Les Chants de Carmora


 

CHANT XV

LE SACRE

 

Le peuple, qui emplissait déjà le parvis du temple d’Aémyr, débordait jusque dans les rues des alentours. On avait étendu des tentures rouges, bleues, jaunes au long des monuments, des galeries, sur les colonnes et les statues ; la musique jouait à tous les carrefours ; le grand arc ployait sous les guirlandes.

Les houppelandes, les capuches, les bonnets, les couronnes de fleurs et les chapeaux de feutre, garnies de grosses plumes chamarrées, bigarraient la foule, et elle ressemblait, du haut des tours, à une mosaïque antique aux couleurs les plus variées, mélangée. Les boucles des chausses dont les talons cognaient contre les dalles, les colliers de perles des femmes, les bracelets, les pendentifs d’argent, d’émeraude, miroitaient en s’agitant dans les ondulations des draperies frangées. Les vapeurs de myrrhe, de cannelle, que répandaient les encensoirs des prêtres, embaumaient la ville, et les pavés, nettoyés à grandes eaux, resplendissaient au soleil. Trois mois s’étaient écoulés ; c’était le jour du sacre de Fégara.

La Cité, peu à peu, avait retrouvé sa splendeur mystérieuse ; elle était devenue même plus belle encore qu’auparavant, car la pluie, en ayant lavé les toits, les faisait briller désormais tels que des choses neuves. Le jour se reflétait contre les dalles immaculées, les places reluisaient, et, comme les carreaux avaient presque tous été changés, la nuit, les illuminations des intérieurs faisaient des lueurs sur les façades.

On se massait au coude à coude aux balcons des hôtels, les bustes penchés par-dessus les rambardes ; des garçons hardis escaladaient les corniches, ou bien montaient sur les arbres et les statues des places. La rumeur grondait comme une mer s’agitant avant une tempête. On put croire, vers midi, que le monde entier s’était rassemblé à Belgarod, tant la populace était nombreuse. De longues poussées que provoquaient les rumeurs, la joie, l’impatience, la parcouraient de temps à autre à la manière d’ondes régulières, et finissaient dans des bousculades invariablement.

Mais des applaudissements s’élevèrent, tout à coup, de la foule pacifique.

Un char parut, blanc comme l’ivoire, avec des dorures sur les moyeux des roues, une tête de loup gravée sur le devant parmi des arabesques, et des frises de bronze qui le parcouraient dans sa longueur circulaire. Il était tiré par quatre chevaux, accoutrés de chanfreins ornés de plumes et de cornes, des mors agrémentés d’appliques branlantes, de rênes cloutées de diamants, et de caparaçons que traversaient des lignes noires, décorés de cercles d’argent, aux bandes desquels pendaient des perles en forme de bulles d’eau ; c’étaient de ces bêtes du nord avec des naseaux écartés, des sabots poilus, et d’épaisses crinières toutes retombantes. Des hérauts, coiffés de casques ailés, les menaient au-devant du timon d’airain, en les tenant par les brides.

Fégara se tenait debout dans le panier en compagnie de son époux, le prince d’Iscarod ; elle surtout s’avançait orgueilleusement, parée dans sa robe tissée de fils d’or, bandée d’orfroi de belic, sur laquelle étaient accrochés des morceaux d’une roche satinée que l’on disait être de la pierre de lune, ainsi que des cordiérites.

Tous deux, ils paraissaient fendre un océan de fleurs épanouies ; les pétales, que jetaient par poignées les citadins, formaient derrière la course de leur triomphe une espèce de sillage bariolé.

Le peuple en transe, excité par la liesse épandue, plein d’une adoration infinie pour la fille de Felgar, s’époumonait en clameurs de joie. Elle était l’Ordre incarné, la puissance retrouvée dans l’universelle harmonie. Elle se dressait plus droite qu’une colonne ; son œil noir autoritaire, qui avait vu déjà le sang, la mort, les combats, semblait percer toutes les bâtisses, les remparts, et, s’y attardant, dominer jusqu’à l’horizon l’ample paysage. Et la garde déployée en cohortes, autour du char, contenait ceux qui, tendant les bras vainement, cherchaient à la toucher, pour en prendre une part de la suprême influence.

Mais le quadrige arrivait au parvis du temple. La princesse gravit les degrés du monument, en soulevant des deux mains sa lourde robe ; la traîne immense déployée contre les marches, jaune, pourpre et parcourue d’or, coulait d’un rebord à l’autre comme une échappée du soleil. Le prince Maldar, voûté, la figure grise, la tête penchée, la suivait d’un air piteux, rejeté dans son ombre.

