Les Chants de Carmora


 

CHANT XII

LE SERMENT DU ROI VENGEUR

 

La bataille de Daguélor, où le prince Harald avait trouvé la mort face aux chevaliers rebelles de l’île d’Alfällon, n’avait pas mis fin à la guerre. Les cadets de Carmora, qui avaient fui d’abord, s’étaient regroupés dans les hauteurs.

Ils s’étaient réunis à Narfé, entre Eldaör et le col de Sygin. Ils appelèrent à leur secours tous les fidèles à leur cause ; ils virent bientôt converger des milliers d’hommes. C’étaient d’autres cadets toujours en fuite avec leurs compagnies, que la guerre avait longtemps repoussés loin des montagnes ; il y avait aussi des Alfälloniens mécontents déjà nostalgique de la paix, car la guerre avait ravagé les terres, tué les fils, décimé les troupeaux ; d’autres les rejoignirent, ceux qui s’étaient enrichis grâce à la conquête, et craignaient dans la libération des revers de fortune. Une grande confiance, largement répandue, régnait parmi ces hommes, en dépit de la défaite ; tous croyaient en effet que la couronne de Carmora, dès qu’elle apprendrait la sédition, convoquerait l’ost, traverserait la mer et massacrerait les rebelles.

Quand l’armée eut pris suffisamment d’importance, on discuta de ce qu’il fallait entreprendre. Le seigneur Moïnn ne voulait point que l’on se divisât ; Fëlladan, le fils d’Harald, jugeait plus prudent au contraire de se séparer, afin de pouvoir combattre sur deux fronts. La plupart des cadets étaient de cet avis ; alors, on décida qu’une colonne menée par Moïnn irait affronter Fergus au nord, tandis que le reste des troupes, mené par Fëlladan, gagnerait le sud et profiterait du désordre pour reconquérir les territoires perdus.

Le lendemain, à l’aube, la colonne de Fëlladan dévala le flanc de la montagne, pareille à un ruisseau qui s’écoule. Puis elle s’étendit, et longea la mer en suivant la route d’Helgadhir. Pendant quelque temps, une brume épaisse camoufla son avancée entièrement. Elle pénétra enfin dans la forêt d’Amalor, et on ne la revit plus.

Les compagnies de Moïnn, cependant, restèrent deux jours encore à Narfé, avant de quitter les montagnes à leur tour ; puis, telle une nuée de sauterelles, elles commencèrent de tout dévaster.

Elles gagnèrent d’abord le pays d’Eldoheld ; au début de la nouvelle lune, elles étaient à Tirardan. Elles sillonnèrent ensuite les landes entre Elfennys et Nivaren. Chaque fois qu’il s’arrêtait devant une ville, Moïnn ordonnait aux habitants de se rendre. Il contraignait les femmes, les enfants, les vieillards à lui prêter serment ; tous les hommes valides, âgés de plus de treize ans, devaient rejoindre ses rangs pour le temps que durerait la guerre. S’ils refusaient, Moïnn assiégeait la cité, la livrait au pillage pendant trois jours, suppliciait le quart de la population. Les survivants trop atterrés pour enterrer leurs morts en payaient bientôt l’ignoble sanction ; tandis que l’armée s’éloignait, de grands amas de corbeaux s’agitaient dans les airs, et fondaient en s’étirant tout d’un coup contre les villes puantes, gorgées de cadavres.

En quelques jours seulement, Moïnn fut à Elfaín. Dès qu’elles en avaient l’occasion, ses troupes rasaient les moindres bourgs, jusqu’aux fondations. Les mercenaires vidaient les coffres, raflaient les trésors et rançonnaient les riches, heureux de ces pillages répétés. On les laissait faire, afin d’exciter leur vanité dans l’ivresse des richesses ; et on les voyait au milieu des ruines s’envelopper dans des étoffes en soie devant les miroirs brisés, porter autour du cou des colliers de perles, boire des vins dans les coupes en argent.

Moïnn, pour décontenancer les rebelles, fit brusquement demi-tour et revint à Elfaín ; puis, il remonta vers le nord et s’en prit au Mydaland. Comme il avait l’air de marcher au hasard, on ne savait plus par où s’enfuir. Et ainsi son armée, qui cherchait comme Harald à étouffer les révoltes dans la terreur, put commettre des ravages considérables.

Le roi Fergus, de son côté, avait dépêché des hérauts d’armes aux quatre coins de l’île.

