Les Chants de Carmora


 

CHANT XVI

CYNABAL

 

Dorán, pendant ce temps-là, n’était pas moins impatient de revoir Ceanna. Il rêvait d’elle chaque nuit nouvelle ; il la priait, elle cédait, ils s’aimaient ; il lui paraissait que tout cela avait eu lieu réellement, et à peine s’était-il réveillé, qu’il brûlait déjà de la rejoindre. Il s’exaspérait à devoir poursuivre la campagne de Fergus, avec Téagan, alors que de l’autre côté de la mer l’attendait une félicité supérieure, à côté de laquelle tout lui était insignifiant. Il lui semblait qu’il se fût enflammé sur place, si l’ennui l’avait saisi ; mais il avait donné sa parole, et ne serait point retourné à elle déshonoré ; alors, il se livrait tout entier à sa tâche.

« Tu vas donc l’aimer ? » lui demanda Téagan.

Il suspectait une passion infamante, une fille du peuple. L’amour pour lui n’avait jamais été qu’une chose futile, brève, toute physique ; il négligeait un peu l’obsession de Dorán.

« Tu la reverras quand nous aurons triomphé, dit-il. En attendant, deviens furieux ! »

Le roi de l’île avait accepté l’alliance de Varden ; sur ordre de Téagan, les cadets inféodés au prince avaient aussitôt baissé les armes. C’était au moins le quart du pays ! Fergus, en échange, avait promis d’appuyer la Ligue au moment opportun ; puis, il avait confié aux chevaliers le commandement de deux corps d’armée, et s’était élancé de la Pointe-aux-Cerfs, afin d’achever de reconquérir son île.

Pour tromper l’ennemi, il engagea d’abord ses compagnies vers les marais fangeux, puis dans un défilé bas encastré entre deux falaises, en contrebas de Silgallín ; comme les cadets ne s’attendaient point à ce qu’il empruntât ce passage réputé périlleux, il put déjouer leurs surveillances. Ensuite, il remonta une série de longues plaines éployées en pente douce ; et, un matin, il surgit tout à coup devant Valmenhir.

La cité bâtie en escalier occupait un plateau couvert de roche, qui s’élevait par à-coups. Il n’y avait rien derrière le palais, dressé au fond du dernier niveau, car un fleuve épais bordait la ville au sud-ouest, et formait une courbe dans laquelle elle se lovait. Une longue ligne de murailles, blanches parfaitement, l’entourait même du côté du fleuve.

Elle était déserte. Fëlladan n’attendait pas si tôt les armées de Fergus ; il avait trop tardé à la garnir de renforts. Dès que les premières lignes apparurent, des clameurs s’élevèrent sur les remparts. En même temps, l’on hissait des drapeaux par-dessus la toiture du palais. C’était le signal : les quartiers se révoltèrent, la garde fut massacrée, le gouverneur égorgé. Puis, on ouvrit grand les portes de la citadelle.

Valmenhir, malgré son importance, ne pouvait accueillir ensemble tous les hommes de Fergus. Le roi pénétra seul dans la ville, l’étendard à la main. Sa tunique frangée d’or, avec des motifs de fleurs, était elle-même de couleur dorée ; l’on apercevait, par-dessus le col et les pans rigides, les éclats d’un collier de cornalines. Il avait mis sur sa tête une couronne avec des pointes, sertie de perles minuscules ; et une autre, de lauriers, passait autour des oreilles de son cheval. La main droite appuyée contre le pommeau de son épée Talion, il se rengorgeait, dans l’air superbe des triomphateurs. Les pavés des rues, les statues des places, les rambardes des balcons se perdaient dans la multitude du peuple rassemblé. Partout, c’était une exaltation fébrile. Le roi se fit accueillir par les notables, et, après un dernier salut à la populace, disparut à l’intérieur du palais.

Trois jours après, l’on repartait en campagne. Fëlladan dominait toujours la plus grande partie des territoires, au sud ; il commandait à des milliers d’âmes ; rien encore n’était gagné. Les hommes de Valmenhir s’étaient presque tous engagés ; Fergus n’avait refusé personne. Les femmes iraient aux champs, mèneraient les bêtes, tiendraient les boutiques ; les enfants les aideraient, ainsi que les vieillards !

