Les Chants de Carmora


 

CHANT XIV

LE SACRIFICE

 

La sorcière, dès le lendemain, quitta sa demeure déguisée à la manière d’une femme du peuple. Sa longue robe en laine traînait en bouffées derrière elle ; ses boucles d’oreilles s’agitaient au vent frais du matin, pareilles à des grelots.

Elle allait d’une démarche sautillante, comme une personne heureuse et libre, dont les jours se passent à vagabonder sur les chemins, et les nuits à dormir à la belle étoile. Elle ressemblait un peu à ces filles nomades qui vont parmi les peuples sans entraves, dansent pour de l’argent, et lisent l’avenir dans les lignes de la main. En même temps, elle fermait les yeux et tendait le cou, afin de mieux sentir l’odeur de la pluie sur les pavés.

Elle remonta la rue des Lormiers, puis longea la grande esplanade aménagée entre le palais et le temple d’Aémyr. Elle s’arrêta un instant pour contempler le fleuve endormi dans sa lourdeur, avec les halles et plus loin le quartier de Lorymon, où de longues masures s’étagent les unes sur les autres contre le flanc de la colline. Le soleil se levait ; elle étendit les bras en croix, pencha la tête en arrière, et rit comme une démente face au dieu s’éveillant.

Elle reprit son chemin d’un pas léger, sa robe soulevée des deux mains, en chantant, en souriant aux pauvres et aux indigents ; elle traversa des places, elle suivit des ruelles ; et, après quelques minutes, elle arriva devant les portes de l’hôtel d’Ardan.

La garde voulut la retenir ; elle la pétrifia d’un regard. Dans la cour, des chiens s’élancèrent en aboyant ; sur un geste, ils repartirent dans leurs niches, en couinant de douleur.

Elle monta un vaste escalier, lourd comme un monument, cette fois-ci d’un pas de reine qui s’avance pour son triomphe ; puis, elle pénétra dans la chambre de Varden.

C’était une pièce quadrangulaire, large comme un salon, avec un lit en dais, une scabelle, et des chaires disposées dans les coins, sur lesquelles il y avait des coussins de plumes, de laine ou de duvet, noirs et brodés richement. Une épée reposait contre un coffre en bois. Les murs étaient couverts de tapisseries considérables, tissées récemment, tout en couleurs, en batailles, en parties de chasse. Un lustre en bronze pendait du plafond, au bout d’une chaîne fixée à un crochet, qui disparaissait dans l’ombre entre les poutres du colombage.

Le prince avait revêtu son fameux plastron en pierre d’onyx, si bien lustré qu’il reflétait comme une glace ; ses manches, d’un bleu sombre avec des arabesques d’argent et des galons d’or, dépassaient de ses épaulières. Sa fameuse cape, celle aux bordures de pourpre, tombait dans son dos. Il portait ses armes à la ceinture, et, autour du cou, ses colliers, ses bracelets, ses bijoux mortuaires ; il était maquillé tel qu’un cadavre.

La magicienne s’arrêta sur le seuil. Ils se dévisagèrent.

« C’est l’heure ? » demanda-t-il enfin.

Et, de la voix lasse d’un expirant :

« Déjà ! »

Elle s’avança en lui tendant une pomme.

« Ne joue pas la surprise. Le miroir ne t’avait-il pas tout révélé ? Tu as pu te préparer.

— Ah ! soupira-t-il. Est-on jamais prêt ? »

Il prit la pomme et se retourna. Les rideaux étaient tirés, une ombre l’enveloppait. À l’intérieur de la cheminée, un feu achevait de se consumer.

« Tu as peur ? » dit la sorcière.

Il ne répondit pas. On n’entendait plus dans le silence que les exhalaisons du vent, et les crépitements derniers de l’âtre qui retentissaient.

Le prince eut un mouvement d’humeur :

« C’est étrange ! Je ne veux plus mourir !

— Mais si tu ne te dévoues pas, répondit la magicienne, ta lignée s’éteindra, fils de Fallëgar. Tu resteras seul ! Il faut te haïr maintenant, et disparaître pour la gloire de ton fils. Ta mort portera ses fruits ! »

Elle faisait glisser sa langue contre le rebord de ses lèvres, tout en arrondissant ses grands yeux verts. Ses narines palpitaient insensiblement.