Les populations, à la nouvelle de son retour miraculeux, avaient bondi de joie jusque dans les moindres villages. Elles accoururent à son appel transportées par l’enthousiasme. Cette sorte de résurrection, pour les paysans crédules, rehaussait le monarque à la hauteur d’un dieu ; il retournait parmi les hommes afin de les libérer du joug de Carmora ; il était la Vengeance incarnée, immortel et invulnérable.

Des compagnies portant bannière affluèrent de toute l’île en direction du nord. Puis vinrent les mercenaires, toujours plus nombreux, qui de plus en plus croyaient à la victoire des rebelles, et à qui l’on promettait des soldes exorbitantes sur les pillages. Il arrivait chaque jour des cohortes de forgerons, de pâtres, de fermiers, de tisserands et de charpentiers, armés de haches, de faux, de marteaux ou de socs de charrue, aiguisés pour trancher comme des épées. Ce fut un engagement unanime. Les enfants aidaient à porter les bagages ; les estropiés clopinaient derrière, s’offrant gratuitement ; même les femmes étaient animées de fureurs sanguines.

Une foule surgissait. L’armée devint énorme.

Les bourgeois, les seigneurs, les prêtres vendaient leurs biens superflus pour aider les bannerets à payer les compagnies et entretenir la guerre, dans l’espérance d’une victoire totale et définitive : car ils ne supportaient plus l’autorité de leurs nouveaux maîtres, surtout depuis que les gouverneurs, afin d’endiguer la révolte du peuple, avaient fait montre d’une cruauté des plus ignobles. Ils avaient brûlé des villages avec leurs habitants ; pendu dans certaines villes un dixième de la population, par tirage au sort, sans distinction ; et massacré des innocents pour faire des exemples.

Le roi Fergus, nourri, baigné, purifié, déployait une activité prodigieuse. L’ombre de son génie s’étendait partout ; sa brûlante ardeur enflammait ses hommes, telle qu’une torche dans un champ de bruyères ; l’exaltation gagnait les cœurs des plus pusillanimes, et il semblait que chacun était animé par une vengeance personnelle, tant était puissant l’enthousiasme universel.

Les boucles en or de sa ceinture, la fibule qui retenait contre sa poitrine son ample surcot pourpre, étincelaient le jour, et la nuit aux rayons blanchâtres de la lune ; sa tunique en soie, décorée de bandes et d’arabesques, était, comme sa figure, d’une couleur de bronze avec des reflets brillants. Parfois, il ajoutait sur son dos une cuirasse en écailles d’airain, avec une large cape bleue de nuit, puis montait sur son cheval, et déambulait dans l’agitation du camp en donnant des ordres, d’une voix qui résonnait par-dessus le vacarme. Cette voix terrible réveillait chez les plus anciens des souvenirs nombreux, et, soudain attendris, ils sentaient leurs âmes se gonfler d’espérance. Les autres, les plus jeunes, quand ils apercevaient au loin se balancer sa longue barbe d’enchanteur, quand ils voyaient ses yeux noirs profonds comme des caves s’appesantir sur les drapeaux, sur les chariots, sur les feux, criaient pour l’acclamer, et ces clameurs finissaient en tumulte.

Un matin, son connétable, Hermoad, pénétra dans sa tente. Il le pressait de partir en campagne : les hommes de Moïnn avaient repris Elfaín ; ils semaient la dévastation dans les alentours ; sans doute ils allaient poursuivre leur avancée, et les menacer non loin des hauteurs du Gyl-Daör ?

« Felgar, dit le roi, cherchera-t-il à défendre sa conquête ? Traversa-t-il encore la mer ?

— Sire, répondit Hermoad, Felgar est mort ! Et ses fils également ! »

Il l’ignorait. Il ferma les yeux, rejeta la tête en arrière et prit une longue inspiration. Puis il baissa la tête et se détourna, et, marmottant pour lui-même :

« Cela a déjà commencé, grâce aux dieux… Mais ce n’est que le début… ma haine est trop furieuse ! et mon affliction trop douloureuse ! »

Il se souvenait que sur le champ de bataille, quand ses enfants allaient mourir, encerclés d’ennemis, Felgar eût pu les épargner ; mais il avait tendu le bras, et par ce geste seul ordonné leur mort, sans une parole, sans même un regard.