Le roi reprit sans difficulté Golvaren et Timanas. Il faillit livrer à Niméos une bataille qui eût risqué de l’affaiblir ; mais les défenseurs étaient féaux de Varden, et Téagan, envoyé en parlementaire, put les convaincre de capituler.

Le fils d’Harald voyait l’île peu à peu lui échapper. Il ne doutait plus de sa défaite prochaine ; mais transporté de haine, plein d’orgueil par ailleurs, et l’amour-propre offensé, il ne pouvait se résoudre à renoncer. Il avait commencé par diviser ses forces afin de harceler l’ennemi, en multipliant les engagements ; il enchaîna les déconvenues ; alors, l’exaspération lui fit tout abandonner aux rebelles pour regrouper ses hommes en un lieu unique, et livrer une dernière bataille, immense, qui déciderait du sort de la guerre. Le Vengeur, quand il l’apprit, se porta dans sa direction ; et un beau jour, au soleil levant, ils se rencontrèrent.

Il restait à Fëlladan quatre mille hommes à peine, des cadets rompus de fatigue, leurs soldats, et quelques mercenaires nomades. À tous, il manquait des parties d’équipement, une botte, un casque, le plastron d’une cuirasse. L’épuisement se lisait sur leurs faces ; on entrevoyait des blessures entre les déchirures de leurs tuniques ; ils n’avaient plus que des lames ébréchées et des boucliers bosselés, fendus parfois. Fergus comptait dix mille hommes au moins, peut-être plus, bien portants, bien entraînés, décidés à s’illustrer aux combats.

Ce serait une lutte à mort, les fidèles à Carmora n’ayant plus rien à perdre : leur désespoir était leur fureur. Les Alfälloniens, au contraire, haïssaient les cadets ; ils ne les considéraient que comme les figures de l’oppression, les représentants d’une injustice irréparable, et trop longuement impunie.

Fëlladan disposa ses compagnies en six colonnes ; devant, il établit une rangée de boucliers, et, pour faire une sorte de muraille de piques, des lances entre chacune de ces carapaces. Le roi de l’île plaça ses chevaux en première ligne, les mercenaires derrière, les archers sur les collines.

On se regarda, on hésita, puis Fergus donna l’ordre à ses hommes de s’avancer. La cavalerie se précipita, tandis que les archers, en hauteur, tentaient de rompre la formation des lances. Le roi lui-même chargeait au milieu des chevaux. Les boucliers des cadets, trop fragiles, éclatèrent au premier choc ; les lances ne servirent de rien : elles se brisèrent avant d’avoir pu s’enfoncer dans les carapaces. Les lignes de front se firent massacrer.

Les cadets, poussant sur les ailes, tentaient une manœuvre de renfermement ; mais la colonne de Fergus, trop forte, les empêchait d’y parvenir ; puis Dorán, avec ses compagnies, se jeta à son tour dans la mêlée, et brisa les formations du flanc gauche adverse. En même temps, ses cavaliers, debout sur les étriers, tournaient les uns derrière les autres autour de la plaine (c’était Cynabal), et tiraient des pluies de flèches, qui déchiquetaient les soldats situés sur les extérieurs.

Il y avait déjà au milieu de la plaine, et sur les côtés, des amoncellements de cadavres. Mais les cadets, par surprise, enjambant les débris, se ruèrent contre les chevaux immobilisés, et les firent s’écrouler les uns sur les autres, en leur enfonçant leurs javelots dans les côtes ; alors, s’entraînant contagieusement, ils s’abandonnèrent aux instincts d’une rage aveugle. À moitié nus, sanguinolents, ils bondissaient contre les soldats, tels des loups, et se roulaient par terre avec les blessés, cherchant à les poignarder frénétiquement.

Les hommes du roi refluèrent. On douta un instant de la victoire, car les étendards d’Alfällon vacillaient dans les ondulations du combat, et disparaissaient à l’intérieur de la cohue. Le cheval de Téagan s’écroula soudainement. L’on vit le cimier du chevalier décrire un grand mouvement courbe dans les airs, puis sombrer dans la mer agitée des lames qui tournoyaient. Il y eut des cris de joie ; est-ce qu’il était mort ? Une ardeur nouvelle, plus furieuse, plus terrible, anima les cadets.

Dorán était consterné ; même le roi chancela.

