Antoine et Cléopâtre


PREMIÈRE PARTIE : TARSE

 

Sous l’azur triomphal, au soleil qui flamboie,
La trirème d’argent blanchit le fleuve noir
Et son sillage y laisse un parfum d’encensoir
Avec des sons de flûte et des frissons de soie.

À la proue éclatante où l’épervier s’éploie,
Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre debout en la splendeur du soir
Semble un grand oiseau d’or qui guette au loin sa proie.

Voici Tarse, où l’attend le guerrier désarmé ;
Et la brune Lagide ouvre dans l’air charmé
Ses bras d’ambre où la pourpre a mis des reflets roses ;

Et ses yeux n’ont pas vu, présage de son sort,
Auprès d’elle, effeuillant sur l’eau sombre des roses,
Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.

Heredia, « Le Cydnus »

 

I

LE CYDNUS

Après la mort de Cassius et de Brutus, Octave partit pour l’Italie et Antoine pour l’Asie, où il rencontra Cléopâtre, reine d’Égypte, et dès qu’elle parut à ses yeux, il tomba sous son emprise.

APPIEN

 

Comme le jour se levait, une longue barre lumineuse enflammait l’horizon, la nuit pâlissait, et les premières ombres des collines, des roches, des bois s’étendaient. Mais le soleil à peine paru ne frappait pas encore à pleins rayons les montagnes du Taurus, qui le soir enténébraient les vallées de Tarse, en Cilicie.

La ville s’éveillait.

L’astre d’or filtrait timidement entre les demeures, entre les monuments ; et la poussière qui montait des pavés, se mêlant à celle qui descendait des toits, tournoyait, prisonnière de ces grands tubes de feu. Les acrotères des temples brillaient à la lumière commençante ; les statues sur les places, dans les jardins, paraissaient prêtes à se mouvoir, car leurs yeux scintillaient cependant que la clarté, l’obscurité formaient contre les corps des moires tremblantes. De vastes oiseaux, des cigognes, rassemblées dans les plaines, marchaient à pas légers, parfois claquaient du bec ; d’autres battaient des ailes, planaient, volaient vers l’Orient, allaient en Syrie, en Judée, en Égypte s’enfuir au long du Nil, le Nil qui semble entre les terres un large ruban d’azur et d’argent.

Les rideaux de gaze violette, dans la cité, frissonnaient aux balcons des terrasses ; des volutes blanches, presque transparentes, s’échappaient entre les fines colonnes des sanctuaires ; l’eau d’une fontaine en marbre noire miroitait, et les plantes vertes tentaculaires, qui débordaient des amples vases de pierre, dressaient leurs pointes imperceptiblement. Les fleurs de safran, les colchiques s’épanouissaient parmi les verdures, s’ouvraient à la chaleur de l’aube. Les lourds feuillages des platanes, qui frémissaient au zéphyr fluet de l’aurore, s’agitaient en chuchotements matinaux ; et le vent portait jusque dans les rues les échos des navires craquants, immobiles au port, où affluaient les bateliers en cilice, et les pêcheurs traînant derrière eux les cordes des éperviers. Les charrettes pleines d’amphores, tirées par les bœufs, roulaient sur les dalles au milieu des premiers éclats des voix. Les tisserands déjà s’apprêtaient à peigner les fibres, à les filer ; et les fours en terre des orfèvres, bouchés avec de l’argile pour cuire le nielle, ronflaient au fond des boutiques.

Le soleil enfin se dévoila tout entier, car le divin quadrige gravissait l’envergure bleue du ciel immaculé, irrésistiblement ; et l’orbe en flammes révéla dans sa plénitude l’antique cité, jadis édifiée entre la mer et les montagnes.