« C’est son royaume, songeait-il, que je dois maintenant frapper au cœur ! »

Il quitta son pavillon et partit au grand galop jusqu’au temple de Skadidor, à Gormélia. C’était un bâtiment tout en marbre, avec des arches et des piliers, élevé sur la pointe d’une jetée naturelle, et les vagues le frappaient continuellement. La nef menait à un espace circulaire, surhaussé, auquel on accédait par une série de marches ; au milieu, il y avait un grand autel en pierre, avec une frise décorée en relief. Le fond du temple disparaissait dans la pénombre ; mais un chandelier, brûlant sur la pierre, éclairait vaguement la statue du dieu, géante, qui se dressait horriblement. Sa barbe, sa chevelure tombaient tels des torrents, et se confondaient ; le regard en colère, la bouche grande ouverte, il abaissait la main gauche vers la terre, et dans l’autre brandissait un trident, qu’il s’apprêtait à abattre pour tuer. Le grenat rouge, ornant son diadème, formait par-dessus son front comme un troisième œil épouvantable.

Le roi monta sur l’autel. Il écarta les bras en croix, comme s’il s’offrait. Sa cape, en se soulevant, faisait vaciller les flammes du chandelier ; elles s’intensifièrent, et les yeux du monstre parurent s’illuminer.

Alors, il redressa bien la tête, et dit :

« Par la rage de l’océan ! par la violence du soleil ! par les mugissements des vents, par les hurlements des loups, par les grondements du tonnerre ! par le chaos et par la fin du monde ! par le jour et par la nuit, par l’ombre et par la lumière ! Entends-moi, Skadidor, dieu des mers et des tempêtes, et de la colère, et de la vengeance : Felgar est mort ! ses enfants sont morts ! — mais moi, Fergus, roi d’Alfällon, fils de Valdor, j’avais juré de brûler sa ville et son palais, et ce serment, sous tes yeux je le réitère : que le repos éternel me soit interdit, tant que ma vengeance n’aura été accomplie totalement ! »

Et comme frappé au cœur par l’éclat d’une lance, il descendit de la table sacrée, tomba la face contre terre et se prosterna pour implorer le dieu, tandis qu’à l’extérieur un orage formidable éclatait, avec des fulgurations éblouissantes et multipliées.

 

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Le lendemain, le roi fit sonner les cors. L’on s’arma, l’on plia les tentes, et toute l’armée s’élança.

Il avait jugé, d’accord avec son connétable, qu’il était préférable d’agir au plus vite ; ceux de Moïnn, si on les laissait faire, allaient ravager l’ensemble du septentrion ; ils se fortifieraient sur les pillages, les butins, les rançons, tandis qu’eux-mêmes ne trouveraient que des déserts.

En quelques jours, Fergus atteignit Elfaín, par surprise. On ne l’attendait pas là ; il rallia facilement à sa cause les environs de la cité. Il apprit alors que l’ennemi se trouvait au nord, au Mydaland ; mais il jugea plus prudent de poursuivre vers l’est, afin de liguer de nouveaux combattants ; par ailleurs, il désirait surprendre Moïnn dans les vallées de Gorfoledd, aux abords d’Aëldin.

Il traversa comme un libérateur les landes de Nivaren et d’Elfennys, passa par Tirardan, dont le temple abrite la dent d’ivoire du dragon de Corla, vint jusqu’au pays d’Eldoheld. Les gens des campagnes embrassaient les soldats, offraient leurs chevaux, criaient leur haine des cadets. Les villes ouvraient leurs portes spontanément, et les habitants accueillaient l’armée avec des cris de joie. Les femmes pleuraient en tendant leurs nourrissons pour que le roi les touche, et elles poussaient leurs maris, leurs fils à s’engager ; les vieillards pleuraient ; les hommes se bousculaient dans la ferveur unanime, et abandonnant tout sur place, leurs familles, leurs biens, intégraient les compagnies, et quittaient leurs maisons sous des redoublements d’ovations.

Moïnn, ayant pensé que Fergus viendrait à sa rencontre après Elfaín, avait prévu de le prendre à revers entre deux failles rocheuses ; quand on l’avertit que le roi de l’île avait décidé de suivre la route de l’est, il préféra courir le risque de partir à sa rencontre. Il avança pendant quelques jours avec lenteur, gardant toujours le secret espoir d’attirer les rebelles plus au nord, là où le terrain lui serait plus favorable. Quand il arriva aux vallées de Gorfoledd, on lui recommanda de ne point poursuivre ; mais il apercevait au loin les tours d’Aëldin, et ne pouvait manquer l’occasion de s’en emparer avant Fergus. Il s’engagea donc à l’intérieur des vallées ; au crépuscule, l’ennemi parut au sommet d’une colline.

