Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

CLÉOPÂTRE

« … Voici mes veines, les plus bleues, à baiser ; une main, que des rois ont pressé de leurs lèvres, et n’ont baisé qu’en tremblant ! »

W. SHAKESPEARE

 

La nuit était tombée lorsque Antoine sortit du palais, en litière à huit porteurs, entouré de sa garde prétorienne. Les braseros, disposés au long du chemin à des intervalles réguliers, rougissaient les pavés, les murs des façades, et jetaient dans la nuit des volutes noires enroulées en spirales, qui se perdaient dans les ténèbres.

L’imperator traversa la place des thermes, puis la via Syriacae jusqu’au port où dormait la galère.

Elle était belle, en effet. La coque, agrémentée d’ornements vernissés, luisait aux éclats des torches multiples, tremblantes, pareilles à des bouts d’étoiles ; et l’on apercevait déjà, au travers des draps de lin encadrant la salle du banquet, fins jusqu’à la transparence, des ombres délicieuses, des courbes érotiques.

Les habitants étaient rentrés chez eux, pour la plupart ; mais l’armée, curieuse, demeurait massée au niveau des quais, devant la trirème. Il y avait les gardes des récentes cohortes, porteurs des lances, en cuirasses d’écailles avec des casques à l’attique, dotés d’aigrettes et de paragnathides, des légionnaires glaives à la ceinture, et même des cavaliers sur leurs chevaux.

Tout à coup, les trompettes éclatèrent à l’unisson, et les soldats réunis acclamèrent le préteur glorieux. Une bataille eût été moins furieuse ! Antoine, le cœur gonflé d’une arrogante fierté, la poitrine soulevée d’orgueil, de superbe et de prétention, avait écarté les rideaux de sa litière ; il saluait de grands gestes du bras l’armée qui l’adorait, le visage fendu d’un large sourire, les yeux pétillants. Il la sillonna sous les vivats ininterrompus, acclamé tel qu’un triple triomphateur, comme si ses hommes eussent voulu concurrencer les précédentes adorations du peuple. Puis, quand les porteurs s’arrêtèrent, il sortit de sa cabine, gravit les marches de la passerelle et pénétra dans la nef, presque en courant, suivi de ses officiers et des conseillers municipaux.

À peine était-il entré qu’il s’interrompit, la main sur le cœur ; il faillit tomber à la renverse.

La muscade et l’encens, la grenade et le cédrat, le poivre et le safran, la cannelle et le girofle, répandus en exhalaisons chaudes, faisaient dans ce temple à la volupté une épaisse buée vaporeuse, dont l’assaut enivrait tout d’un coup les sens. La salle entière était une étuve à parfums. La musique, exprimée d’on ne savait où, jouait doucement une mélodie rythmée, envoûtante, semblable aux airs élevés, subtils, des charmeurs de serpents ; et l’on distinguait au travers des fumées de jeunes danseuses, timides encore, les hanches à peine chaloupées, errantes âmes de lascives Asphodèles. Les clapotements de l’eau calme, contre la coque monumentale, remplaçaient les lourds échos des tambours.

Mais surtout, les lumières avaient frappé l’imperator, comme des foudres. Elles montaient, elles descendaient partout à la fois, en vagues ardentes, abondantes, et des éclats pourpres étincelants, éblouissants, crépitaient quand elles se rencontraient. Penchées les unes en direction des autres, elles paraissaient sur le point d’enflammer l’embarcation géante. Tantôt rassemblées, tantôt solitaires, verticales ou en lignées, tels des rayons, des rigoles de feu, elles brûlaient l’atmosphère, dilataient les pores, amollissaient les chairs.