Dehors, la ville s’éveillait. Les cahots des charrettes affluant aux halles, les cris des porteurs commençaient d’emplir les rues. Le prince imagina la foule grouillante se bousculant, autour des étaux dressés entre les piliers ; le sol jonché de graisses, de débris ; les marchands qui s’écrient, plongent leurs mains dans les sacs de grains, jettent sur leurs volets les bassines de poissons, visqueux, gigotants ; les panetiers, qu’entourent des amoncellements de miches grosses comme des visages, collés aux fours, suant dans l’odeur des pains ; les cordonniers au travail, la tête penchée sous les rangées des bottes suspendues, et puis les toiliers, dans les draps.

Une tristesse indéfinissable ombragea son regard. Oui, pensait-il, toute cette vie allait bien lui manquer !

La sorcière, prise d’une sourde inquiétude, ne pouvait détacher ses yeux du prince hésitant ; mais lui, indifférent à sa présence, continuait de rouler dans sa tête de grands fonds de pensées, en fronçant les sourcils.

Son esprit, emporté par des souvenirs désordonnés, flottait indiciblement dans les abysses de sa propre mémoire ; il se rappelait sa jeunesse à la cour du roi, ses premiers tournois, les grandes chasses en famille ; puis les campagnes, les batailles, Fynonell et Tullia, les murs de Valgarod, les prières de Kara, et la rougeur des tours, au crépuscule ; et son fils unique, enfant, adoubé, homme, chevalier. Cela lui serrait la poitrine. Il lui sembla soudain que son existence s’ouvrait largement, telle une fleur, et qu’il l’admirait pour la première fois dans sa beauté furieuse, béante. Ses terreurs, ses hantises, ses ambitions, même les intrigues au palais, il découvrit qu’il les avait passionnément aimées. Tout à coup, sa nièce lui apparut ; et, sans comprendre pourquoi, il ressentit pour elle un attendrissement familial. Il se trouva bête et lâche.

« Ce ne sera pas long », dit la magicienne.

Et d’une voix sombre :

« Tu porteras les mains à ton cœur. Tu auras froid, et tu tomberas. »

Elle avait voulu le consoler, mais il trouva la remarque horrible. Et s’il n’y avait plus rien, après la mort ? Il se figura en train de dériver dans le néant éternel.

La peur le rendait malade ; il sentait son cœur battre jusque dans sa gorge ; la pointe de son épée, celle qu’il portait à la ceinture, en effleurant son mollet lui glaçait la chair.

« Seigneur, murmura la sorcière, je t’attends, je languis sans toi ! Rejoins-moi ! Nous nous aimerons indéfiniment, comme jadis, par-delà le fleuve et sous les arbres, au royaume des esprits où tout n’est que plaisir et joie, extase, ivresse et réjouissance ! »

Elle avait pris pour le supplier la voix de sa femme, Kara. D’abord, il en fut charmé ; puis il pensa que cette sensation était peut-être la dernière qu’il éprouverait, et cette simple idée lui donna un vertige indescriptible.

Il oublia les raisons de son acte. Il se disait : pourquoi ? Et ses justifications, qu’il avait développées pendant des mois, ne pesaient plus rien à côté du geste définitif qu’il s’apprêtait à accomplir. Curieusement, il trouvait désormais de la vanité à toutes ses prétentions, même à celles contre lesquelles il s’était juré d’échanger sa vie. Il se persuada de son impuissance, et voulut abandonner. Cette résolution le soulagea ; mais il aperçut par contraste l’aridité de son avenir, et le désespoir plus intense encore dans lequel allait le plonger sa lâcheté.

Alors, il admit qu’il ne pouvait plus s’échapper : il était pris entre la mort et le déshonneur. La mort le terrifiait, mais il ne pouvait choisir le déshonneur ; enfin, cette évidence le délivra du doute.

« Où m’en irai-je ? » murmura-t-il, pour gagner du temps.

Il craignait que le séjour des héros n’existe pas, et, s’il existait, de ne point le mériter. S’il avait pu mourir à Tullia ! au Champ-des-Lys ! ou à Fynonell ! Il faillit laisser choir la pomme qu’il serrait toujours dans sa main. Il était devenu pâle comme un fantôme.

« Téagan ! » songea-t-il.

Et il fut saisi par une nouvelle vision, glorieuse, qui le sidéra :

Son fils, en apprenant sa mort, jurait vengeance. Il ralliait Fergus, passait le détroit, réunissait la grande alliance des ligues méridionales. Il s’avançait au travers du Milliland, de victoire en victoire jusqu’à Belgarod. Puis, il franchissait les portes de Garaód, les arcs du triomphe, l’enceinte autour du palais, sous les ovations déchaînées du peuple en délire. Couvert de parures, il s’avançait dans la salle du trône, porté par les rayons du soleil, avec sur la tête la couronne du royaume, et dans la main le bâton d’or qui commande aux provinces.