Tarse, petite ville avec des maisons blanches, des boutiques, des draperies et des tanneries, était parée comme aux jours de fête, en l’honneur de l’imperator ; les drapeaux déployés palpitaient ; les peintures vernies scintillaient ; et le lierre couvrait les murs des bâtiments, s’entortillait autour des grillages. Le temple gigantesque, à l’est, porté par une double rangée de colonnes cannelées, que terminaient des chapiteaux d’or avec des crosses et des caulicoles, et qui occupait l’espace d’un quartier, était alourdi de guirlandes florales ; et l’on avait repeint les statues d’airain qui encadraient le fronton, monté sur une frise décorée en relief.

Le palais endormi, également embelli, disparaissait sous les draperies de pourpre. Il s’élevait de l’autre côté de la ville, à l’ouest ; bâti à la romaine, il possédait ses jardins, ses cours entourées de portiques, et ses rambardes en calcaire dont les balustres étaient ornées de gravures. La façade était en exèdre, sur deux niveaux, et deux rangées de seize colonnes supportaient les architraves, chargées d’entrelacs et traversées par le milieu de bandes en or.

À l’intérieur, entre les piliers de marbre rose, des moucharabiehs séparaient les chambres et les salons ; là, il y avait des divans, des lits couverts de coussins rembourrés de grosses plumes, des bouquets de fleurs jaillissant des myrrhins, des statues de lions et des bustes sévères, lourdement déposés sur des socles imposants, de marbre, d’onyx ou d’albâtre.

Mais un bourdonnement naissait du ventre du monument ; au milieu du silence auroral, il montait tel qu’une rumeur, et devenait plus mélodieux à mesure qu’il se fortifiait. Trop vague d’abord, indistinct, il s’affermit progressivement, puis s’harmonisa en accentuations régulières, aiguës et graves, tantôt montantes et tantôt descendantes. C’étaient des cordes, des grelots et des flûtes, des voix d’hommes et de femmes, qui formaient un tendre concert dont l’accent évoquait quelque chose du début du monde. Ce bruissement se répétait de salle en salle, et la clarté rosâtre du matin, épandue dans la grandeur des pièces et qui les baignait d’une aura mystique, en multipliait la résonance.

Un homme hirsute arriva comme poursuivi dans l’immense atrium, en longue robe de nuit, d’une soierie fine et presque transparente. C’était le roi de Pamphylie. Il prit sa tête entre ses mains, cligna des paupières, et l’air fauve jeta autour de lui un regard circulaire.

« La musique !… » murmura-t-il.

Et soudain, criant telle une sentinelle dans une embuscade, les yeux maintenant écarquillés :

« Il se lève ! Bacchus ! Et la fête est morte ! »

Il tambourinait contre les portes et frappait du pied les dormeurs. Aussitôt, un tel désordre agita la bâtisse que la musique un moment disparut, ensevelie sous le tumulte d’un affolement. Les gros rois, les princes des vices, les femmes superbes et les courtisanes, les éphèbes tombaient des lits, des bancs matelassés ; on se coiffait, on se maquillait à la hâte ; les toges étaient jetées sur les corps, et les servantes plongeaient leurs doigts dans les coffres débordants, grands ouverts, afin d’en retirer pour leurs maîtresses les diadèmes, les bracelets de corail et les boucles à grelots de perles. Les esclaves allumaient les parfums, transportaient les coupes et couraient dans tous les sens, tandis que la musique de nouveau reprenait, et s’intensifiait plus furieuse, plus proche, plus pressante.

De grandes tentures tombées des hauteurs, brusquement dépliées, changèrent l’atrium en un lieu nouveau, à la fois terrestre et céleste, nuageux et sous-terrestre.