Il se croyait dans le cœur même du soleil. Il tomba en arrière, deux esclaves le soutinrent et le redressèrent. Alors, une délégation, hommes pâles, noirs, en étoffes multicolores, en turbans emplumés, rois et princes d’Afrique, ministres d’Égypte, seigneurs des sables, et puis femmes poudrées de fard, les cheveux pleins d’or, de broches et de perles, s’approcha de lui. On la fendait, elle s’écarta ; et du feu omniprésent surgit Cléopâtre, la reine d’Égypte, l’héritière du plus grand des satrapes d’Alexandre, et peut-être, en effet, la déesse Isis incarnée !

Elle marchait sur une ligne imaginaire, telle une danseuse, les épaules en arrière, les bras allongés, et seules s’agitaient ses hanches, en balancier. Elle effleurait le sol de ses sandales en papyrus, et s’approchait comme en planant. La grâce qu’elle appliquait à ses mouvements corrigeait la beauté de ses traits, perfectible, et parfaite en cela même.

Sa peau, parfumée d’une huile rare de cannelle, et qui poudroyait d’étincelles aux lumières des flambeaux, étourdissait le regard, à la manière des dallages blancs d’Athènes, qui réfléchissent le soleil au zénith exagérément. Ses cheveux noirs où pendaient des rosettes en enfilade, teints à la noix de galle, n’étaient point tirés en chignon, à la grecque, mais tombaient lisses au-dessus des épaules, jusqu’aux frontières de la poitrine, que les pointes effleuraient ; et l’on apercevait dans leurs liquides écartements les scintillements des boucles d’oreilles, qui étaient des pétales enfermés dans des perles, en cascades. Des fleurs de vigne, des iris, débordaient d’un diadème d’or déposé sur sa tête, au front duquel s’épanouissait un ample lys.

Ses fards la sublimaient. Le mesdemet autour des yeux donnait à ses prunelles des profondeurs d’océan, et ses pupilles semblaient des abysses en leurs cœurs. Ses sourcils fins étaient comme dessinés, sculptés par une divinité ; et ses paupières, couvertes d’un khôl vert de malachite, battaient pareilles à des papillons du Nil. Ses lèvres carmines, embellies d’ocre, de cire et de cochenille, des fruits délicieux à la saveur de sucre, ou de miel, n’appelaient qu’à être goûtées, baisées, dévorées.

Elle ne portait rien qu’une robe opaline excessivement décolletée, qu’une cordelette serrait à peine à la taille, réunie au niveau du ventre par une fibule en forme de soleil, dont les rayons sinuaient, et qu’un lapis-lazuli perçait au centre. Sa gorge, oppressée entre les plongeantes échancrures du tissu et la courbure de l’ousekh, un large collier de tubes en faïence et cornaline, saillait insolemment, et les demi-cercles nus de ses orbes palpitaient, se gonflaient aux modulations de sa marche. Une sorte de voile très léger, en byssus, enveloppait jusqu’aux paumes ses bras cernés d’anneaux, de bronze, d’orichalque et d’argent.

Les discussions cessèrent, la musique se tut. Alors, Antoine, par un prodige, et parce qu’il était fier, se rappela le vrai motif de la venue de Cléopâtre, et dit :

« Cléopâtre, salut ! Voici devant toi la République, l’Ordre, le Peuple et ton Juge ! »

Des murmures s’élevèrent. Mais la reine sourit simplement, et répondit :

« Préteur, voici de l’or de Méroé, des vins du delta, des chères d’Alexandrie ! »

Et rejetant son voile, elle tendit soudain ses bras vers l’imperator et s’écria, d’une voix céleste :

« Et puis voici ma chair, mes veines, mes mains à baiser ! Mes anneaux, qu’ont frôlé de leurs lèvres les généraux, les princes, les souverains… César !… »

Antoine haletait ; incapable de supporter plus longtemps ce regard pénétrant, cette voix suprême, obéissant d’ailleurs aux cordes de sa langue involontairement, il tomba à genoux et baisa l’un après l’autre les doigts de Cléopâtre, sous les vivats de la cour, et le regard sombre de ses officiers. Et dans la stupeur que provoqua cette scène étonnante, nul ne vit que deux suivantes de la reine, Iras et Charmion, la retenaient subrepticement, car au nom de César elle avait elle aussi manqué de défaillir.