Les Carmoréens, devenus redoutables, enragés de plus en plus, sautaient d’un cadavre à l’autre, ignorants du danger, et leur agressivité désemparait les troupes de l’île. On put croire un moment qu’ils allaient l’emporter ; chacun d’eux abattait trois hommes avant de mourir ; ils jaillissaient inconsidérément au milieu des compagnies des gens d’armes, et le temps que les autres, hébétés, sortent de leur sidération, ils les décimaient, portés par les clairons qui sonnaient en longs cris funèbres.

Téagan cependant reparut, monté sur un nouveau cheval, noir de la crinière à la queue. Son armure dégoulinait ; le cimier de son heaume, déchiré, voletait pareil aux flammes d’un brandon dans une tempête. Il avait perdu son épée ; mais il levait une masse monstrueuse, garnie de clous, et frappait la foule avec comme si c’était un marteau, éclatant les têtes, défonçant les crânes. Dans ses rangs, on reprit courage ; et, ceux-ci tirant les autres, les colonnes se reformèrent, se resserrèrent, et s’engagèrent plus brutalement contre les derniers restes des cadets.

Les hommes du fils d’Harald ne faisaient désormais plus qu’un petit cercle ; une barrière large de corps sans vie les entourait, et derrière, c’était la nuée indénombrable des casques, des haches, des chevaux. Il y eut une accalmie ; puis, la multitude s’ébranla.

Au coucher du soleil, il ne restait plus que Fëlladan, couvert de blessures, haletant, presque mort.

Il avait perdu son armure, son casque, ses bottes et de larges morceaux de sa tunique ; tous ses amis gisaient à ses pieds ; son cheval agonisait en hennissant. Une entaille profonde traversait son visage, depuis le sourcil jusqu’au menton ; des centaines d’hommes le cernaient, mais plus personne n’osait faire un pas. Alors, il fit signe qu’il allait se rendre ; on se recula ; et il se planta son épée dans le ventre.

Fergus venait d’accourir. Les hommes s’écartèrent.

« Où est Téagan ? » cria-t-il.

Et l’apercevant, il l’embrassa publiquement, en disant :

« Si toi aussi, tu avais été mon fils ! »

Sur toute la largeur de la plaine, des corps s’entassaient au milieu des armes brisées, des écus maculés d’éclaboussures, des mailles arrachées. L’herbe était rouge ; des hommes étaient couchés dans des drapeaux déchirés, les membres écartés, avec trois flèches dans la poitrine ; d’autres, le visage écrasé, avaient encore le poing serré sur le manche de leurs épées. Des fumées montaient au ciel, et des lamentations.

 

۝

 

Fergus, quatre jours après Cynabal, plantait son drapeau au sommet du donjon de Roëryn. C’était une tour carrée, dressée sur une roche par-dessus la mer, à la pointe méridionale de la terre d’Alfällon.

Le soir tombait. Une rougeur de braise inondait l’azur ; les reflets pourpres du soleil glissaient, tels que des langues de feu, contre l’armure du roi. La tempête marine ployait la hampe, longue, au bout de laquelle claquait l’étendard noir aux fanons blancs ; elle semblait tout près de se rompre. Au loin, vers l’horizon, des lambeaux déchirés aux armes de Carmora achevaient de sombrer, emportés par les vagues rugissantes.

Les hommes éparpillés sur la grève rocheuse, au pied du donjon, levaient la tête vers le monarque, battaient des mains et restaient à le regarder, giflés constamment par les jaillissements énormes des embruns. Fergus tira Talion hors du fourreau ; il la brandit en l’air ; des cris s’élevèrent.

À force de s’abaisser, le soleil finit par disparaître. L’ombre du Vengeur s’étendit prodigieusement, puis s’effaça dans l’obscurité de la nuit venant. Le roi contempla son armée d’un lent regard, les sourcils froncés, les dents serrées. « Mes victoires ne ressusciteront pas mes fils », songea-t-il, avec colère.

Il se raidit. Toute sa face, dans la pénombre du crépuscule, parut se creuser extraordinairement. Il vacilla, poussa un soupir, se retint à la rambarde de la terrasse. Alors, il releva la tête et se tourna en direction du nord-est, droit vers Belgarod. Un aigle tournait au-dessus de lui, d’un vol emphatique et silencieux. Le monarque s’affermit en imaginant sa vengeance, les flammes, le sang, les ruines ; il regretta seulement de ne plus pouvoir tuer, de ses mains, le roi Felgar et ses jumeaux ; mais les dieux se les étaient réservés ! Et, prenant une ample inspiration, il montra sa gorge aux étoiles, comme pour s’offrir en sacrifice au lointain dieu des représailles.

