu : les suivants piétinèrent les soldats découverts du Milliland. Les piétons, percutés de plein fouet, se faisaient assommer par les poitrails des cataphractaires, et les blessés disparaissaient en hurlant sous l’avalanche énorme des sabots.

L’attaque avait été engagée par les cavaliers du pays d’Erland ; ils montaient les chevaux des Faëlins, puissants comme des béliers. Ils eussent réduit à eux seuls les adversaires en poussière, si les lanciers du pays de Mordarën n’avaient tenu le premier choc avec autant de fermeté. Ils n’en commirent pas moins un carnage extraordinaire ; les grands seigneurs debout sur les étriers, par-dessus l’océan des casques, abattaient leurs masses à tour de bras ; ils semblèrent pendant un moment des navires sillonnant la ferraille, et ne laissant rien derrière eux que des écumes de sang.

Mais la structure des boucliers, placée là tout exprès par le prince du Milliland, avait en réalité servi à masquer une formation défensive en « contreforts », avec le centre affaibli et les flancs robustes. Les chevaliers de Téagan avaient cru briser la ligne principale ; ils s’étaient précipités dans le piège de l’encerclement. Ainsi, tandis que ceux d’Erland s’acharnaient à enfoncer les boucliers, qui se battaient à reculons pour soutenir la pression plus longtemps, des colonnes de lanciers dévalaient la pente sur les deux ailes, en enveloppant peu à peu les assaillants. C’était une gueule qui se refermait, et déjà les lances, inclinées telles des dents, piquaient les chevaux dans les jarrets. Les bêtes s’écroulaient, se cabraient, cherchaient à s’enfuir de tous côtés, et, n’y pouvant parvenir, se mêlaient dans un désordre effroyable. Les chevaliers, massacrés, tombaient les uns sur les autres.
Téagan cependant observait la bataille depuis une avancée du plateau. Il ordonna aux compagnies de Dorán de charger le flanc droit de l’ennemi, le plus épais, afin de rompre l’encerclement.

La colonne percuta la piétaille avant qu’elle n’ait eu le temps de se replacer en position défensive ; elle plia, et les chevaux pénétrèrent jusqu’à son milieu en ligne serrée, puis se rabattirent sur les côtés d’un mouvement irréfrénable. Les gens de pied, renversés en arrière, périssaient en poussant des hurlements. On pataugeait dans des mares de sang, avec les viscères et les débris.

Les compagnies de Dorán avaient chargé sur l’extrémité gauche des lignes adverses ; elles purent rapidement se rassembler en une seule masse, car les soldats de Martel qui combattaient sur la bordure, isolés, entourés, succombèrent jusqu’au dernier. Le reste de l’aile ennemie se mit alors à refluer, toute la bataille se déporta sur le flanc occidental ; les hommes maintenant reculaient sans même combattre, le dos courbé, en s’abritant des deux mains derrière leurs boucliers ; ils se poussaient les uns les autres, ils trébuchaient sur les cadavres. Le centre, paniqué, les voyant se replier, voulut reculer à son tour ; mais les compagnies d’Erland, qui luttaient toujours, empêchèrent la retraite. Le chaos quand ils se rejoignirent fut gigantesque, mais enfin tout s’immobilisa ; Martel avait perdu sa partie gauche.

Le désordre se communiqua sur les arrières ; l’agitation devint massive, générale, universelle. Les piques, les épées s’élevaient confusément par-dessus les heaumes de la foule mélangée, remuante, entre les drapeaux déchirés claquant tels que des flammes, que l’on voyait parfois retomber lentement dans le ventre de la multitude. Les chevaux écrasaient les corps et secouaient la tête, les yeux fous, en salivant. Des hommes à moitié nus, dégoulinants, luttaient par terre entre les bêtes à l’agonie ; on marchait à chaque pas sur des blessés, sur des mourants ; les coups pleuvaient continuellement ; de temps à autre, des mouvements de foule jetaient des masses contre des masses, et le carnage reprenait de plus belle. La terre était retournée, les fleurs écrasées, piétinées.

Mais la Ligue prenait l’avantage ; elle poussait en se maintenant, tandis que les autres continuaient de céder inéluctablement, dans la cohue. Elle avançait grâce à une formation spéciale : une première ligne de boucliers, penchée en avant, faisait comme un muret à la fois mouvant et protecteur ; derrière, les lanciers, abrités, se jetant à moitié sur les boucliers, enfonçaient leurs piques dans les ennemis, si compressés qu’ils pouvaient à peine remuer les membres, et se présentaient comme au sacrifice, les bras ballants, la poitrine offerte.