Elle s’était souvenue tout en même temps, sans s’y attendre, de ses jours à Rome huit saisons plus tôt, avec l’homme puissant qu’elle avait désiré passionnément, aimé peut-être, ainsi que du bûcher en haut duquel reposait son corps mort, enflammé par le peuple en délire. Elle en apercevait les lueurs au loin, depuis les Jardins ; les ronflements pourpres du feu rougissaient l’abîme de l’univers. Mais la foule italienne qui adorait César la haïssait, elle, et la traitait de corruptrice, car elle avait rêvé qu’il fût roi, et ce rêve avait caressé son orgueil. Elle avait dû s’enfuir sous les huées ; elles résonnaient encore dans ses cauchemars, les nuits de tempête, les nuits où elle se sentait prise par le spectre du dictateur, et convulsait. « À mort le serpent du Nil ! À mort le serpent du Nil ! »…

Mais elle se ressaisit la première et dit, en relevant Antoine délicatement :

« Seigneur, oublions du passé nos désaccords. Voulez-vous ?

— Oublier ! » répondit-il, comme se réveillant.

Cléopâtre avait commis une faute ; le général, aussi vite qu’il s’était laissé charmer, se désenchanta. La sourde irritation, la rage qui dormait en lui reflua dans son cœur, et une colère lui déforma les traits. Son regard, qui changea, devint terrible ; la reine cette fois-ci baissa les yeux.

« Où étais-tu, reprit-il, quand nous combattions les meurtriers de César ? Tu as trahi son cadavre, perfide ! Tu as trahi Octave, Lépide et Dolabella ! Tu m’as trahi, moi ! Et il faudrait oublier ? »

Elle blêmit. Interdite, elle ouvrait les lèvres mais ne savait que dire ; il lui enjoignait de répondre, pourtant. Il la saisit au poignet ; toute la foule se recula, les gardes s’avancèrent. La reine trembla malgré elle, et se sauva par là même involontairement ; car cette secousse infime, qui avait dégagé ses lourds parfums par bouffées, faisait remonter mille souvenirs dans la mémoire du triumvir, et l’excitait à nouveau d’une envie folle. Et il récitait maintenant son discours péniblement, cependant que ses pensées divaguaient, que sa volonté l’abandonnait :

« Nous n’étions donc rien pour toi ? Ta cupidité seule, ton ambition te faisaient nous désirer ? Et tu ne nous aimais qu’à la force de nos bras, pour ce qu’ils pourraient te rapporter ? Oh ! Comme je t’en ai voulu ! Comme je t’ai haïe ! »

Alors, dans la faiblesse de cet homme, Cléopâtre recouvra son intelligence. Elle se dégagea, ferme et lui mol, et d’un ton impérial, en bombant la poitrine, énuméra ses raisons : Dolabella ? Mais elle l’avait appuyé de quatre légions ! Elle lui aurait apporté sa flotte encore, si le vent n’avait été contraire, si lui-même, à Laodicée vaincu, ne s’était enfoncé le glaive dans les entrailles, stupidement ! Cassius ? Mais deux fois il l’avait menacée, deux fois elle l’avait repoussé ; ceux qui l’accusaient de l’avoir soutenu la calomniaient ! Octave ?… Cet avorton ne méritait pas même que l’on le trahisse ; d’ailleurs, sa flotte voguait en mer d’Ionie, tandis qu’ils se battaient à Philippes ; seule la houle, impétueuse, l’avait empêchée d’atteindre les côtes !