Le grand-prêtre, Métélès, attendait Fégara en haut des marches ; il suffoquait dans la chaleur du jour, malade des parfums mêlés aux odeurs de la foule. Le scapulaire par-dessus sa robe, trempé de sueur, gonflait sur son ventre tel qu’un voile pris au vent ; le pectoral alourdi de pierres l’oppressait ; la tiare lui brûlait la tête, de grosses gouttes s’écoulaient contre ses tempes bourdonnantes. Il s’agitait, indisposé, et les clochettes qui bordaient l’ourlet inférieur de sa robe tintaient continuellement. Derrière, il y avait les prêtres des autres dieux, en tuniques blanches brochées de figures, de lamelles d’albâtre ou de fils d’argent, avec sur la tête des cercles de bronze qui leur enserraient les cheveux.

Fégara embrassa le pontife longuement, puis s’agenouilla. Pendant quelques minutes, le haut pontife discourut en gesticulant, la tête rouge, le torse bombé. La foule n’entendait rien. Les parties les plus reculées, vers le fleuve, vers le Macha, vers la place du Tangor, agacées d’énervement, remuaient en piétinant. Finalement, le serviteur des dieux leva en l’air la couronne du royaume, le peuple s’ébahit, un silence écrasant s’abattit sur la ville. Alors, d’un mouvement grave et lent, il déposa la couronne sur le crâne de la princesse.

La reine se releva sous les acclamations unanimes, avec à ses pieds la cité neuve gorgée de monde, dans son dos la façade à colonnade du temple, et, au-dessus d’elle, le soleil qui rayonnait souverainement, dans l’azur du ciel inaltéré. Un instant, elle ferma les yeux pour mieux sentir son apothéose, et elle se laissait transporter par le murmure énorme du peuple.

Cependant le prince, redescendu, l’attendait à l’intérieur du char ; elle, y prenant place à son tour, sillonna dans l’autre sens le flot des étoffes, la tête renversée en arrière, la gorge palpitante. Il pleuvait des graines, des pétales, des dragées ; on ouvrait des coffres à colombes, et elles se répandaient dans les cieux. La fête générale dépassait les murailles de la ville, gagnait au nord les villages, les provinces. C’était un vaste dégorgement de bonheur : on s’embrassait les larmes aux yeux ; on battait des mains, on dansait, on s’offrait des baisers. On sacrifia dans chacun des temples un cheval, un bœuf et un mouton, afin de s’attirer la bénédiction du panthéon.

Le soir même, sur la place des Dieux mineurs, entre l’esplanade et le palais, les hérauts de la reine proclamèrent solennellement la dissolution du Conseil ; puis, sous les yeux des gens accumulés, des membres de la garde débitèrent la table ronde, et jetèrent les morceaux dans un bûcher dressé sur ordre de la couronne. Le bois éclatait, les flammes grandissaient, le peuple autour vociférait ; la fumée montait dans la clarté sombre du crépuscule.

Cette chose était pour toutes les âmes le symbole des aberrations du Conseil, et, par extension, des ruines, des morts, des famines. Sa destruction représentait l’achèvement des malheurs, et la renaissance par le feu. Quand le dernier tronçon fut réduit en cendres, un grand sentiment de paix soulagea toutes les poitrines ; et la populace égayée se dispersa aux festivités, tandis que le soleil descendait dans l’horizon violet.

Des musiciens avec des bonnets rouges, venus de Tonlis, de Tarmana, jouaient de la harpe en chantant, au hasard des rues, des hymnes à des divinités sauvages ; sur les places, des femmes des tribus nomades se contorsionnaient au rythme des cymbales, des tambourins, et leurs robes voletaient dans l’agitation des grelots ; un montreur, qui menait au bout d’une cordelette un ours enchaîné attifé de vêtements grotesques, le faisait jongler avec des torches. On dansait des rondes autour des statues repeintes couvertes de guirlandes ; on avait monté des estrades sur les carrefours, et des comédiens venaient y jouer des farces en grimaçant ; les jongleurs contaient des fables aux enfants ébahis, les histoires des guerres des pays oubliés, les récits des rois légendaires et des princesses belles comme l’amour, les aventures héroïques des livres sacrés ou des mythologies populaires, et celles des dieux dans les nuages. En même temps, des bouffons agitaient des vessies de porc, pleines de pois secs ; et, déguisés en femmes, ils les secouaient en l’air devant les gens hilares.

Ceanna, immobile, considérait de son balcon la cité gorgée de monde. Les ombres du soir couchant s’allongeaient contre les terrasses, montaient le long des murs, enveloppaient les toits dans les ténèbres ; la lune pâle commençait de paraître, claire, vaguement pourpre dans le ciel opaque. Elle-même se laissait envahir par une tristesse silencieuse, et s’abandonnait dans les espaces noirs de la mélancolie.

Au sacre, elle avait compris que probablement elle ne reverrait plus jamais Dorán. Le Conseil aboli, pourquoi reviendrait-il à Belgarod ? Fégara régnerait seule, emportant malgré elle Ceanna dans la solitude.