Des hommes sauvages, robustes, formaient en première ligne un long rempart de boucliers. Ils se dressaient sur la crête de l’élévation en ligne circulaire ; c’étaient de lourds panneaux de bois, avec au milieu des cercles de fer constellés de clous énormes, sur lesquels avaient été peintes, de toutes les couleurs, de grandes figures géométriques. On apercevait par-dessus les bustes des guerriers-fauves ; ils portaient sur le dos des peaux d’animaux, et sur la tête des casques ou des anneaux de bronze, qui leur serraient les cheveux tels que des couronnes. Ils brandissaient des masses, des épées, des haches ; derrière, il y avait une deuxième ligne avec des soldats couverts de simples tuniques, parfois de cottes en argent qui miroitaient. Derrière encore, des drapeaux déployés remuaient au vent, et l’on y distinguait les armes d’Alfällon, de la maison de Fergus et d’autres grandes familles. Les colonnes de Moïnn que cette apparition effrayait voulurent se reculer, mais une rangée de chevaux blancs se présenta sur l’autre versant ; les guerriers qui les montaient portaient des casques en peau, d’où jaillissaient des cornes de cerfs.

La nuit tomba. Les troupes des cadets, en contrebas, regardaient apeurés l’ennemi qui les encerclait. Les prunelles des guerriers-fauves brillaient contre les arêtes des collines ; plus haut, c’étaient les pointes des épées, des javelots, des lances ; et plus haut encore, la lune énorme, ronde, lumineuse et froide.

Le lendemain, à l’aube, les premières lignes des rebelles dévalèrent les collines, avec le soleil derrière eux, et la bataille s’engagea.

Les chevaliers de Fergus, se précipitant, commencèrent à marteler de leurs masses les crânes des Carmoréens, pareils à des forgerons frappant des enclumes ; chacun de leurs coups faisait voler dans les airs des paquets de mailles, et on les voyait retomber comme des pluies. Le sang giclait.

Les cadets, abasourdis par la brutalité du choc, assaillis sur tous les flancs, se laissèrent pendant quelque temps massacrer commodément. Les soldats de l’île, en frappant à deux mains avec de lourds maillets, brisaient leurs boucliers, fendaient leurs cuirasses et désarçonnaient les chevaliers ; puis, les lanciers, les piétons les achevaient, à l’épée ; ils jetaient les morts les uns sur les autres ; les entrailles s’étalaient par terre, en fumant. Les Carmoréens cependant se reformaient tant bien que mal, en carrés, et à force de pousser sur leurs appuis, les deux forces finirent par se maintenir sur trois lignes principales. Alors, la bataille se déporta insensiblement dans un défilé encaissé entre deux falaises ; les soldats, pris face à face en étau, s’immobilisèrent. Ils luttèrent ainsi près d’une heure, en étreinte, puis le corps à corps tout d’un coup se desserra, dans la débandade. Il n’y eut plus que des groupes éparpillés se livrant des combats particuliers, autour d’un énorme tas de cadavres.

Les cadets, mieux entraînés, avaient causé plus de dommages, et se rassemblaient bien plus efficacement ; ils en profitèrent pour s’acharner à la tuerie ; ils se vengeaient de l’humiliation du premier assaut, et de toute la crainte éprouvée pendant la nuit ; ils redoublaient d’effort afin de mieux massacrer leurs ennemis. La gaieté d’un prochain triomphe commençait de les transporter.

Ils allaient crier victoire lorsque leurs propres mercenaires, sur les flancs, poussèrent des hurlements de terreur en pointant du doigt le sommet d’un mamelon ; ils balançaient leurs armes et s’enfuyaient ! Fergus venait de surgir, au galop, suivi d’une cohorte indénombrable de chevaliers. C’était comme une seconde armée. Ils descendirent au champ de bataille tels des faucons, se précipitant les lances pointées. Les Carmoréens avaient fait l’erreur de trop se concentrer ; les cavaliers du roi les encerclèrent dans le mouvement d’une ronde, et ils les décapitaient avec de grands tournoiements d’épées. Les hommes découragés, impuissants, s’abandonnèrent au carnage, et, après quelques instants, un amoncellement de corps sans tête jonchait la plaine. Par deux fois, Fergus réitéra la manœuvre ; ce fut suffisant pour mettre en fuite les derniers défenseurs, qui s’éparpillèrent dans la campagne. Le soir, on apporta au roi la tête de Moïnn, sur un plateau.

