Les Chants de Carmora


 

CHANT XI

UNE VISION

 

Maldar, solitaire dans la pénombre, montait les marches d’un étroit escalier ; il était éclairé seulement par des ouvertures minuscules, disposées au long de la paroi circulaire à des intervalles réguliers, au travers desquelles on apercevait les étoiles.

C’était au palais de Belgarod. Dehors, la nuit était tombée. Des nuages gris, déchirés, près de se dissiper, éclipsaient en partie la lumière de la lune. La ville reposait dans un calme froid, si répandu, que l’on entendait d’ici le sempiternel roulement du fleuve.

Le prince surgit tout à coup à l’intérieur d’un corridor plutôt réduit, à peine assez large pour un seul homme, encastré entre deux murs d’une grandeur écrasante.

Une tapisserie représentant la fin du monde, noire et blanche dans les ténèbres, longeait l’un des côtés. La lune, se découvrant, l’illumina d’une clarté d’argent. Maldar s’était arrêté pour la contempler, avec une sorte de terreur ; il se recula, et demeura un instant le dos collé contre le mur.

« C’est l’univers qui s’effondre ! » songea-t-il.

Et il se rappela le Völorán, le poème de l’achèvement des temps.

« Les frères tueront les frères, les fils violeront les lois sacrées du sang, et l’horreur régnera parmi les hommes. Les géants du mal emprisonnés derrière les remparts du royaume de sous la terre, avec le chien des enfers, le serpent géant qui dort dans les montagnes, et le loup cracheur de feu, retenu par une chaîne en airain, avaleront le soleil, puis s’élanceront à l’assaut de la cité divine. Tout s’écroulera dans un grand fracas. Alors, les dieux sortiront de leur palais ; ils livreront par-dessus les océans un combat sans vainqueurs et sans vaincus, qui fera de tels remous, que la terre sera noyée ; et tout périra ! »

Il devinait dans l’ombre les figurations des géants, dont les corps montaient jusqu’au plafond ; ils écrasaient les villes d’une seule main, brandissaient des masses allongées comme des fleuves. Ils commandaient des légions de monstres qui se bousculaient dans un désordre épouvantable, des taureaux avec des corps de dragon, des corbeaux avec des poitrines de femme, dont les battements d’ailes provoquaient des tempêtes, des chevaux à huit jambes, et des poulpes gigantesques, aux yeux exorbités.

« La terre ne sera plus qu’une boule d’eau roulant dans l’univers. Cela durera des années, des siècles, des millénaires… Et puis, le soleil asséchera l’océan ; des terres nouvelles émergeront ; les dieux ressuscités se retrouveront en riant ; et jusqu’à la fin des temps ils boiront ensemble la rosée du matin, dans des coupes d’or, en se remémorant leurs exploits les plus glorieux ! »

Le prince entendait les battements de son cœur. Il ferma les yeux ; puis, guidé par une volonté, il s’avança jusqu’au bout du couloir, écarta un pan de la tapisserie et découvrit une porte en bois, garnie de ferronneries en argent, formant des sortes de feuillages entrelacés. Il la poussa. Elle s’ouvrit, silencieusement, sur une vaste pièce.

Des chandeliers presque éteints terminaient de se consumer, laissant la salle aux trois quarts plongée dans la pénombre. Les fumées pâles des parfums, qui brûlaient çà et là, faisaient dans la nuit des brumes grises, rappelant dans leurs élévations des spectres s’étirant. L’on discernait vaguement, dans un coin, un coffre massif en bois de chêne, avec des arabesques d’or entremêlées, pareilles à des branches de lierre, et de grosses serrures en fer, dont les faibles lueurs de la nuit ne dessinaient qu’imparfaitement les contours trop rudes. Un archebanc longeait l’un des murs ; des peintures, dans les panneaux du dossier, représentaient les allégories du désir, de la mort, de l’amour ; mais ces figures blanchâtres, voilées par l’opacité, avaient l’air d’autres fantômes. Des espèces de cordelettes moirées se tordaient paresseusement sur le siège, en sifflant.

Il y avait à côté une petite table, et autour des tabourets avec des pieds obliques en forme de corne, tendus de lin. Une armoire pesante, disposée contre un mur, enténébrait encore la pièce. Elle était pleine de poussière, et d’une maussaderie sinistre ; il semblait toujours au prince qu’elle devait ouvrir sur un monde inférieur, ou bien qu’elle renfermait quelque ignoble créature. Ses panneaux tenaient par de longues barres en fer forgé ; les verrous dorés luisaient faiblement aux halos de la lune ; l’on apercevait à peine les colonnettes aux angles des montants, ainsi que les têtes de loup ornant les serrures, car des plantes grises, avec des feuilles énormes, poussaient de part et d’autre du meuble, et l’ombrageaient en le frôlant. Un peu plus loin, des robes, des étoffes débordaient d’un dressoir ; et derrière, sur une haute estrade, un lit somptueux trônait superbement.

C’était un lit encourtiné de grands pans de soie, avec un matelas en lin fourré de plumes, sur lequel étaient étalés des courtepointes, des fourrures, des coussins. Les rideaux étaient ouverts. Une cheville nue, pendante hors du matelas, s’agitait légèrement, par soubresauts.

Le prince d’Iscarod s’approcha sans faire de bruit. Il heurta du pied un bocal, qui s’en alla rouler bruyamment. Il s’arrêta un moment, n’osant plus même respirer, jusqu’à ce que tout fût redevenu calme.