D’ailleurs, on murmurait déjà que la reine levait des troupes secrètement afin de déclarer la guerre à la Ligue, dans l’espoir de soumettre les provinces méridionales, avant qu’elles n’appellent à la révolte. Dorinessa, le Mor Tawel, les pays d’Ardan et d’Erland, elle les déclarerait ennemis de nouveau ; mais cette fois-ci, privés de Varden, affaiblis de plus considérablement par l’absence de Téagan, ils ne pourraient résister face aux armées du nord enthousiasmées. Seul le seigneur du Milliland, le prince Martel, eût pu leur permettre de se défendre, et peut-être de l’emporter ; mais il ploierait l’échine devant Fégara, sans doute. Le jeu de Varden se retournait contre lui ; ses stratagèmes eussent payé s’il avait vécu ; mais il était mort !

Ceanna se demanda où se trouvait Dorán, et ce qu’il pouvait faire. Elle éprouva encore l’horrible tentation de connaître l’avenir. Elle irait au temple, elle parlerait à Métélès ; s’il refusait, elle le menacerait de révéler comment il avait déjà violé l’interdit ! Mais elle se rappela ses regrets, et elle se troubla, puis se ravisa.

Elle n’avait point revu Godélor depuis cette nuit où il avait essayé de l’intimider. Puis, il y avait eu le Conseil, la mort du prince, la nuit des massacres, et le sacre. Dans son isolement, elle avait pu méditer sans frein sur son existence. Un soir, elle avait ressenti une affection nouvelle, une brûlure au ventre, étouffante, qui était montée dans son cœur, descendue dans ses reins, puis s’était glissée hors d’elle, coulant comme du sirop, la laissant transie, grelottante et blême. Ç’avait été l’éruption d’un amour mal endormi, le sensuel attouchement d’un désir. Dès lors, sa décision de ne plus revoir Dorán lui avait paru inconcevable ; elle avait trouvé chaque jour des raisons supplémentaires de s’en persuader, et les avait accueillies avec l’empressement d’une personne déjà convaincue. À force de recueillement, d’imagination, de haine aussi, elle était revenue finalement sur son jugement premier, et avait admis qu’une vie ne valait rien, sans amour. Elle eût pu supporter la solitude par l’idée que ses jours passeraient comme une seconde, au regard du temps du monde ; elle eût mis en balance l’existence humaine avec l’éternité. Mais mourir seule ? — car jamais dans l’autre monde elle ne retrouverait celui à qui elle eût été toute sa vie séparée ! Voyager en terre des morts sans personne à qui tenir la main, souffrir dans les ténébreuses régions des âmes torturées, sans regard à chercher des yeux pour se consoler, sans ami auprès de qui saigner ? Ou, au contraire, errer au jardin des délices, mais solitaire, tel un spectre abandonné dans une campagne fertile ? C’était pour elle une angoisse intolérable ! Elle avait senti cette loi commune, que la torture est douce quand l’amour la défie, tandis que toutes les voluptés du monde ne peuvent guérir les blessures de la passion. Mais elle avait encore douté ; parce qu’elle croyait aux puissances inconnues du destin, elle s’était mise à prier les dieux avec une ferveur inégalable, psalmodiant des adorations tournée vers les étoiles, s’adonnant aux invocations sidérales, s’allongeant des nuits entières au pied des autels. Elle avait participé aux sacrifices, et même fait des offrandes de ses colliers, de ses bagues, de ses pendentifs ; elle avait jeûné, elle s’était purifiée ; elle avait imploré les puissances divines de la réunir à Dorán dans un ravissement fulgurant, eût-elle dû le payer du tribut le plus élevé. Et, comme si les dieux l’avaient exaucée, elle avait un matin connu une sorte de révélation, qui l’avait plongée dans une extase incroyable. Le Pur Amour s’était montré à elle de son vrai visage, dans toute sa splendeur ; et elle s’était élevée, radieuse, irresponsable, soumise, dans le ciel sans nuage de la pleine liberté. Sa conscience avait vaincu la mort ; alors, elle avait appelé Dorán de tous ses vœux, éperdument ; comme elle croyait qu’il pouvait l’entendre, elle s’était attendue chaque matin à le voir surgir de l’aube, et, l’embrassant, l’emmener jusqu’au territoire égoïste et fatal du Grand Éros, du Sentiment charnel ; leurs jours passeraient peut-être plus vite que les étoiles filantes, mais ils brilleraient dans l’univers !

Depuis ce fameux matin, elle avait passé des journées entières sur sa terrasse à épier l’horizon, en vain. Maintenant, le triomphe de la reine l’accablait ; c’était une désillusion proportionnelle à son désir, atroce, pesante, désespérante. Elle songea que tout contrariait son bonheur, Godélor, le miroir, Fégara, et elle en voulut aux dieux terriblement.

Lasse du spectacle de la rue, elle rentra dans son appartement, s’assit par terre dans un coin de la chambre, et ferma les yeux. En bas, la foule continuait de hurler sa joie ; elle brûlait maintenant les draperies, les étendards, les boiseries de l’hôtel du pays d’Ardan ; et elle dansait, ivre de bonheur, sous les pluies des cendres chaudes.