Alors, les rois d’Asie, Amyntas de Pamphylie, Eusèbe de Cappadoce, Sadalès prince des Astéens et des Odryses, Attale de Paphlagonie, et d’autres encore, de Troade ou de Lycie, entrèrent les premiers et se rangèrent sur les côtés, avec leurs épouses et leurs maîtresses portant des bouquets, des coffrets d’encens et de cinnamome, entre les porteurs d’éventails. Puis, ce furent les musiciens, les joueurs de cithare, de syrinx et de psaltérion, les aulètes, avec les jongleurs et les danseurs ondulants, les hanches sensuelles, les bras balancés. Quand ils se furent répandus à travers l’espace, les rideaux s’écartèrent encore, et des femmes déguisées en bacchantes, les seins nus, les poignets tintant de bracelets, les fronts ceints de couronnes de laurier, coururent en riant tout autour des convives ; et puis vinrent des hommes, des enfants vêtus en Satyres, en Pans, des thyrses entre les jambes, brandis comme des phallus.

Un serviteur annonça tout à coup :

« Dionysos ! »

Et Antoine parut.

D’un même mouvement, la foule se précipita vers lui, les bras tendus, les lèvres entr’ouvertes, exhalant des gémissements de plaisir, de prière. Les femmes se ruaient à ses bras ; une pluie de fleurs tombait sur sa tête ; il marchait sur un tapis de pièces d’or. La grande cohorte des rois eût trinqué s’il avait levé sa coupe ; ri, s’il avait ri ; chanté s’il avait chanté. Mais écartant les deux mains, la tête baissée, comme un titan, il cria :

« Dehors ! »

Et la musique instantanément se tut, les éclats des voix se brisèrent en chuchotements, les rois, les princes, les esclaves s’éparpillèrent, et l’imperator, le temps d’un grondement du tonnerre, se retrouva seul absolument.

Il traversa l’atrium, sortit sur le balcon et appuya ses coudes contre la rambarde, languissamment. Il lui semblait qu’une forge brûlait sous son crâne ; aveuglé par le soleil en face, il levait devant lui son bras droit et fermait les yeux, les sourcils froncés ; des nausées formidables, à tout instant, le faisaient tressaillir.

« Ludos ! » appela-t-il, la voix rauque.

Un esclave se présenta, portant une bassine d’eau fraîche. Il plongea la tête dedans, à la manière d’une bête, puis renvoya l’homme d’une poussée rude.

Cette sorte d’ablution l’avait soulagé ; il se redressa, revint à la rambarde, gonfla la poitrine ; et cependant que le jour asséchait son visage, il sentait ses forces lui revenir, sa puissance virile peu à peu se raffermir, s’enhardir sa force de demi-dieu, et frémir sous la peau ses muscles de taureau.

Sa large barbe, son front terrible, son nez d’aigle, attribut des Romains de Rome, à bien des égards suggérait les portraits, les bustes d’Héraclès, dont on murmurait qu’il descendait. Et lui s’exhibant, fier de sa parenté, relevait sa tunique bleue décorée de fils d’or jusqu’à la cuisse, laissait nus ses bras énormes, et portait à la ceinture un glaive d’apparat, rangé dans son fourreau, dont la garde était en ivoire et le pommeau en bois d’ébène. Ses cheveux bruns abondants, bouclés, remuaient insensiblement ; ses yeux prédateurs, d’un noir d’onyx, chatoyaient aux feux du soleil. Un lourd collier, nœud d’Héraclès, pendu à une chaîne en mailles dorées, reposait par-dessus son paisible thorax ; deux bracelets d’électrum incrustés d’arabesques en bronze, en filigrane, dissimulaient la moitié de ses avant-bras, et il portait aux doigts des bagues nombreuses et des anneaux scintillants.

L’homme, le général, déployant ses poumons, gonflant la poitrine et béant les narines, prit une inspiration monstrueuse. Il percevait les puissantes odeurs de la Cilicie distinctement, de son mufle taurin, les longues vignes et les champs d’oliviers, la roche des montagnes, l’humidité des rivières, le Cydnus, la terre des chemins. Les arômes de l’huile safranée se joignaient aux effluves des jarres dans les pressoirs ; plus loin, il flairait l’herbe des campagnes, le sucre des fruits, le sel de la mer… et plus loin, plus loin… la richesse ? — l’amour !… autre chose… la peau, les parfums d’une femme !…

Ses prunelles sous ses paupières closes partaient à la renverse tandis qu’il inspirait plus fort, cherchant à mieux capter les senteurs du monde, à les percevoir plus intensément, à les retenir pour en jouir mieux et plus longtemps. Un incroyable désir ébouillantait ses veines, du ventre infusait dans ses membres, un désir fou, et les poings serrés sur la balustrade, les phalanges pâles, il prononçait de ses lèvres muettes un nom ancien, cher, précieux, un nom étrange et qui était un charme.