La lune, grosse, monta peu à peu dans le ciel obscurci de la nuit. Elle éclairait à peine quelques restes isolés de nuages, moutons de brume égarés au champ des ténèbres. La mer houleuse miroitait ; des traînées immensurables de flocons scintillants s’étalaient depuis l’horizon, comme des langues d’argent léchant les flots noirs.

Les hommes avaient monté le camp. Des feux épars brûlaient au milieu des tentes ; les fers des armes, des armures, étincelaient tels que des éclats d’écume répandus sur la grève. L’air soufflait une brise étonnamment chaude ; elle faisait doucement tourbillonner les fumées, et balançait les étendards pendants.

Fergus demeura longtemps sur la terrasse, au sommet du donjon. Il caressait sa barbe avec des gestes descendants, les yeux perdus dans l’horizon, tout en murmurant pour lui-même ; il songeait à ses fils, à sa promesse, aux conquêtes qu’il avait achevées depuis sa libération, à celles qui lui restaient à accomplir.

Des écuyers s’approchèrent ; ils venaient allumer les torches. Les lueurs du feu projetèrent aux pieds du roi des ombres changeantes ; elles faisaient courir dans les ondulations de sa cape des vaguelettes de lumière ocre ; et, comme il avait le buste penché par-dessus la balustrade, la blancheur poudreuse de la nuit, qui pâlissait un peu plus fortement son visage de mort, rendait toute sa personne fantomatique.

Il pouvait sentir sous ses bottes les dalles de pierre vibrer du remuement des vagues ; c’étaient les murmures de Skadidor ; et l’esprit du dieu, qui le dominait, attisait en même temps dans son cœur le continuel brasier de sa haine.

Il resta ainsi pendant des heures, absorbé dans des pensées inconsistantes, lugubres néanmoins. Il regardait le ciel vaste, profond, jonché d’étoiles ; plus il le regardait, plus il se perdait dans les intervalles des astres, où il n’y a que le néant ; et son âme à son tour s’approfondissait, devenait elle-même vide, et silencieuse. Féodor, tout à coup, lui apparut dans l’opacité du firmament, en armure grise, celle avec laquelle il avait combattu, à Tullia ; la visière de son heaume, relevée, ne laissait voir que ses yeux noirs doux comme ceux des adolescents, ses joues rondes encore juvéniles, et sa bouche énigmatique, souriant à demi. Une houppe de plumes rouges, gonflée, bouffante, jaillissait en éruption du sommet de son casque, et retombait dans son dos. Puis, se rappelant Varlam, il le vit aussi nettement entre deux constellations, gisant sur le dos, nu, les bras en croix, d’une blancheur de lys ; il le contemplait dans l’expression de sa mort, avec le visage grimaçant, les yeux révulsés, la bouche béante ; et des larmes coulaient depuis ses yeux jusque dans sa barbe.

Mais des rumeurs, en bas, agitaient les sentinelles. Un homme seul arrivait aux portes du camp, monté sur un cheval écumant de fatigue. Fergus le suivit du regard. Les longs pans de ses étoffes tournoyaient dans le vent, ses bras tressautaient en tenant les rênes. Déjà, l’on ouvrait les portes, et les gardiens criaient pour qu’il se découvre.

C’était un écuyer de Siward, le thane du Mor Tawel.

À peine était-il sur la terrasse, qu’il révélait tout au roi des derniers événements : la mort de Varden, le massacre de ses fidèles, le triomphe de Fégara, et son couronnement devant la foule en liesse. Mais il dit aussi que la reine appelait ses compagnies ; que la Ligue l’avait accusée de félonie ; qu’une grande guerre se préparait.

Le roi peinait à dissimuler sa joie. Les dieux lui bâtissaient un pont d’or ! S’il y avait la guerre, Téagan sans doute chercherait son alliance, comme son père l’avait avant lui recherchée ; c’était là l’occasion de passer le détroit, puis d’accomplir son horrible résolution.

Il convoqua Dorán et Téagan.