Fergus pénétra victorieux dans Aëldin. Comme les habitants avaient cru leur ville sur le point d’être livrée au pillage, ils le reçurent dans une débauche de liesse. Les prêtres chantaient au pied des temples ; les femmes se précipitaient pour embrasser les hommes ; la foule entassée sur les remparts criait sa joie, dans les grondements des tambours.

Trois jours plus tard, le roi repartait. Il gagna en moins d’une lune la totalité du « grand nord », le septentrion de l’île d’Alfällon.

Il avait le peuple pour lui, les gens des campagnes, ceux des bourgs et ceux des villes. Tous travaillaient à son triomphe. Les forgerons s’épuisaient au labeur, consolidant les lames, en fabriquant sans arrêt de nouvelles, grâce au fer qu’ils collectionnaient de toutes parts. Chaque jour, l’armée recevait des pains, des fruits, des poissons. Des bergers avec leurs troupeaux arrivaient continuellement des montagnes, et les offraient gratuitement. L’on acceptait n’importe qui voulait se battre, à présent : les estropiés, les adolescents s’approchant par bandes, les bandits, la crapule en fuite, et même les vieillards graves, qui tremblaient sur leurs chevaux.

Quand il se fut définitivement rendu maître du nord, le roi commanda l’établissement d’un grand campement, au sommet d’un plateau rocheux dominant la campagne environnante, à l’entrée de la Pointe-aux-Cerfs.

Les tentes s’élevèrent, par milliers. Leurs extrémités dépassaient des palissades ; cela ressemblait à une ville flottante, car les auvents tremblaient, et les voiles, comme respirant, se soulevaient sous les frissons des zéphyrs. Derrière, la mer battait les falaises ; devant, de longues plaines, traversées par des chemins aux bords desquels poussaient des fleurs légères, bombées, pareilles à de petites coupoles en dentelle blanche, menaient jusqu’à la cité de Valmenhir.

Fergus avait dans l’idée d’attendre là qu’affluent les derniers renforts, car il continuait d’en advenir et son armée grossissait de jour en jour, puis de bondir en direction du sud. Il ne doutait point que sa campagne serait rapide et victorieuse.

L’agitation était à son comble. Partout, les hommes d’armes étalaient leurs affaires ; des valets roulaient des drapeaux, d’autres portaient en haletant, à pleins bras, des bouquets de lances lourdes comme des troncs. Les étendards claquaient avec furie. Les écuyers s’affairaient dans un sens et dans l’autre, courant partout, bousculant les désœuvrés, communiquant des ordres en criant. Des mercenaires ivres se réjouissaient la coupe à la main, autour de feux qui brûlaient çà et là, en crépitant. Les chevaux piaffaient. Le sol était jonché de lames ébréchées, de morceaux de boucliers fendus, de carcasses, d’épluchures. La bruine crachait contre les toiles des tentes les embruns des vagues. Ça sentait la terre, la mer et l’homme.

Souvent, le roi Fergus montait sur une sorte d’éminence de pierre, plantée dans la terre, ayant la forme d’un châtelet minuscule ; les barrières du camp y couraient de part et d’autre. Debout au sommet de ce promontoire, il plissait les yeux, et restait à contempler l’horizon pendant des heures, les sourcils froncés, les lèvres pincées.

Une nuit, sans prévenir personne, il s’échappa et partit dans la campagne. Il suivit un petit chemin de terre qui courait au milieu des terres. La mer s’entendait dans le silence de la campagne endormie. Comme le ciel était dégagé, les astres répandaient partout des clartés pâles. Le moindre filet d’eau miroitait d’étincelles blanches, et les restes des pluies scintillaient tels que des lucioles. Les arbres faisaient au milieu du paysage des masses noires impénétrables. Les touffes d’herbe, ballottées comme des ondes, formaient dans l’ombre des mouvements indistincts, et paraissaient un océan tranquille oscillant dans un froissement doux. Les criquets chantaient ; parfois, le cri d’une chouette, ou d’un hibou, passait dans l’air.