Mais il sentait la ville, aussi. Il la contempla. La populace se répandait dans les rues, les galeries et les places ; les marchands étaient sortis devant leurs boutiques ; des bateaux sur le fleuve lisse, avec des voiles blanches et roses, tanguaient doucement, et les auvents, tirés devant les portes des demeures, se bombaient au vent. Des enfants couraient. Des femmes portaient des paniers sur la tête, des amphores, des seaux ; d’autres lavaient le linge dans l’eau du fleuve, l’entortillaient, essoraient les étoffes et battaient les tissus contre des pierres plates allongées, qui faisaient dans l’eau comme une jetée. Partout, les maisons, entassées les unes à côté des autres à hauteurs variables, semblaient un vaste troupeau de moutons statufiés, immobiles au gré des reliefs.

Une brusque agitation attira l’attention d’Antoine. On amenait sur la grande place du marché, située entre le temple et le palais, des planches, des lattes, des tapis, et puis un siège curule en ivoire, à pieds recourbés. Ceux qui ne travaillaient pas, les vieillards, les infirmes, regardaient les soldats monter l’estrade, apporter d’autres chaises pour les greffiers, les scribes et les assesseurs.

C’était en effet le jour de l’arrivée de Cléopâtre. Antoine l’attendait pour la juger. Il s’était promis d’être sévère ; il l’ignorait pourtant, mais le bruit courait sur toutes les lèvres qu’Aphrodite venait trinquer avec Dionysos, boire à sa coupe et manger à sa table, pour le bonheur de l’Asie.

On apportait des coussins, des tables ; on étendait dans les airs des vélariums, entre de longs mâts plantés dans la terre. Une petite foule grandissante, s’approchant, se massait autour de la place.

Antoine, gêné par une pensée, détourna la tête et serra les poings ; des souvenirs montaient en lui irrépressiblement, comme la marée d’un océan, et l’inondaient en même temps d’une joie bestiale et d’une étrange colère, inqualifiable et sourde. D’abord il voulut résister, furieusement, les membres tremblants, le regard effrayant ; mais ses sens le possédaient, et presque toujours ils l’emportaient sur sa raison. Alors, se relâchant, par faiblesse, il s’abandonna aux mortelles effluves du passé ; et tel qu’un déferlement, il revécut ses rencontres avec l’Égyptienne, à Rome, aux jardins transtibérins, quand sur ordre de César il veillait sur elle, et contraint venait lui tenir compagnie aux couchers du soleil.

Ils marchaient lentement, côte à côte, le long des terrasses qui dominaient la ville tout entière, et plus loin la campagne semée de villas. Les cyprès embaumaient l’air alourdi du printemps ; les crépuscules rougissaient les nuages, et ajoutaient leur mélancolie aux appels ardents des saisons chaudes. La reine, de sa voix suave enchanteresse, de miel, lui parlait de César, d’Alexandre, de l’Égypte et de l’univers ; mais il n’entendait que les froissements des pins maritimes, qui se confondaient avec les murmures de ses étoffes, et quand un souffle du vent ravivait ses parfums, la tête lui tournait de désir. Souvent, elle s’arrêtait pour contempler le Capitole, silencieuse ; lui la contemplait, elle, ses robes, ses colliers d’ambre et de cornaline, en pensant à tout ce qu’elle lui donnerait, quand il la posséderait.