Le jeune prince du pays d’Ardan fut accablé par la mort de son père. Il se recula contre le mur du donjon, blême, tremblant, muet de stupeur, comme un homme qui a froid, perdu dans la montagne. Varden dans son esprit ne pouvait pas mourir ! Son cœur battait contre ses tempes, un étourdissement le saisit. Sans s’y être attendu, il se sentit écrasé par le poids de son héritage, les charges, les devoirs, les commandements. Un frisson passait dans ses membres, en même temps que le désespoir le submergeait ; il en voulait presque à son père d’avoir péri et de le laisser seul.

Le roi s’approcha les bras écartés, pour l’embrasser.

« Chevalier, dit-il, maintenant, tu es prince ! »

Téagan releva la tête. Une étrange expression changea sa figure un instant ; puis, il tourna les talons et descendit les escaliers. Dorán courut pour le rattraper.

Sa colère éclata sur la grève. Il s’en prit simultanément aux hommes, aux dieux, à lui-même, criant, hurlant, les poings levés. Les vagues, à quelques pas, bondissaient contre lui en rugissant, et, dans sa détresse, il s’en moquait majestueusement.

« Mort ! » répétait-il.

Il s’agaçait même des consolations de Dorán.

« C’est quand les lieues, la mer, les jours nous séparent, souffla-t-il, que j’apprends… Ah ! Quelle douleur ! »

Ce qui l’affligeait le plus, c’était qu’il ne pourrait assister à ses funérailles.

« Mais, ajouta-t-il, lui rendra-t-on seulement des funérailles assez dignes ? »

Il se tourna vers son ami, la face contractée dans un ressentiment terrible :

« C’est elle ! » dit-il.

Dorán le considérait pensivement.

« C’est elle ! reprit Téagan. Fégara ! »

Et, les yeux fous, les narines frémissantes :

« Écoute-moi ! Je l’ai souvent vue debout, au bord de sa terrasse, dans les hauteurs du palais ; elle regardait la ville avec un air d’impératrice, altière, calme, et c’était comme si elle la possédait. Je ne sais quel orage alors éclatait dans son cœur ! Mais elle me glaçait, et je songeais qu’elle ne reculerait devant rien. »

Dorán, en l’écoutant, ne songeait, lui, qu’à Ceanna. Depuis la bataille de Cynabal, il rêvait d’elle plus âprement. Son imagination le transportait toutes les nuits dans ses bras ; il y abandonnait ses forces, il s’y durcissait à en souffrir, jusque dans sa chair ; il sentait que bientôt il ne pourrait plus retarder l’heure de la revoir, et concevait chaque jour de nouveaux stratagèmes pour parvenir plus rapidement jusqu’à elle, malgré la distance, malgré la guerre, malgré l’honneur même.

« Que faire ? lui demandait Téagan. Je veux détruire la terre entière ! Si je pouvais échanger la vie de ma cousine, qui m’est odieuse, contre celle de mon père, je le ferais ! Je voudrais la saisir à la gorge, et l’étrangler de mes mains ! »

Il retomba d’épuisement aux genoux de Dorán, et il lui disait :

« Aide-moi ! »

Des doutes lui survenaient. Il craignait d’engager des actions mauvaises. Il n’ignorait point les fautes que faisaient commettre aux hommes les passions, les vices et surtout la précipitation.

« Tu dois maintenant poursuivre le projet de ton père ! répondit Dorán. Tes féaux t’appellent, ils gémissent : les entends-tu ? Il faut repasser la mer ; le printemps arrive, il calmera la houle ! »

Il s’animait en parlant. Il n’avait lui-même plus aucune chance de revoir Ceanna, à présent que Varden était mort, et reine Fégara. Donc, il aurait besoin de Téagan ; sa douleur pouvait être son salut ; il serait le bélier par lequel il entrerait dans la ville.

« Sois fort ! reprit-il. Ton père n’est plus, et cependant tu portes son nom ! Moi, je ne suis qu’un vassal ; mais il coule dans tes veines le sang d’un roi ! Rassemble tes chevaliers ; marche jusqu’à Belgarod ; reprends la couronne que l’on t’a dérobée, siège enfin sur ce trône qui t’appartient ; et venge ton nom ! »

Ce conseil caressait l’orgueil de Téagan. Pourtant, il hésitait encore à tout risquer dans cette entreprise ; car si le Milliland persistait à mépriser la main déjà tendue par son père, sa volonté serait vaine, face à la puissance rassemblée des armées de la couronne. La Ligue réunie ne pouvait en effet, sans appui, vaincre les pays d’Elbërën, d’Ellëriën, de Mordarën et du Milliland, et forcer les murs de Belgarod. Varden avait essayé, déjà.