Et pour finalement l’amadouer, elle s’épancha en paroles d’amour, lui reprochant de la soupçonner, quand il était clair qu’elle brûlait pour lui d’un sentiment tendre. Elle capturait son esprit par des mots caressants, elle achevait d’anéantir ses intentions, en insinuant qu’elle pourrait s’abandonner peut-être, encore ; et vraiment il commençait de croire qu’elle l’aimait, parce qu’en évoquant les détails de leurs promenades en Italie, et même de leurs premières causeries, à Alexandrie, lorsqu’elle était petite fille et lui commandant de cavalerie, elle lui prouvait qu’elle n’avait rien oublié.

Elle prit ses mains dans les siennes.

« C’est vrai ! disait-il en pleurant, à genoux. Oui ! C’est vrai ! Tu es innocente ! Je suis un misérable ! Ah ! Pardonne ! Pardonne ! »

La musique avait recommencé de jouer ; les soldats s’étaient radoucis ; la cour, sur ordre discret de Charmion, s’éparpillait dans la salle en discussions. Les rois, les princes allaient tenir compagnie aux officiers pour les entraîner loin d’Antoine, et ceux-ci se laissaient prendre volontiers, parce que de jolies femmes les accompagnaient.

Cléopâtre emmena Antoine à ses côtés ; elle lui parlait dans l’oreille ; son haleine le grisait.

« Je craignais que tu ne viennes jamais… »

Il avait déjà repris sa contenance.

« Bête que tu es ! répondit-il. Je ne pouvais manquer de visiter ta galère ! D’en admirer les voiles, les mâts, les ornements ; de t’admirer, toi ! »

Elle rit, découvrant ses dents blanches, poncées pour mieux briller.

« Charmeur ! dit-elle. Tu n’as donc pas changé ?

— Moi, non ! Mais toi… Est-ce possible ? Tu es de plus en plus ravissante, et je te reconnais à peine !

— Est-ce la Grèce, imperator, qui te fouette le sang ? Ou bien le zéphyr torride qui gonflait mes voiles, et du désert apporta les chaleurs ? »

Antoine, absorbé tout entier dans sa contemplation, demeura silencieux. Cléopâtre le guidait, victorieuse. Après quelques pas, elle écarta un rideau, et d’un geste circulaire lui montra la salle du banquet, spectaculaire.

Il poussa un cri.

De multiples tricliniums en écailles de tortue, étoffés de broderies ornées de symboles hiéroglyphiques, avec des coussins noirs en plumes d’autruche, occupaient tout l’espace. Sur des tables basses en ivoire, dont les pieds étaient d’argent massif, disposées devant chacun d’eux, une vaisselle riche resplendissait, des plats d’or incrustés de turquoises, des coupes ciselés garnies de joyaux, en cristal ou murrhines, des cuillères de bronze.

Il n’y avait pas de plafond ; c’était la nuit étoilée de la Cilicie. De larges tentures de pourpre étendues entre des colonnes de bois, élevées autour de la nef, rappelaient par leurs couleurs, par leurs motifs les paysages d’Égypte, le Nil et les crocodiles, les dunes, les obélisques et les palmiers. Le sol disparaissait sous un tapis de fleurs de lotus, et des statues çà et là, en marbre, représentaient le sphinx, les pharaons, les dieux millénaires.

Le triumvir s’appuyait au bras de Cléopâtre.

« Cet or ! disait-il, en claquant des dents. Ces richesses !…

— Seigneur, répondit-elle en rejetant la tête en arrière, en même temps joyeuse et comme contrariée, ce n’est rien, pourtant ! »

Et elle ajouta les yeux fermés, en se détournant, un peu languissante, un peu ennuyée :

« Tiens, je te fais don de tout ! La vaisselle d’or, les hanaps, les divans et les tentures, les broderies et les statues ! »

Antoine, ébahi, ne put répondre à ce cadeau fabuleux consenti à la façon d’une aumône, car déjà elle l’entraînait aux lits, et s’y étendant langoureusement, le tirait vers elle et le faisait sombrer.

Les convives prirent place. La reine frappa dans ses mains, on apporta les plats, et le festin commença.