Il songeait à Varlam, à Féodor. Peut-être espérait-il croiser leurs fantômes dans les ténèbres ? Comme un homme près de mourir, des images lui revenaient : ses enfants, quand ils s’égayaient avec les bergers parmi les moutons bêlants ; le soleil illuminant les flancs trempés des collines, et les grandes chevauchées vers les lacs célestes ; mais aussi la douleur de Tullia, la sublime charge de ses fils, et leurs derniers instants, sur la montagne des cadavres. La haine lui coupait le souffle. Son projet vengeur, qui n’était plus désormais que la ruine tout entière de Belgarod, lui traversa la tête ; une force l’environnait, et il regardait vers l’est, en serrant les poings.

Mais déjà, une ligne au loin, qui pâlissait l’horizon, poussait les nuages lourds péniblement ; le soleil s’élevait dans des rougeurs, et les sommets des arbres, les crêtes baignaient dans le jour tout juste naissant.

Il revint au camp. Les guerriers réveillés commençaient de s’agiter ; il passa au milieu des salutations. Les hommes d’Eldoheld, avec leurs tuniques bouffantes, resserraient les cordes de leurs longs arcs ; ceux d’Elfaín, qui portaient des casques d’or avec des aigles sur le cimier, aiguisaient leurs lames accroupis dans la terre ; les vierges d’Elivogor, fortes comme des hommes, s’en allaient au bain dans les eaux glacées de la rivière, en contrebas des coteaux. Les géants de Dorohim avaient le visage rougi par le froid, et des buées sortaient de leurs narines, grosses comme des naseaux de chevaux ; les chevaliers de Goméryll, au long de la bordure des marais, se trouvaient déjà aux exercices : de grandes croix étaient dessinées sur les plastrons légers de leurs chasubles, en acier doré, hérités des âges antiques ; les larges pans de leurs ceintures, en cuir, leur tombaient jusqu’aux genoux ; et ils avaient aux pieds de longues bottes, qui luisaient aux rayons pourpres du soleil levant.

Le roi pénétra dans sa tente ; il appela son connétable.

« Hermoad, dit-il, il est temps. Je marcherai de victoire en victoire ! L’île bientôt sera nôtre entièrement, dussions-nous en recouvrir de moribonds les routes, les champs, les fleuves ! »

Son armée n’était-elle pas dix, vingt fois plus nombreuse que celle éparse des derniers restes de ses ennemis ? Il aurait le peuple avec lui, la nature même, grâce aux libéralités des dieux ; tout s’insurgerait contre les alliés de Carmora !

« D’ailleurs, ajouta-t-il, n’avons-nous pas déjà triomphé ? Regarde ! Le nord est à nous ! Le jour approche où je régnerai comme jadis, du pic de Roëryn jusqu’à la roche de Goétila. À Timanas, à Valmenhir, on acclamera mon nom ! »

Il pensait en même temps :

« Et plus loin encore… on le maudira ! »

Hermoad cependant interrompit son grand discours. Il l’avait cherché toute la nuit ; on avait reçu de terribles nouvelles :

Le fils d’Harald, Fëlladan, venait de reconquérir le sud ; il avait pénétré dans Valmenhir, et il y déployait ses étendards. Ce n’était pas tout : Golvaren était tombée ; et puis Timanas, Niméos, Helgadhir.

« Helgadhir ! s’écria Fergus. Valmenhir !

— Seigneur, répondit Hermoad, le fils d’Harald est puissant. Il commande à peut-être six mille hommes, il a des armes, il a des chevaux. Il craint l’extermination et ne peut toujours pas quitter l’île, à cause de l’océan. Il est blessé et paniqué, il sera furieux. Ne sous-estimez point la bête aux abois ! »

Le roi s’appuya au rebord d’une table.

« Cette guerre ne finira donc jamais ? » répondit-il, dans un souffle.

Ses yeux exprimaient une douleur sans nom. Et il s’apprêtait à lancer par terre sa couronne de toute la force de ses bras, lorsque le soldat qui gardait sa tente souleva la toile du seuil, et parut. Deux chevaliers l’attendaient dehors ; ils venaient de Belgarod.

Fergus tressaillit. Hermoad le retenait par le bras, craignant un piège. Mais le roi se dégagea brusquement, et, déployant sa cape d’un impérial mouvement, sortit pour les rencontrer.