« Tu oublies le roi Fergus ! l’interrompit Dorán. Il a juré de rendre la pareille au secours que nous lui avons prêté, et avec quelle ferveur ! »

Il énuméra ce qu’ils avaient accompli : les ordres des redditions, les manœuvres, les grandes charges sur les champs de bataille. Téagan objectait ; le roi n’abandonnerait point son île, maintenant qu’il venait d’achever de la reconquérir ; elle était sa propriété, sa terre, son royaume.

« Il a juré d’aider mon père, ajouta-t-il, et mon père est mort.

— Et alors ? Ton père et toi, c’est tout un, puisque vous descendez du même sang ; et puis, il nous doit son trône. Par les dieux ! Si les paroles ne le lient plus, l’honneur du moins le commande : sers-t’en pour le persuader ! Gagne-le par sa noblesse, c’est à la fois sa force et sa faiblesse : il pliera ! »

Téagan, mal à l’aise, trouvait des contredits, ou bien se tournait du côté de la mer, sans répondre. Il dit enfin, à voix basse, sur le ton d’une confidence :

« Je me méfie de lui. »

Dorán parut stupéfait.

« Comment ? Mais tu m’as vanté tant de fois ses vertus ! Lorsque tu chevauchais dans la campagne à côté de lui, et qu’il se penchait pour t’enseigner quelque chose, l’admiration perçait dans ton regard. Ce n’est que pour le rallier à notre cause que nous partîmes de Belgarod ! »

Le prince rougit.

« C’est vrai. Pourtant… »

Il se mordait les lèvres.

« Cela te paraîtra peut-être étrange, mais tout à l’heure, sur la terrasse…

— Eh bien ?

— C’était comme si l’âme de mon père était venue me voir, avant de partir au royaume des morts ! »

Téagan s’approcha encore de Dorán ; et il chuchotait, malgré le roulement de l’océan :

« Je veux bien croire qu’il effraya même les dieux, et qu’ils le rejetèrent. L’as-tu assez observé ? Il saigne, mais sa peau demeure toujours froide ; il est plus blanc qu’un cadavre ; il ne frémit point à la caresse du vent ; je ne l’ai jamais vu rire, pleurer, dormir, et même porter une nourriture à sa bouche ; quand il se précipite à la bataille, il semble une statue, mue par des fils invisibles ! »

Puis, il évoqua les rumeurs :

« Debout sur l’autel de Skadidor, dans le temple de Gormélia, les bras écartés face à la statue du dieu, redoutable, il réitérait sa promesse, et jurait la mort et l’incendie ! »

Dorán refusait d’y croire. Mais Téagan s’écria :

« Je ne régnerai pas sur des ruines ! »

Il prit son ami par le bras :

« Me comprends-tu ? L’alliance est risquée ! Dis-moi ce que tu penses. Dis-moi la vérité ! »

Dorán croyait plus sage, en effet, de renoncer à l’alliance. Mais c’était renoncer également, presque à coup sûr, à revenir un jour à la cité royale ; et cette possibilité, par contraste avec la pensée de son arrivée triomphale, au-devant de l’irréfrénable coalition montée par Téagan, lui parut inenvisageable, monstrueuse même par la désolation qu’elle entraînerait dans son cœur, et peut-être dans celui de Ceanna. L’amour, cette fois, l’emporta sur l’honneur ; il risquerait la ruine de la ville, mais retrouverait Ceanna.

« Tant que la fin justifie les moyens ! » répondit-il.

Et, comme Téagan dardait sur lui ses grands yeux bleus :

« En comptant tous les soldats du roi, les chevaliers, les mercenaires, il y a dix mille hommes, peut-être plus ; d’autres les rejoindront, sans doute ! Quand ils grossiront les rangs de la Ligue, tu deviendras le plus fort. Oublie les rumeurs ; si elles sont vraies, nous aviserons ! Tends-lui la main ! Enjambe le détroit, et va, poursuivant ton destin, jusqu’aux murailles de Belgarod ! »