La révélation peu à peu s’effaça. L’enchanteresse était toujours là, dans son dos. Il se retourna.

« Montre-le-moi ! ordonna-t-il. Une dernière fois ! »

Elle devint inexprimablement un jeune homme dont les cheveux bruns, scintillants, dévalaient en bouclures contre son large front. Sa moustache, sa barbe, de poils fins, étaient jeunes encore. Il avait des yeux transparents, avec par-dessus des sourcils qui avaient l’air de fumées, une bouche étroite et de longues joues. Il portait une tunique ouverte sur la poitrine.

Le prince, vaguement effrayé, resta cloué par cette apparition. Puis, les traits durcis de sa blanche figure s’affaissèrent.

« Mon fils ! dit-il, en pleurant. C’est bien toi ! Oh ! mon fils ! »

Il s’approchait les bras tendus, vacillant, pareil à un homme soûl. Il voulait l’embrasser, le baiser, descendre à ses genoux, comme un croyant devant la représentation d’un dieu, comme un amant devant sa maîtresse. Mais il se rappela que c’était un mirage. Cela lui parut une ignoble tromperie ; et une fureur sanglante ébouillanta ses veines.

« Va-t’en ! » hurla-t-il.

Lobélia se dissipa. Alors, une solitude immense accabla le prince, et il mordit dans la pomme, à pleines dents. Il sentit un froid de neige découler dans son ventre ; ses paupières se fermaient.

« C’est donc cela ? » pensa-t-il.

Il se dit pour se rassurer qu’il allait se refroidir tranquillement, perdre un à un la conscience de ses membres, puis s’endormir dans le ralentissement progressif de son cœur.

Mais il tomba sur les genoux en étouffant un cri, les entrailles tordues atrocement, le corps secoué de soubresauts. Il n’eut pas la force de crier, mais put s’étendre sur le dos ; il demeura ainsi pendant des heures, haletant, la poitrine soulevée par les convulsions, l’écume débordant des lèvres. Il battait le parquet de ses mains, frénétiquement. Le sang tout à coup lui monta dans les yeux, sa langue noircit, il se raidit. Une terrible crampe le précipita dans une sorte d’extase, il se vit transporté dans les brumes. Sa femme lui apparut.

« Je vais bientôt te rejoindre ! » cria-t-il.

Alors, ses prunelles se figèrent ; et, soudain, il ne respira plus.

 

۝

 

La nouvelle de sa disparition se répandit dans la ville plus rapidement que le surgissement du tonnerre.

Le prince Maldar n’eût pas exprimé plus d’épouvante si on lui avait annoncé sa propre mort. Il se retenait au baldaquin du lit pour ne pas s’effondrer par terre. Deux écuyers s’étaient précipités afin de le soutenir, mais il les repoussait avec de grands gestes de colère, les yeux roulant dans tous les sens, pareil à un dément.

On le vit pencher la tête et scruter ses bottes, en poussant des gémissements de terreur. C’était une hallucination : les planches du parquet s’écartaient, un abîme noir, indéfini, s’ouvrait au-dessous de lui, et s’élargissait de plus en plus. Le vertige l’attirait malgré lui. Au fond de cette béance, un squelette humain avec un crâne hideux déployait ses bras pour l’embrasser, et tendait en avant sa mâchoire osseuse, tel qu’une maîtresse espérant un baiser sur les lèvres.

« Au secours ! hurla-t-il. À moi !… Elle est là ! Elle m’appelle ! Elle veut me prendre ! Ah ! Ce n’est pas l’heure, sauvez-moi ! »

Les courtisans perplexes se regardaient. Le prince, perdant l’équilibre, tomba au sol à la renverse, et un nuage de poussière s’éleva dans la pièce. De nouveau, on se précipita ; il se laissait maintenant envelopper dans les couvertures du lit, le corps tout replié, en sanglotant.

Cependant la Cité fut comme secouée d’un grand frisson. Le peuple se déversa hors des maisons. Les places, les rues se remplirent du monde inquiet. On était désemparé, confus, stupéfait. Tous regrettaient l’absence de Téagan, certains même lui reprochaient d’avoir abandonné la ville.

Les boutiquiers, les mères, sur les seuils des maisons, s’attardaient en commentaires ; les femmes gémissaient, des hommes pleuraient tout bas. La peine des uns excitait celle des autres ; et l’on finissait par s’attrister véritablement au souvenir des prodiges du grand prince, de ses libéralités, puis de ses parades au clair de lune, entre les flambeaux des écuyers, et les gais ronflements des cors.