Un cri, dehors, le ramena au présent. Tout cela avait-il existé seulement ? se demandait-il. Tant d’années avaient passé depuis ! Tant d’événements, ébranlé la terre ! César était mort ; ses meurtriers, vaincus à Philippes. Il les avait traqués, lui, impitoyablement, et les larmes qu’il avait déversées sur le cadavre du dictateur, pendant l’éloge, avaient été sincères. Mais elle !… la maîtresse de César, la mère de son fils, qui l’avait aimé passionnément, à ses assassins s’était abouchée, le temps qu’elle les avait crus vainqueurs ! Comment avait-elle osé ?… La rage en un instant balaya les souvenirs d’Antoine… car il haïssait désormais l’Égyptienne, dont il ne pouvait pénétrer l’ambition secrète, le rêve inconcevable qu’elle embrassait vraiment, quand elle baisait les lèvres de ses amants successifs !

Le triumvir, doué d’une force surhumaine, avait un cerveau d’enfant et la grossière fidélité d’une bête ; César s’était servi de lui, Octave le manipulait ; mené sans le savoir par ces maîtres de la politique, il parcourait le monde pour étendre de Rome le bras conquérant, pareil à un taureau labourant la terre, que guide un riche fermier ; et parce qu’on aimait encore mieux ce redoutable tribun éloigné du Sénat, on l’envoyait après des caresses aux extrémités de l’Orient, où l’on lui promettait qu’il se vautrerait dans d’infinies richesses. Incapable de comprendre le calcul, trop sensible d’ailleurs à la flatterie, il se soumettait. La naïveté était dans sa nature ; et quand enfin il découvrait ses torts, il mettait à les corriger une fièvre excessive, une âpreté frénétique.

De nouveaux cris le tirèrent de ses méditations. C’étaient les sentinelles sur les murailles, au sud ; elles pointaient le fleuve du doigt en poussant des hurlements. Antoine tremblait, la foule à présent remplissait les rues ; et lui tendait l’oreille, car à ses murmures bruyants s’ajoutait une mélodie lointaine, salée, brune comme le sable des dunes, une harmonie de flûtes, de harpes et de chalumeaux, une mélodie familière.

Des hommes revenaient en courant de la rade, là où le fleuve s’élargit pour former une sorte de lac, en agitant les bras.

« Aphrodite ! criaient-ils. Aphrodite ! »

Et tirés aux manches, ils repartaient vers les navires, entraînant les masses, tels des appâts mordus de mille poissons.

Les terrasses, les balcons du palais disparaissaient sous les rois amassés, les gouverneurs, les soldats, les femmes et les esclaves. Antoine plissait les yeux. Au loin, par-delà les maisons, les murs, les collines, par-delà même une grande courbe du fleuve, des fumées de couleur ocre, bleuâtres et roses, mariées ensemble, qui sentaient la cannelle et la myrrhe, le lotus et le cardamome, s’élevaient dans l’empyrée d’azur, à la manière d’une gigantesque colonne multicolore ; et cette tornade, somptueuse et fantastique, gagnait lentement les quais de la ville de Tarse. Un encens d’Égypte, dont l’odeur embaumait toute la Cilicie, touchait jusqu’aux frontières de la Cappadoce, se soulevait jusqu’au ciel en énormes volutes, d’un blanc tirant sur le mauve.

Les gens n’y tenaient plus. Abandonnant tout, les boutiques, les maisons, les postes de garde, ils se précipitèrent au port et la ville se dépeupla. Antoine, les muscles crispés, se penchait le cou tendu, et pour mieux voir avançait le torse par-dessus la rambarde du balcon.

La flotte apparut.

Une nuée de galères agitait de remous le Cydnus, en rejetant contre ses rives toute l’eau que leurs coques exhaussaient. Au centre, la nef royale glissait, majestueuse, par-dessus l’argent du cours méditerranéen, que battaient en cadence ses rames à monture d’argent. Les voiles de pourpre, immenses, étaient gonflées tels des soleils ; des timoniers, à la poupe, maniaient à plusieurs de géants gouvernails, sous un abri d’or en forme de tête d’éléphant, qui dressait en l’air sa formidable trompe.