Lobélia dormait adossé à un épais coussin de velours pourpre. La lune, achevant de déchirer quelques restes de nuages, projeta ses clartés diffuses contre le corps de la sorcière. Son bras droit, levé, était replié sous sa tête ; de la main gauche, elle retenait dans des plissures un drap blanc, d’une légèreté vaporeuse ; il ne lui couvrait que les hanches, depuis le bas du nombril jusqu’au haut des cuisses. Sa jambe gauche passait par-dessus sa jambe droite, et son pied débordait de l’encadrement du lit.

Ses lèvres remuaient ; elle rêvait.

Maldar la contempla. Comme elle avait la tête penchée, ses cheveux tombaient le long de son cou. Ses paupières tremblaient d’une vibration imperceptible ; sa respiration, égale, relevait sa poitrine gonflée régulièrement, et cela excitait le désir du prince.

« Tu es belle ! souffla-t-il en la dévisageant. Si belle !… »

Il se mit à genoux et commença de baiser son pied, sa cheville, le visage rouge et la poitrine palpitante.

La magicienne tressaillit. Elle ouvrit les yeux. Les chandelles s’éteignirent en fumant. Elle se couvrit les seins gauchement, replia les jambes tout à coup ; mais le prince la retenait, et il criait plaintivement :

« Reste ! Je t’aime ! Laisse-moi te toucher ! » en tendant les bras, en montant sur le lit.

Lobélia se ramassa sur elle-même, par instinct ; elle était toujours surprise, égarée dans la torpeur du sommeil.

« Ouvre-toi !… ne me retiens pas ! Ce serait trop cruel !… »

Elle reprit soudainement ses esprits, et se laissa faire, en reconnaissant la figure pâle du prince d’Iscarod.

« Maldar ! dit-elle d’une voix qui le charma. C’est toi ? Mon prince ! »

Elle déploya les bras. Et lui, s’y jetant, plongea les mains dans sa chevelure, effleura son ventre, son dos, et lui murmura des douceurs amoureusement.

Ils s’unirent. Quand ils furent las tous les deux, le prince lui demanda, négligemment :

« À quoi rêvais-tu ?

— Je ne rêvais pas, seigneur, répondit-elle avec un sourire. Je voyais… »

Et elle s’étira en soupirant, pareille à une chatte. Mais le prince insistait :

« L’avenir ? »

Elle rouvrit les paupières.

« Ne sais-tu pas que des hommes et des dieux, seul Aémyr connaît le secret de la Sagesse et de l’Intelligence, et peut regarder l’avenir ? Il a bu dans la coupe d’Älfedda une gorgée de l’eau du puits gardé par les fils d’Odéryr, en échange de ses prunelles. Il rêve de ce qui sera ! Quand il se couche sur le dos, dans la forêt d’Olddolë, il a la conscience de la terre qui tourne et du mouvement des astres.

— Et le miroir ? »

Elle exhala un hideux sifflement, la langue entre les lèvres.

« Oublie-le ! C’est une pacotille… une farce de charlatan ! D’ailleurs, Mellëador n’est plus.

— Alors, qu’as-tu vu ? Parle ! Dis-moi ! »

Elle lui dit qu’elle avait eu des visions d’un grand voyage.

Deux chevaliers avaient quitté Belgarod au début de l’automne, par une aube pleine de brume. Ils avaient d’abord longé la lisière de la forêt de Fëarna ; puis, tourné au sud, et passé par des vallées jusqu’au fleuve Idir. Après l’avoir franchi, au pont du Mordaland, ils avaient traversé le Milliland par les hauteurs des Galles et de Tobarín, et les ruines de Lyras.

Maldar s’était redressé. Il la dévisageait avec insistance.

« Après ? » demanda-t-il sourdement, comme elle gardait le silence.

Elle répondit, d’une voix caverneuse :

« Ils allaient jusqu’au fleuve Éadar, mon prince, l’artère de Skadidor, l’impétueux jumeau d’Idir. »

Ils le traversaient au pont du Morland. Puis ils filaient dans les terres du Mor Tawel, jusqu’à la cité d’Aëlys, du thane Siward.

« Après ? Après ? » disait Maldar.

L’océan s’apaisait enfin ; ils payaient un navigateur ; ils sillonnaient le détroit du Pocéide.

« Ensuite, ils débarquaient à Vëolé, seigneur. En pays d’Alfällon…

— Alfällon !… » répéta le prince.

Il détourna la tête. Il regardait le ciel au travers des rideaux transparents. Et son cœur s’enflammait, tandis qu’il s’imaginait toutes sortes de trahisons.

« Continue, ordonna-t-il enfin. Finis ton histoire !

— Finir ? Mais j’ai tout dit, messire », répondit la magicienne.

Il l’avait réveillée quand elle les avait vus débarquer. Une ivresse furieuse traversa un instant l’âme de Maldar, telle qu’un éclair.

« Cette vision : était-elle venue, ou à venir ?

— Je te l’ai déjà dit ! Elle était venue.

— Et qui donc étaient ces deux chevaliers dont tu parles ? As-tu vu leurs visages ?… »

Mais il connaissait déjà la réponse.

Il sortit précipitamment, gagna les remparts et fit les cent pas sur le chemin de ronde, en observant tantôt la ville endormie, tantôt l’ouest où s’écoulait l’Idir, en direction de Vadérys.

Il s’appuya aux merlons. Il scrutait anxieusement l’horizon, vers le sud. Un orage approchait. Une large colonne de pluie tombait du ciel ; les nuages bas, noirs, démesurés, étaient traversés par des éclats jaunes, qui les illuminaient dans des grondements terribles.