D’autres en revanche, la majorité, les alliés de Fégara, les riches, les citadins les plus anciens, les plus pauvres également, se rappelaient son mépris, sa morgue, son intolérance. Il demeurait pour eux le premier responsable des malheurs généraux, des infortunes personnelles, et ils maudissaient son nom. On n’oubliait point qu’il avait entretenu la famine, en prohibant l’export des grains aux provinces du septentrion.

Comme on les contredisait avec véhémence, les voix s’échauffaient.

Les prêtres, fidèles pour la plupart à la princesse, parlaient de châtiment des dieux : n’avait-il pas cherché à les corrompre ? brandi une lame à l’intérieur du temple d’Aémyr, et menacé de mort un fidèle à la princesse ? et même, disait-on avec une pointe d’horreur dans la voix, voulu instaurer un culte à sa propre personne !

Des dissensions agitaient la populace, provoquaient l’exaspération, et la haine montait. Dans les quartiers les plus bas, les invectives tournaient à la rixe.

Des orateurs s’établirent devant les temples ; montés sur des estrades, les bras levés en l’air, ils déclamaient contre Maldar, contre Fégara ; ils prédisaient la ruine, la mort, l’anéantissement, et ils exhortaient le peuple à ne pas laisser l’usurpatrice s’emparer du trône. Ils allaient jusqu’à s’élever sur les degrés des monuments, ou bien ils escaladaient les socles des statues, afin de pouvoir s’adresser au plus grand nombre. Des ennemis cherchaient à les agripper avec des perches, ils les tiraient par la robe ou par les manches, dans l’espoir de les faire tomber. La cohue se pressait à la défense, une bagarre éclatait, puis on se dispersait, dans les cris.

Le thane du Mor Tawel, Siward, quitta la Cité en plein après-midi, entouré de ses gens d’armes, sous les huées.

Des rumeurs couraient. Les commerçants fermaient leurs volets ; les riches se calfeutraient ; les gardes étaient rangés devant les portes des hôtels.

Au crépuscule, on alluma des feux de joie sur les grandes places, les Dieux mineurs, Sora, le Tangor et même sur le parvis du temple d’Aémyr. Les flammes rougeoyaient contre les murs des façades, illuminaient les pavés, laissaient les rues des alentours dans les ténèbres. On brûlait des effigies géantes afin d’alimenter les brasiers. Des mercenaires payés par la princesse escaladèrent l’hôtel d’Ardan, et ils déchiraient avec leurs couteaux les tentures noires qui pendaient des fenêtres. Un jongleur, qui avait composé un poème à la mémoire du prince, fut assassiné ; on jeta son cadavre au feu, en poussant des hurlements sauvages.

Ce dernier meurtre fut comme l’appel d’une barbarie plus vaste. Les partisans de Fégara les plus acharnés sortirent de leurs maisons avec des haches, des couteaux, des épieux, et commencèrent de s’en prendre aux alliés du pays d’Ardan. Ils égorgeaient à tour de bras ; on les voyait passer dans les rues, par bandes, avec sur le visage des éclaboussures rouges qui brillaient aux lueurs des torches.

On éclata les devantures des forges, des boucheries, pour distribuer des armes à ceux qui n’en avaient pas ; on pilla les magasins. Le massacre alors fut général. Les plus exaltés plongeaient leurs mains dans le sang des victimes, puis les étalaient contre les portes des maisons, afin de signaler aux autres les demeures à visiter. Le sang déchaînait leurs instincts les plus vils ; quelques-uns, qui déliraient, se léchaient les mains, les narines frémissantes.

Une fureur incohérente agitait la population ; elle se communiqua d’une rive à l’autre, sur toute la longueur du fleuve. On exécutait sans discernement ceux que l’on croyait reconnaître pour des ennemis ; on tuait dans le doute. Personne n’était épargné : on piétinait les femmes, on éventrait les enfants ; des meurtriers à figure de rat sortaient des bouges les plus infâmes, et se joignaient aux carnages. Les victimes, cherchant à se réfugier, couraient dans tous les sens ; des corps sans vie pendaient à moitié des arches des galeries ; et, à certains carrefours, des cadavres nombreux gisaient déjà les uns sur les autres, en tas informes.

La princesse avait pâli en apprenant la mort de son oncle. Elle entendait les clameurs dans la ville ; des fulgurations illuminaient les carreaux du palais.