Les mets d’Afrique, portés à bout de bras par les esclaves suffoquant, défilèrent interminablement entre les tables, sous les yeux stupéfaits des hôtes qui les suivaient, en salivant : il y eut d’abord les langues de phénicoptère, les chamelles vautrées dans les dattes, de Syrie ou de Thébaïde, les oryx, ces antilopes de Gétulie, les pyrargus, ces gazelles d’Afrique, les œufs de paon et les cigognes rôties.

Les vins de Falerne, de Sétia, de Lesbos et de Chio, le Massique, le Cécube, coulaient à flots et à volonté, des jarres aux canthares, des canthares aux coupes, des coupes aux lèvres. L’ivresse excitait l’ivresse, on chantait des chansons, on renversait les plats, en s’esclaffant. Des danseuses à tambourins, venues de Gadès, s’agitaient entre les services, presque nues, entre les huées viriles.

Cléopâtre cependant, polyglotte, pour impressionner l’imperator commandait le cumin en éthiopien, le silphium en hébreu, le poivre en syrien. Antoine émerveillé la laissait faire, et trouvait aux accents de sa voix plus de délices qu’aux accords des cithares.

Puis, on apporta des plats familiers aux Romains, et ce fut somptueux.

Des sangliers dormaient dans des bassines de champignons, que quatre hommes soulevaient difficilement ; les surmulets flottaient dans le garum ; les cochons de lait farcis de deux, trois et six ans baignaient entre les raves, colorées en six nuances de pourpre ; il y avait des tétines de truie, des cuisseaux de veaux et des gigots de chevreaux, et puis des asperges sauvages, et des artichauts des sables. Les crêtes de coq, les membranes rôtis de palmes d’oie, succédaient aux chapons et aux perdrix, aux foies gras, aux chairs de pintade imbibées de lait d’ânesse.

La moitié des plats était rapportée sans même avoir été consommée ; l’intention seulement de les exhiber les avait fait préparer ; et les officiers, les administrateurs, n’osant toucher aux aliments inconnus, les cigales, les spondyles, l’estomac dilaté pourtant par l’appétit excité, se jetaient sur les scombres, les chevreuils et les scares de Sicile, voracement.

Antoine et la reine d’Égypte, côte à côte, heureux mélancoliquement, tandis que le festin s’allongeait se remémoraient les moments passés ensemble, à Rome. Mais Cléopâtre, tout en remuant ses cheveux, tout en secouant ses étoffes à la dérobée, afin d’en dégager les senteurs et redoubler le vertige du triumvir, songeait à César sans le vouloir, et se mordait les lèvres…

Il aurait conquis le monde, elle l’aurait épousé ; ensemble, ils auraient régné sur la terre entière. Et soumise elle-même aux effets des vins, la conscience endormie par la musique et les rires, par les vapeurs et les fumets, elle s’étendait sur le dos, fermait les yeux, et la bouche entrouverte se rêvait en impératrice du monde, voyageant de palais en palais, naviguant de royaume en royaume, vouée au culte par l’humanité, distribuant les largesses, rabaissant les puissants.

Il n’aurait pas dû mourir ! Son immense entreprise avait brûlé avec son cadavre ; les cendres de son corps avaient été celles de ses espérances !

Elle avait tant cherché à l’oublier, qu’elle y était presque arrivée ; mais la figure d’Antoine, sa brune chevelure bouclée, son nez, son teint, ses yeux italiens, ses habits à la romaine, lui avaient rappelé le dictateur irrésistiblement. Elle ne cherchait que César dans ses traits. Et elle le désirait parce qu’il lui ressemblait, mais elle le haïssait parce qu’il n’en avait que la force, et non l’intelligence.

Antoine également songeait à César sans l’avouer, qu’il avait admiré toujours, et dont la mort avait laissé dans son cœur un vide étrange.

Il se souvenait des grandes campagnes, des séances au Sénat, des fêtes aussi, les triomphes, les Lupercales ; de ses regards superbes qui pouvaient ravir, et foudroyer… puis des poignards des sénateurs !