Les voiles s’affaissèrent ; on rentra les rames ; et la nef portée par son propre poids arriva jusqu’au port, tranquille comme un cygne sur un lac mené par le vent.

Parée à la façon d’Aphrodite, c’est-à-dire d’un voile unique, diaphane et qui s’arrêtait au nombril, ainsi que d’un fin tissu autour de la poitrine, la reine était allongée sous un baldaquin passementé d’or. De noirs éphèbes, en Éros, portant sur le dos des ailes vastes en plumes de phénicoptère, debout de part et d’autre, l’éventaient par de dansants mouvements, grâce à des plumes d’autruche teintes à partir d’ocre, de craie ou de malachite. Sur le pont, les cassolettes, les brûle-parfum dégageaient les lourdes fumées, entre lesquelles s’ébattaient des servantes en robes de Charites et de Néréides. Elles se prélassaient aux gouvernails, s’accrochaient aux cordages de soie. D’un bras, elles entouraient des paniers, remplis de pétales de fleurs et de poussière d’or ; de l’autre, graciles, elles les jetaient dans l’eau, formant derrière la nef un long sillage bariolé.

La foule foisonnante, émerveillée, avide du spectacle, éblouie par l’apparition divine, se bousculait sur les appontements, débordait sur les rives. Les femmes se prosternaient ; les hommes, les yeux humides, portaient leurs mains jointes par-dessus leurs cœurs et demeuraient béants ; d’autres inconsidérément sautaient dans l’eau, ivres nageaient jusqu’aux navires, le cou tendu vers les femmes, pareils à des marins soumis aux chants des sirènes.

Antoine rentra précipitamment dans l’atrium. Il fit les cent pas interminablement, tout en maugréant. Il y avait un lit ; il s’y jeta et se boucha les oreilles, des deux mains, pour ne plus entendre l’insupportable mélodie des flûtes. Mais immédiatement après, incapable de patience :

« Sosius ! » appela-t-il.

Un homme se présenta, un militaire ; il avait un manteau pourpre, un glaive et une cuirasse noire, ornée de figures en relief d’argent.

« Dis-moi ! » dit le général en se relevant.

Il le prit par les épaules, et planta dans ses yeux ses prunelles fiévreuses.

« Dis-moi ! répéta-t-il.

— C’est elle, seigneur ! C’est elle nécessairement !

— L’accusée ? » répondit Antoine, méprisant.

Mais l’autre balbutiait :

« Non !… Non !… La femme du dieu !… César !… »

Antoine tourna la tête pour cacher ses larmes.

Il revint sur la terrasse. Midi, déjà ; la cité vide s’étendait en contrebas, et la musique résonnait toujours, avec le bruissement du peuple. Les fumées faisaient au ciel des nuages roses.

Un morceau d’or, quelque part au loin, à la poupe du navire peut-être, l’aveugla. Il éprouva le violent désir de sauter du balcon, de courir jusqu’au port de toute la force de ses jambes, de se jeter à l’eau et d’escalader la nef, puis de…

Mais il se raisonna. Quoi ! Avait-il convoqué la maîtresse de César ? — mais sa traîtresse ! Et c’est dans la tunique de l’accusée qu’elle eût dû se présenter, l’implorer à genoux, le prier de ne pas la dépouiller, de lui garder la vie sauve, et celle de son bâtard !

« Seigneur », dit Sosius.

L’imperator ne répondit pas.