Dorán sautait d’un homme à l’autre ; sa hache tournoyait dans les airs en projetant des éclaboussures, qui mouchetaient les cadavres. Son cheval tomba, il se releva, repartit dans la mêlée. Pendant qu’il pouvait mourir à tout instant, la pensée de Ceanna seule tourbillonnait dans sa tête ; dans l’écartement des boucliers, entre les épaules des soldats, il croyait toujours la voir s’avançant, blanche, enveloppée d’une brume d’argent, ainsi qu’il l’avait aperçue déjà, au bord du lac, sous l’aura singulière de la lune. Il ne se battait que pour elle ; au fond de sa conscience altérée, il ne comprenait qu’une chose, c’est que cette armée se plaçait comme un obstacle entre elle et lui. Alors, sa fureur décuplée, il s’acharnait au meurtre, éperdu, invincible.

Mais une hésitation, soudain, fit interrompre dans leurs mouvements les armées de Téagan ; les hommes, reculant, se regardèrent avec terreur. Des chevaux venaient de surgir du côté de la forêt, par milliers ; ils avaient des cornes sur le chanfrein, des plaques de fer sur le poitrail, et des pièces d’armure aux jambes, ainsi qu’aux flancs ; les cavaliers, en armure complète, brandissaient des lances considérables, et portaient eux-mêmes des casques avec, au niveau du front, des reliefs en forme de corne ou de gouvernail. Le prince du Milliland, ayant compris que son flanc gauche était perdu, avait attendu que les assaillants se fatiguent au combat ; puis, il avait commandé la charge à ses troupes de réserve.

Elles dévalèrent la pente à toute allure. On avait donné aux chevaux un mélange de jusquiame et de belladone, pour les rendre plus terribles ; les bêtes furieuses couraient la tête basse, afin de rompre plus facilement les défenses, en les percutant de leurs cornes. Elles se ruaient pareilles à une mer qui vient d’éclater un barrage ; les soldats de Téagan se regroupèrent dans la panique. Ce fut inutile ; les chevaux les brisèrent comme du verre. Les lances volaient en éclats, les soldats lâchaient leurs armes, se jetaient par terre. Tout se décomposa dans la bousculade.

Même les lignes arrières, pourtant tassées les unes contre les autres, ployèrent sous la violence du choc, et se relâchèrent subitement. La cavalerie du Milliland répéta la charge de Dorán à l’identique. Elle profita des brèches creusées par les chevaux de tête pour s’engouffrer entre les blocs adverses, et les prendre à revers. Les piétons, affolés, se retrouvèrent coincés entre trois mouvements différents ; rejetés de tous les côtés à la fois, ils se rentraient les uns dans les autres, et se laissaient exterminer sans résistance.

Le prince Martel, d’abord atterré par le nombre des soldats coalisés, s’était cru perdu ; il retrouva l’espoir quand il les vit se débander progressivement. Il monta sur son cheval, et parut sur le champ de bataille.

Ses cheveux, blonds encore en dépit de son âge, et abondants, s’envolaient au vent. Il tenait d’une main les rênes de son cheval ; de l’autre, il élevait son épée, et criait pour ameuter derrière lui sa garde tout entière. Parfois, il se mettait debout sur les étriers et contemplait l’ennemi, avec sur la face un sourire de triomphe.

Ce nouvel assaut acheva de décourager les chevaliers de Galéad. Les renforts de Dorán, décimés, se retrouvaient seuls de nouveau. Ils ne pouvaient s’enfuir nulle part, car les soldats de la couronne les entouraient sur trois fronts. Leurs destriers épuisés tombaient d’évanouissement ; eux-mêmes exténués, s’abandonnant au destin, se laissaient empaler par les lances monstrueuses des « Géants » du Pays-d’entre-les-deux-Fleuves. Les corps, accumulés les uns sur les autres, faisaient des tumulus. Les bêtes étourdies se rentraient dedans, glissaient sur les entrailles en hennissant, et, quand elles tombaient, ne parvenaient plus à se relever. Des chevaux solitaires réussirent à s’extraire de la cohue, à grands coups de reins. On les voyait courir hors de la plaine, puis s’en aller dans la campagne avant de disparaître, telles les comètes dans l’univers.

Martel et sa garde anéantissaient, avec l’air de se régaler, les restes qui se trouvaient sur leur passage. Le prince faisait tournoyer son maillet comme un jouet, en éclatant les cervelles. Il serait bientôt maître du champ.

La Ligue, débordée, perdait la bataille. Alors, Téagan, à son tour, engagea ses hommes. Puisque Dorán résistait encore à droite, ses troupes s’étant réunies en cercle derrière une formation de boucliers (la cavalerie tournait autour en les frappant constamment, et les étincelles multipliées provoquaient un rond de feu parmi les guerriers), il attaqua par la gauche.