C’est Brutus, le descendant du meurtrier de Tarquin, qui avait porté à César le premier coup, et le dernier ; et le conquérant glorieux voilé dans les replis de sa cape, après un triste regard à chacun des meurtriers, s’était effondré, silencieux, contre le piédestal où se dressait la statue de Pompée. Dehors, les nuages noirs chargés d’orage rendaient la vaste salle humide et glaciale ; les couloirs que formaient les colonnes, derrière les gradins, disparaissaient dans l’abîme ; le sang, sur le dallage de marbre monumental, avait l’air d’une ombre étalée. Les sénateurs en toge blanche, le bras seul découvert ainsi que le visage, tous levaient leurs lames d’argent, et continuaient de frapper le corps mort inlassablement, en pleurant, espérant peut-être oublier la pitié par la colère.

Il serra les poings. Il s’en voulait de dîner à la table de cette femme, sa maîtresse que Rome justement détestait, parce qu’elle avait plus de raison que de sentiment ; ce serpent venimeux dont l’amour insincère n’avait jamais atteint, n’atteindrait jamais aux altitudes où lui-même avait su l’élever, et saurait encore l’élever, plus tard.

Il la regarda ; elle tourna la tête et lui sourit. Elle était belle ! Son charme agissait ; il ne pouvait détacher ses yeux de ses prunelles immenses ; il ouvrait les poumons pour mieux flairer sa chair, son haleine exotique, incandescente et fantastique, et il éprouvait le désir intolérable de glisser ses doigts entre ses cheveux, de toucher de ses mains guerrières sa peau tendre de Lagide.

Il desserra les poings. Durci du sang d’Éros, soûlé des breuvages, des musiques et des danseuses, il se crut emporté en des cieux mystérieux, abolisseurs d’angoisses, et dans sa transe il oublia tout, les rancunes, les colères, les culpabilités.

On apportait les desserts. Les gâteaux de miel débordaient des plats en forme de trirème ; les raisins, les figues et les poires, les pommes, les amandes et les pêches de Pompéi, montés en pyramides, s’éboulaient parfois sur les esclaves, les convives, et d’autres rires éclataient.

La lucidité d’Antoine l’abandonnait ; alors, Cléopâtre, l’apercevant tout à coup sur le point de fléchir, le tira par le bras et l’entraîna dehors.

Ils se retrouvèrent seuls. L’imperator, halluciné, en même temps qu’il se noyait dans les jouissances, revivait ses pires moments, Modène, la faim, la lie des mares et l’urine des chevaux, l’écorce des arbres et les fruits âpres des buissons ; et il se disait que la fortune, qui le portait tantôt dans l’empyrée, tantôt dans les enfers, paraissait se plaire à ce manège incessant. Son âme était comme accrochée à l’aile d’un merveilleux moulin, dont elle ne pouvait se détacher et qui tournait, tournait, tournait.

Les marins, pendant le banquet, avaient décoré le pont du navire avec des arbres nombreux, des figuiers, des palmiers, des sycomores et des tamaris ; une forêt d’Égypte était apparue, comme ayant poussé des lattes en bois de la nef royale. Des lampions de toutes les couleurs, accrochés à des guirlandes nouées aux troncs, illuminaient les branches. La brise du Taurus, qui soufflait négligemment, était à cet instant plus délicieuse que toutes les femmes, et que tous les vins.

« Où suis-je ?… murmura Antoine, à voix lente, sur le ton d’un homme qui s’endort. Sur quelle terre ?… »

Le bateau tanguait faiblement.

« Sur quelle terre ? répondit Cléopâtre. Mais tu es dans l’Olympe, seigneur ! Avec les dieux, les héros et les déesses… avec moi ! »

Elle écarta son châle et il pencha la tête contre sa poitrine, amoureusement, gonflé de désir.