Non, il n’enverrait point contre elle ses légionnaires, car elle en perdrait ses charmes ! Quant à la renvoyer, il n’y pouvait s’y résoudre. Alors ?…

Il rentra dans l’atrium. Puisqu’elle voulait jouer, il jouerait, et la prendrait à ses propres règles. Se tournant vers le centurion, il ordonna d’une voix sèche :

« Sosius, pars à sa rencontre avec les rois, l’armée, les juges ; souhaite-lui la bienvenue devant le peuple et convie-la en mon nom, au palais. Promets qu’il sera somptueux ! éblouissant ! formidable ! Qu’il dépassera tout ce qu’elle peut concevoir ! »

Le soldat se frappa la poitrine du poing, inclina la tête et sortit. Antoine le suivit des yeux, le sourire aux lèvres — mais la sueur perlait contre ses tempes, qui palpitaient.

Inquiet, il retourna sur le balcon.

Il pouvait apercevoir, en se penchant vers les quais, s’élevant par-dessus les maisons blanches, les boules de bronze aux sommets des mâts longs en bois d’ébène, barrés des vergues recourbées, qui soutenaient les voiles pourpres triangulaires, et d’où pendaient les poulies et les cordages.

Il ferma les yeux et poussa un profond soupir.

Il haïssait Cléopâtre autant qu’il avait adoré César ; il la haïssait à l’égal des portes des Enfers, pour sa fausseté, ses charmes, ses mensonges. Qu’il était loin maintenant le temps où il la désirait, à Rome en Italie, quand préteur il attendait, d’autres mains supérieures, la poursuite ou la rupture de ses ambitions !

Cléopâtre…

Toujours parée de mille atours, des boucles de jaspe, des couronnes incrustées d’émeraudes, et les yeux cerclés de mesdemet, elle était jeune pourtant, virginale. Mais si sa peau lisse la faisait paraître plus jeune, sa grâce en revanche, sa tenue étaient d’une impératrice des mondes. Le vieux Pater patriæ, l’homme-dieu, le Conquérant qu’inspiraient les génies, Mars fait chair, passa jadis des jours entiers voûté vers ses lèvres, et l’écouta silencieux, lui qui s’ennuyait dans les batailles, lorsqu’elles étaient trop longues. Elle savait l’art de plaire, coquette avec les séducteurs, grave avec les dictateurs ; elle se prenait pour Isis, et elle était adorable ! Son vaste sourire, qui découvrait ses dents blanches de cariatide, creusait alors dans ses joues deux fossettes incomparables ; et les caressants moments dans lesquels elle jouait aux osselets insouciamment, avec les joyaux de ses bagues, dont chacune valait dix royaumes, excitaient d’Antoine les vieux sens de bête humaine, immodérément.

Sans doute sa mémoire l’embellissait-elle ? — pourtant, ses parfums déjà, qui parvenaient jusqu’à lui, et qu’il pouvait discerner entre la myrrhe et l’encens, car il les eût reconnus dans tous les points de l’univers, dépassaient de ses souvenirs la mystérieuse délicatesse. C’était une odeur de sable, de sel et de luxe. Elle sentait comme la séduction.

Le feu d’Éros l’exalta. Gonflé d’un sang nouveau, il perdit conscience de la réalité, et se retrouva seul à côté d’elle, dans une brume. Elle gisait entre des draps d’argent ; il frôlait son front, sa tempe, le coin de ses lèvres du bout des doigts, et sa peau était si molle, si chaude qu’elle semblait en grains du désert ; les paupières closes, elle frémissait, gémissante, et il dardait contre elle ses yeux mangeurs, les narines écartées, dévoré d’envie. Elle allait pencher la tête, ouvrir les yeux, ces yeux verts de serpent ; et quand elle sauterait contre lui pour le mordre, d’une brusque détente, il la saisirait, puis la baiserait sur les lèvres…

Comme toujours, une chose puissante montait en lui cependant qu’il s’abandonnait aux illusions, un effleurement dans son ventre, irritant, qui lui dérangeait les entrailles. À sa faim concupiscente s’alliait cette autre chose, plus morale, et si vive qu’elle devenait la cause même de son désir. Tout entier possédé par la pensée fixe du sentiment, il ne concevait plus le bonheur en dehors d’elle, et se persuadait que de sa jouissance dépendrait sa félicité.