Elle avait appelé ses chevaliers dans la cour d’honneur. Elle attendait maintenant son officier avec angoisse. Enfin, il pénétra dans sa chambre, mouillé de sueur, essoufflé d’avoir couru :

« Ma dame, ils vous attendent ! »

Elle le suivit à pas précipités. Quand ils l’aperçurent, ses hommes s’écrièrent :

« Vive la reine ! »

Et ils s’agenouillèrent. Le mur vertigineux du palais dominait la cour. Son ombre noirâtre, qu’étendait la lune pleine, enveloppait dans ses ténèbres les cimiers blancs des heaumes, qui flottaient tels des spectres. Un vent soudain coucha les feux des flambeaux, et souleva les longues traînes des vêtements de Fégara ; quand elles retombèrent, la princesse parut surgir d’une tornade.

Ses vassaux ne l’avaient jamais vue dans cet état. Son menton tremblait, elle avait des larmes dans les yeux ; elle fixait un point imaginaire à l’horizon, l’esprit comme transporté dans des visions superbes. Autour, les chevaux piaffaient, les armures clinquaient ; il montait dans la nuit les bruits du carnage.

La princesse demanda à ses chevaliers de se relever ; puis, avec un accent terrible, ivre de l’imminence de son triomphe, elle leur ordonna de pourchasser les féaux de son oncle, et de tous les tuer.

Aux abords du palais, c’était la cohue. Les leudes, les chevaliers de Varden se sauvaient en portant leurs coffres à bout de bras, avec leurs meubles, leurs familles, leurs écuyers ; ils se bousculaient aux portes, qu’ils avaient fait ouvrir en massacrant la garde.

La ville fuyait par toutes les brèches de ses murailles : des flots d’hommes, de bagages s’écoulaient dans la panique de ses ouvertures béantes, et se répandaient au travers de la campagne, en ruisseaux. Les veilleurs sur les tours, abreuvés de consignes contradictoires, ne sachant plus que faire, hésitaient à tirer leurs flèches.
Un début d’incendie prit dans le quartier du Lorymon ; les toitures s’enflammèrent ; le vent rabattit la fumée, aveuglante à cause de l’humidité, contre les foules cherchant à quitter la ville par le nord. Elles refluèrent au sud. Mais des bandes hostiles avaient monté des barrages dans les rues, avec des chariots, des planches, des tonneaux ; tout le monde se retrouvait au même endroit, et la masse entassée formait maintenant une immense cohue.

Ce fut horrible. On s’empoignait à mains nues, le regard fou, les vêtements déchirés ; des hommes s’étranglaient par terre ; les pierres volaient au milieu des appels, des vociférations. Des inconnus parmi la foule, de toutes conditions, déments tels que des buveurs de jusquiame, défonçaient les portes avec des grondements d’animaux, et saccageaient les maisons en jetant par les fenêtres les vieillards, les nourrissons. Les cadavres gisaient au milieu des carreaux brisés.

Vers le milieu de la nuit, les alarmes des beffrois battirent à la volée, en même temps que les cloches des temples, des tours, des sanctuaires ; on ouvrit les enceintes du palais ; et les féaux de la reine se jetèrent au galop dans la ville en poussant de grands cris, les étendards au vent. Ils se répandirent au hasard des rues, égorgeant abondamment, et ils écrasaient les gens qui s’enfuyaient éperdument. Les chevaux marchaient sur les cadavres ; ils glissaient dans les flaques de sang, foulant les débris, les tripes, les chairs.

Le père de Dorán, Aénor, avait hésité toute la nuit à partir de Belgarod. Il s’était trop tardivement décidé ; il se retrouva bientôt seul dans le désordre universel, et les serviteurs de la princesse le rejoignirent au moment qu’il allait franchir les portes.

« Aénor, dit Gilnaël, nous sommes treize et tu es seul ! Tu vas mourir, rends-toi ! »

Un crachat ne l’aurait pas mis plus en colère ; il répondit, en tirant la lame de son épée hors du fourreau :

« Au nom des dieux, plutôt mourir ! »

Ils se ruèrent en même temps. Alors, il tomba sur les genoux, pencha la tête, et s’offrit tout entier aux armes assassines. On le jeta dans le fleuve. Le cadavre oscilla dans les remous quelques instants avant de sombrer, la bouche fixe, les yeux béants.

La fureur ne décrut qu’à l’aube ; même les plus enragés s’affaiblirent ; et les massacres s’interrompirent dans le déploiement du soleil.