À peine si les gens du prince Martel, ivres d’inconscience, les virent s’approcher. Il y avait deux rochers du côté des montagnes, si proches qu’ils avaient l’air d’un défilé minuscule, et ils masquaient une partie de la plaine ; à cause de cette particularité du terrain, l’on s’aperçut au dernier moment que ce n’était pas simplement une compagnie qui chargeait, mais toute une colonne. Les chevaux couchèrent sans effort les piétons des rangs extérieurs ; avant qu’on ait pu se ressaisir, des dizaines de bannières avaient été fauchées, comme des blés.

Le centre de Martel s’était complètement défait, à présent. La réserve du prince, pour rejoindre l’autre aile et venir en renfort, devait presque revenir au plateau ; on s’interrogea ; finalement la cavalerie, abandonnant là les restes inentamés de la colonne de Dorán, se précipita de l’autre côté du champ. Les guerriers de Dorinessa, libérés, purent mieux respirer.

Cependant la charge de Téagan, brutale, s’enfonça presque jusqu’au cœur de l’armée adverse.

Les bannerets de Martel, en dégarnissant leur flanc gauche, avaient cru bien faire ; mais en bousculant leurs propres arrières, ils gênaient ceux qui s’acharnaient à la résistance, et en retenant les fuyards, alimentaient encore la pagaille informe qui régnait là. Cela profitait largement aux chevaliers du pays d’Ardan, qui abattaient la piétaille hurlante commodément.

Le Noir de la Montagne, célèbre depuis Tullia, combattait pour la couronne. Il écarquillait les yeux afin de mieux voir, il écartait les narines afin de mieux sentir, et, chaque fois que son cheval écrasait un corps, il frissonnait de plaisir. Il avait si chaud, que de la fumée sortait de la visière de son heaume. Il rencontra Téagan. Le prince le jeta par terre, à dix pieds de son cheval. Aussitôt qu’il fut au sol, les mercenaires se jetèrent sur lui, et il disparut aux yeux du monde.

La bataille revenait à l’équilibre ; la victoire penchait même pour la Ligue, désormais.

Martel, tirant sur les rênes de son cheval, reculait insensiblement.

Il tournait la tête, regardait à la fois dans toutes les directions, cherchant une issue en cas de déroute, et sa monture tapait la terre avec ses sabots. Quand le Noir avait été tué, une partie des hommes, quittant les ailes, s’était déjà dispersée vers l’ouest, en direction des montagnes.

Le soir allait tomber.

Téagan, en dépit de ses efforts, peinait à reprendre fermement l’avantage. Des deux côtés, les lignes étaient rompues. Il n’y avait plus d’ordre, plus de discipline. On se battait au hasard, mollement à cause de la fatigue.

Le prince, pour en finir, souffla trois coups dans son cor : c’était l’appel. Fergus immédiatement s’élança contre l’aile gauche, tandis que son premier écuyer, Hermoad, était lâché contre l’aile droite.

Le soleil se couchait, lorsque la double charge percuta les bords de l’armée ennemie.

Les défenseurs les plus exposés, ceux qui avaient été rejetés sur les côtés, désespérés, tombèrent sur les genoux, en fermant les yeux ; les chevaux les écrasèrent, puis continuèrent de s’enfoncer dans le reste des troupes, et entreprirent de les dévaster irrésistiblement. Les soldats, pour s’alléger, avaient jeté leurs armes, leurs cuirasses, leurs boucliers, et ils ne cherchaient plus qu’à courir hors du champ de bataille.

Le roi se démenait comme au temps de ses jeunes années, démontant les chevaliers encore en selle, plongeant Talion à l’intérieur des chairs, tout rempli d’un contentement manifeste. Il brisa un écu en deux morceaux. Sa longue barbe blanche paraissait couler de son heaume. Quand ils s’approchait, on s’enfuyait, le visage contracté par l’épouvante ; même les thanes tournaient bride.

« Battez-vous, lâches ! » hurlait Fergus en écumant, les yeux pleins de sang.

Le prince Martel avait trouvé une sortie ; on le vit galoper en direction des bois, penché sur sa selle. Alors, ce fut la débandade. Les hommes s’éparpillèrent au hasard ; il y en eut qui se couchèrent, à demi évanouis, résignés d’ailleurs ; et ceux qui étaient trop faibles pour courir, de dépit, montraient leurs poitrines, levaient les bras en croix, attendaient qu’on les frappe. Les chevaliers de Téagan, avec ceux de Fergus, poursuivirent les fuyards dans une joie victorieuse. Ces derniers disparurent finalement, et les vainqueurs demeurèrent seuls dans la plaine.

La nuit tomba ; la prairie était jonchée de cadavres, et la terre, toute molle, gorgée du sang chaud. Des lames brisées, des étendards déchirés, gisaient à côté des chevaux étalés sur les flancs. Le halo blanchâtre de la lune éclairait pâlement les restes du carnage : les cuirasses éraflées, les tissus déchirés, les mailles dispersées, rougies, les éclats du fer, les membres solitaires — et les visages des morts.