« La reine d’Égypte… » murmura-t-il, le regard errant, aux voiles, aux maisons, aux rues de Tarse fantastique.

Mais Sosius revenait déjà, au galop. Il quitta tout d’un coup l’éther de ses divagations, et porta un dernier coup d’œil à la trirème. Une colère enflamma son cœur.

Un moment plus tard, le centurion pénétrait dans l’atrium.

« Eh bien ? demanda Antoine.

— La reine Cléopâtre, seigneur, a décliné votre invitation. Mais elle vous convie sur son navire, en terre d’Égypte.

— Jamais ! » cria l’imperator.

S’écartant de Sosius, il frappa du poing sur la table en bois, un grand coup qui fit trembler les murs. Mais le centurion, au premier regard, avait été vaincu par l’Égyptienne ; et s’approchant :

« Quel autre choix, seigneur ?… Celle qui est reine en son pays, jamais ne descendra au tribunal d’un empire qu’elle méprise, parce qu’il n’occupe que la moitié du monde. Et si nous tentions de la mener de force à vos pieds, afin de la contraindre à s’incliner devant le trône de Rome, elle n’aurait qu’à tendre ses voiles et partir, car nous sommes dépourvus de navires ! Nous l’offenserions pour toujours ; et son royaume, avec sa puissance et tout son or, nous glisserait tel que du sable entre les doigts. »

Antoine cherchait à se dégager ; le soldat le retint :

« Comprenez-vous, seigneur ? L’Orient qui vous fûtes confié par Octave est trop vaste pour vos bras seuls, fussent-ils de titan. Les impôts levés pour payer les soldes entraînent déjà des colères, en Magnésie, à Milasa : souvenez-vous d’Hybréas ! Comment donc entreprendre la guerre contre les Parthes ? L’argent nous manque, cruellement ; sans la fortune des pharaons, sans les trésors de Cléopâtre, nous sommes faibles et désarmés. Acceptez donc sa main tendue ! Ne manquez pas votre destinée, par vice d’orgueil !

— Non ! répondit Antoine. Je l’accuse d’infidélité, de parjure et de trahison ! Et j’irai boire à sa table ? »

Il cherchait à s’en aller ; Sosius le suivait :

« Vos hommes charmés par ses grâces vous supplient d’accepter, seigneur. Et puis les officiers, les princes, les conseillers ! Il paraît que le festin sera sans égal… qu’elle sera reine vraiment, reine et déesse ! Par pitié, ne nous privez pas d’un tel plaisir ! »

À ce dernier mot, l’imperator tressaillit. Le plaisir ? Il tourna la tête en direction des grandes ouvertures, en arche, qui donnaient sur l’extérieur.

Les vapeurs multicolores continuaient de s’élever dans les airs, en émanations mythiques, et c’était comme une haleine d’Égypte envahissant les cieux de la Cilicie. Les arbres, les plantes semblaient tout secoués de frissons redoublés, de contentement, aux bouffées du zéphyr qui s’intensifiait. La musique entraînante, des tambours, des cithares, ininterrompue et retentissant parmi les rues, les galeries, faisait danser les enfants sur les places, autour des fontaines. On entendait la masse du peuple, nombreuse au port, crier d’admiration et de joie, et de ces continuelles exclamations s’élevaient parfois, puis s’abaissaient, des chants alternativement aigus et graves, tels que des prières au temple, des incantations à la déesse. Des barques de pêcheurs, par dizaine, dont les voilures immaculées faisaient de longs ailerons, voguaient sur le fleuve en direction de la royale trirème. Et entre les parfums se répandaient imperceptiblement des fumets délicieux, prémices d’un insurpassable banquet, d’une fête insolente et sublime, digne des grandes dionysies, mirobolante, orgiaque, divine.

Alors, Antoine baissa la tête et consentit, d’un geste las.